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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-24T16:07:16+02:00

Mais je voudrais vous entretenir d’un autre principe fondamental dans le dogme musulman : il s’agit de la notion de Jihad. Comprendre ce qu’entend l’Islam par jihad est essentiel pour la suite de mon histoire. Revenons-y un moment avant de continuer.

De nombreux versets y font allusion. « Le combat vous est prescrit (II, 216), le combat dans le chemin d’Allah (IX, 24). Combattez les associateurs totalement comme ils vous combattent totalement (IX, 36). Le Jihad est incontournable en Islam et explique mieux que tout autre commandement du Prophète la nature profonde de l’enseignement du Coran. Ce terme est mentionné sous une forme ou une autre près de 250 fois dans le Coran et notamment dans ces quelques versets dont la nature belliqueuse est confondante pour un texte, qui, selon les exégètes de l’islam est censé exprimer paix, fraternité, compassion ou miséricorde : « Combattez [qatilu] dans le sentier d’Allah [jihad] ceux qui luttent contre vous ! Ne soyez pas transgresseurs (apostats ou traitres)… Tuez-les [aqtuluhum], où vous les rencontrerez ; et chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés : la sédition [trahir l’islam] est plus grave que le meurtre. … S’ils vous combattent, tuez-les. Telle est la rétribution des incrédules [koufar : non-croyants, mécréants]. Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion soit entièrement à Allah seul [que l’islam soit la seule religion] » (II, 190-191-193).

Le sens étymologique de jihad traduit la notion « d’effort tendu vers un but déterminé ». Mais pas seulement. La racine du mot est utilisée dans le Coran pour signifier « la guerre dans le chemin d’Allah », et aussi, dans un sens moral pour traduire : le combat sur soi-même pour ne pas se détourner de Dieu. Mais il s’agit là du terme précis : ijtihad (une autre forme verbale, réflexive, la huitième issue de la racine du verbe « lutter »). L’expression « dans le chemin d’Allah » apparaît trente fois dans le Coran. C’est un thème crucial qui est toujours associé à cette notion de jihad que certains commentateurs occidentaux schématisent par « guerre sainte ». Ce thème de combat sans merci contre les infidèles, le jihad, peut donc prendre différents aspects [guerrier ou pacifique], adopter plusieurs stratégies [Hila, Taqiya, diplomatique , tactique], il peut s’inscrire dans le temps et avoir recours à toutes les formes pour faire triompher l’Islam sur toute autre religion. Le croyant doit tout sacrifier pour elle et mourir, s’il le faut, dans la lutte pour la défense ou l’expansion de l’Islam . Le Jihad est sans ambigüité une composante essentielle de l’apostolat du Prophète et l’un des devoirs majeurs du musulman, quasiment au même titre que les cinq piliers, pourrait-on dire. Son importance en Islam est primordiale, ne fût-ce que par son ubiquité dans le Coran, ou par la versatilité de cette expression, ou aussi, en raison de l’insistance d’un tel devoir pour le musulman, comme le relève toute la tradition prophétique, tout autant la Sunna que la Sira.

La notion guerrière du jihad n’est toutefois pas à confondre avec la notion d’ijtihad . Comme le Prophète avait eu le soin de souligner : l’ijtihad est la lutte sur soi-même, une volonté intérieure de dominer ses instincts, subjuguer ses tentations et se détourner du mal. Une guerre intérieure à l’individu qui est plus importante pour le croyant et pour le salut de son âme que le jihad, guerre [extérieure] de conquête de l’islam. Mais point d’équivoque ici : « Dans le Coran, tout indique – ne serait-ce qu’en raison de la référence répétée au jihad – que cette guerre sainte [combat par les armes contre les infidèles] prime sur le jihad intérieur [ijtihad, effort sur soi-même]. La différence entre grand jihad [effort sur soi-même] et petit jihad [guerre sainte] remonte au IXe siècle, avec la fin de la première vague des conquêtes islamiques. » .

Muhammad n’a jamais interdit les armes pour les musulmans, et par le fait même, le droit islamique (Fiqh) donne licence à la force armée . Dans le devoir du croyant, il y a donc bien celui de la participation au jihad armé, à la guerre sainte. Nul doute que celle-ci s’inscrivait dans cet environnement hostile auquel le Messager de Dieu devait faire face dans cette Arabie du VIIe siècle. Il n’empêche, Muhammad considère le jihad comme un devoir pour convertir et propager l’islam en dehors de son contexte régional. Ce que les califes firent dès l’an 630. Muhammad lui-même avait souhaité, encouragé, et avait prédit les guerres de conquête musulmanes, une volonté qu’Al Ghazali dès le XIe siècle rappela : « En effet, les territoires de sa Communauté s’étendirent depuis l’extrême Orient, en couvrant les territoires turcs jusqu’à l’extrême Occident, la mer autour de l’Andalousie et les territoires des Berbères. Mais les territoires de sa Communauté ne se sont pas étendus à travers l’axe nord-sud, comme il l’a indiqué ». Cette citation d’Al Ghazali est éloquente et lourde de sens par sa portée historique. L’insistance des musulmans à étendre leur territoire d’une manière ou d’une autre répond à cette volonté du Prophète d’imposer par la force l’islam aux Arabes polythéistes en priorité, puis une fois ceux-ci convertis de force, d’exhorter les fidèles à combattre les non-croyants, désignant en l’espèce les juifs et les chrétiens. Le Coran par l’appel au jihad n’a de cesse que de propager l’Islam par des invasions armées aux quatre coins du monde, sinon par d’autres moyens.

Ainsi, l’échec des conquêtes musulmanes depuis le Moyen Âge ont engendré d’autres tentatives de propagation de l’Islam, que ce soit par le prosélytisme, ou les croissances démographiques dans les démocraties occidentales, ou la volonté de décoloniser. Pour preuve : tous les pays du Monde arabe, hormis le Liban et Israël, ont islamisé leur société [droit, règles sociales et arabisation] et instauré l’islam comme religion d’État. Quand le Monde arabe islamise ses sociétés et exporte sa population, l’Occident déchristianise et exporte sa science et son progrès économique. J’en suis la preuve ; comment ne pas en convenir ? Qu’importe la méthode, ou la stratégie quand il faut se conformer aux exhortations du Prophète ?

Et il n’en est pas moins, quand même serait-elle refoulée aujourd’hui dans la conscience islamique, cette « idée sous-jacente que l’idéal est de transformer le territoire non musulman en “dar al islam”, territoire musulman ou tributaire ». Qu’il n’y ait rien de plus évident à la lecture du Coran ou des hadiths n’est pas douteux.

Depuis lors, il en est également de cette volonté et cette ambition qui reviennent comme un leitmotiv dans notre Communauté, comme une idée de chevet, qu’inévitablement le monde entier se convertira à l’islam. Une Communauté, pour laquelle l’expression, « la vague islamique » semble être une antienne, souvent une obsession, dans les discours de l’enseignement coranique ou dans les morales ou la rhétorique islamique, alors même que cette croissance de la population musulmane au XXe siècle, et il faut bien admettre l’évidence et sans doute rien autre chose, n’est jamais que la conséquence et la résultante en premier lieu 1) de la natalité galopante commune à tous les pays en développement, également, 2) de l’opposition de la société musulmane à la contraception des femmes, et enfin, 3) de la baisse de la mortalité due aux progrès de la médecine et de la pharmacologie occidentales.

Au XXe siècle, la forte hausse de la population musulmane dans le monde est la conséquence bien moins de l’attrait du message prophétique ou du succès du prosélytisme islamique que de la natalité et du déclin de la mortalité. Et ce dernier phénomène ne résulte que des progrès de la médecine et de la recherche pharmaceutique dans les pays occidentaux de tradition judéo-chrétienne. Avant cela, les pays musulmans n’avaient connu dans leur histoire que des chutes de population en raison d’épidémies et de conditions de vie précaires. Pour la Sunna, rien ne s’avère aussi primordial que ce devoir de jihad pour gagner le reste du monde à l’Islam, et asseoir sa domination, pour ainsi accomplir la prophétie de Muhammad. Le jihad armé le cède maintenant au jihad démographique.

Je dois avouer que, dans les versets et hadiths guerriers, c’était la nature violente de certains vocables qui personnellement m’indisposait, davantage que les exigences avérées de crainte du châtiment, de punition et de malédiction ; comme si le Coran ne pouvait être autrement qu’une contrainte et une injonction. Si pour les chrétiens, la morale et le dogme sont unis, si l’espérance, la contrition, la repentance ou la charité sont autant de qualités spirituelles indissociables, il n’en est pas ainsi pour nous, musulmans. En peu de mots, s’il faut s’échiner à résumer ce qui dans certains cas ne peut l’être, je dirais que, même s’il postule que l’homme est radicalement mauvais en considération de l’idée de péché originel (qui n’existe pas en islam), le christianisme croit en l’homme. Il croit en sa rédemption, par la médiation de Jésus issu de Dieu, convaincu d’un homme qui aime son prochain, quel qu’il soit, confiant en la beauté de la nature humaine issue de son héritage helléniste. L’islam en revanche instruit une conception bien plus sceptique.

***

Analysons un peu maintenant l’éthique islamique, la nature contraignante des prescriptions du Coran et du caractère parfois enflammé qui s’en dégage. Il y a que notre religion ne pense rien obtenir de l’homme que par la contrainte, comme s’il n’y eut rien à retenir de lui. Elle considère qu’il faut, par la seule soumission à la volonté de Dieu tout puissant et à celle de son Messager, constamment réprimer la nature humaine par l’interdit et la sanction. Moins que de lui obéir, comme dans l’antiquité grecque, ou de la maîtriser comme dans le christianisme, l’islam refoule la nature de l’homme autant par les proscriptions que par un dogme intransigeant, et par la soumission à ses innombrables rites.

De surcroît, l’Islam est exclusif, ne concevant la tolérance qu’au sein de sa Communauté : à l’exclusion d’elle, point de salut pour l’individu, car elle est définie, normée par le Coran . Et celui-ci prône une fraternité uniquement entre musulmans : l’amour du prochain, la charité ou le pardon se limitent à la Communauté avant toute chose, à son entre-soi islamique. Le croyant est tenu à un principe : protéger sa Communauté en toute circonstance contre les infidèles. Et s’il fallait en douter, les versets (II, 191 ; 217) sont là pour le rappeler : s’en prendre à un musulman est un crime plus grave qu’un meurtre (que les mécréants soient des mekkois polythéistes, des juifs d’Arabie ou des chrétiens) ; pour mieux dire, de nos jours : tuer un juif ou un chrétien est moins préoccupant que de s’attaquer à un musulman.

Seule la foi importe en Islam, et de façon liminaire, il me fâche de dire que le reste compte peu. Ce qui conduit au paradis ou en enfer, c’est le fait de croire ou pas en l’unicité de Dieu et en l’islam. Il faut reconnaître toutefois que les prescriptions éthiques et le sens moral du bon musulman sont clairement énoncés dans le Coran . La rétribution ne sanctionne le croyant dans l’au-delà qu’en fonction de sa fidélité à Dieu, de l’intensité de sa foi et se soucie moins de ses autres actes ; et je dirais presque qu’ils importent peu, puisqu’il suffit d’être musulman pour se préserver de l’enfer. En revanche, l’incrédule, le mécréant, au contraire, quelle que soit l’exemplarité de sa vie, est voué à l’enfer ; oh oui ! Cela est rappelé dans plusieurs versets . Cependant, je me disais en mon for intérieur, comme j’observais que les innombrables guerres entre musulmans qui ont jalonné leur histoire, que cette idée de paradis ou d’enfer était somme toute relative. Quel besoin que Dieu nous aide : si notre Communauté n’est pas foutue de se réconcilier ici-bas, comment voudriez-vous qu’elle le fasse là-haut ?

Mais revenons un instant sur la normalité de la violence de nos Textes et à sa banalisation au motif de la défense d’une foi. Je suis amené à penser qu’en tant de paix, et dans une société légale et pourvue d’institutions et de lois, une Fatwa prônant une incitation au meurtre est à tout le moins un délit. Mais tuer au nom d’un principe, est-ce un crime ou non ? C’est cette sanction divine liée au prix du sang qui déjà creusait un hiatus, que dis-je, un abîme moral entre deux échelles de valeurs, deux conceptions de société : celle de l’Arabie islamique, de droit divin d’un côté, celle de droit naturel (donc civil) prônant le respect des droits de la personne et la défense des libertés individuelles, de l’autre. Rousseau le résuma d’une courte phrase dans son « Contrat social » : « Rien ici-bas ne mérite d’être acheté au prix du sang humain ».

Certes le Coran énumère dans les sourates V et XVII une liste de péchés et d’interdits en y associant des degrés de gravité, mais l’ambigüité du Texte a pu faire les frais de certains abus au niveau de leur interprétation. Il en est ainsi du meurtre au nom de l’Islam . Il est toléré s’il est justifié ou juste , quand il n’est pas ouvertement revendiqué. De ce fait, peut être pris à la lecture de certains des versets (explicitement dans [XVII, 33] et [II, 191 & 217]) qu’un meurtre serait excusable, voire toléré (« s’il est juste »), et partant, donné à entendre aux moins scrupuleux qu’il puisse éventuellement être légitime, ou moralement moins grave, voire moins condamnable.

De sorte que l’on retrouve in extenso un certain nombre de versets qui exhortent à punir ou châtier, à combattre ou tuer les non-musulmans ; pour un texte dédié à la tolérance, à la sagesse et à la miséricorde, cela est tout à fait singulier. C’est que dans le Coran, les versets louant ces dernières vertus le cèdent trop facilement à d’autres, moins regardants sur la violence ; dans notre Texte, le combat prend le pas trop vite sur la bienveillance, l’indulgence ou le pardon. À défaut de le justifier, on légitime avec fierté l’assassinat d’un infidèle ou d’un ennemi de l’islam. Partant, je ne pouvais faire autrement que de m’étonner de trouver au meurtre une quelconque explication humaine et miséricordieuse, même dans un tel contexte de guerre civile et de lutte pour imposer la religion dans cette partie du monde. Car, « le meurtre, était un bien aux yeux de Muhammad lorsqu’il servait la cause de Dieu. La paix devait être rompue si elle barrait la route de l’islam » . À ceux des défenseurs de l’islam qui confèrent une certaine légitimité à ces exhortations, je réponds que Dieu, s’il en est, ne peut pas décemment ordonner à l’homme de tuer son prochain, ou alors, il faut redéfinir ce qu’est la vertu sur terre et dans le Ciel.

Une chose est certaine : entre cette violence de l’islam et moi, j’avais ma conscience ; elle était là pour m’en garder. Que tant d’autres de ma Communauté pussent s’accommoder de la violence ou du meurtre avec autant d’âme et non moins de nonchalance, sans en être quinaud, restait pour moi une énigme. Sinon à ce que ces croyants tiennent forcément, ceteris paribus , que le Coran est une prescription d’un état de guerre : « ô Prophète fais le jihad contre les mécréants et les hypocrites » (IX, 73), et que si nous sommes en temps de jihad éternel, le meurtre n’est alors plus un crime, il est tolérable comme un acte de défense de son territoire. Tout s’expliquerait donc : le crime n’en est plus un, car le musulman se considère en guerre. Si bien que ne pouvant l’accepter, du moins ne voyais-je pas comment Allah le miséricordieux, pouvait prôner à ceux-là mêmes qu’Il avait créés, de s’entretuer en son nom. Il reste, de bon compte, qu’il s’agit d’une logique absurde, pour un croyant, et je l’étais.

Et je faisais donc observer à Khalil, dans un discours qui n’en finissait pas, que derrière tous ces interdits, ces rituels liturgiques, l’on retrouvait la loi islamique : elle détermine les devoirs et les droits du musulman, et aussi son attitude, à mesure de la sphère extérieure à la Communauté. La vie du croyant est normée sur celle de Muhammad pour tout ce qui concerne non seulement le culte, mais également son mode de vie, sa démarche intellectuelle, son éthique et sa conscience, et son comportement face aux non-musulmans. Le Prophète est le modèle parfait, l’exemple à suivre. C’est ce qui justifie qu’il existe chez les musulmans tant de prénoms désignant le Prophète : « Muhammad », « Ahmad », Mahmoud, « Mehmet » (version turque de Muhammad, laquelle correspond à Mahomet dans la littérature occidentale) pour si peu de « Jésus » ou de « Moïse » chez les chrétiens ou les juifs. De cette exemplarité, le droit musulman s’en inspire dans sa totalité à travers les écrits sacrés du Coran et de la Sunna. Quiconque en déroge, transgresse la Loi, n’adhère pas aux normes, est banni de la Communauté, car il s’égare du droit chemin. Pas de salut possible pour lui : puisque son salut ne dépend que de sa foi seule et qu’il ne peut se repentir ; le transgresseur est dès lors voué à l’enfer sans qu’il lui soit permis de former quelque espoir. Il en va de même des chrétiens et des juifs. Ce qui les unit dans le malheur, c’est l’inéluctabilité de ne pas échapper à l’enfer, s’ils choisissent de demeurer incrédules. Comble de cynisme, le musulman transgresseur peut même éviter l’enfer lui, s’il se repent, ou… s’il tue un mécréant, lequel ira le substituer dans la fournaise ! Qu’une telle chose paraisse invraisemblable, ahurissante, pour une religion, eh bien, soit ! Sauf que ce ne l’est point, c’est l’affligeante réalité. Alors, tout à trac, comment s’étonner que le croyant, afin de se conformer à la loi islamique, prenne exemple sur le Prophète.

Et il me peine davantage justement d’admettre le problème d’une telle exemplarité ; car en vertu de celle-ci, la Sunna en appelle à son imitation dès lors qu’il est le modèle suprême pour tout musulman. Partant, la normalisation de cette violence dans les Textes entraîne sa légitimation dans la Sharia et le droit islamique (Fiqh), lesquelles ne peuvent se concevoir qu’à l’aune de ces textes puisque le religieux et le juridique ne se peuvent dissocier ; une prescription du Coran a automatiquement force de loi.

En conséquence, comme l’islam est la seule vraie religion (LXI), la seule vraie direction (II, 73), la meilleure Communauté (III, 110), le parti de Dieu qui aura la victoire (V, 56), car « c’est Dieu qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion en dépit des associateurs (chrétiens et juifs) » (IX, 33), la violence en est ainsi sacralisée, prise de confiance, établie comme norme et ne peut être qu’une inspiration pour la vie du musulman. Il en est d’autant plus navrant que le caractère divin des Textes de notre religion légitime la violence, et que sa conséquence en est déplorable pour l’ensemble de ses âmes.

Du reste, pour le Coran, il ne peut avoir de fraternité avec les autres religions, notamment le judaïsme et le christianisme. Il y a certes les trop nombreux versets qui exhortent au meurtre religieux (entre autres les fameux [II, 191 & 217]) d’un côté ; de l’autre, il y a les tenants du discours apologétique qui se complaisent à prouver que le jihad n’est rien sinon un effort personnel sur soi-même. Pardi ! Faut-il d’ailleurs tenter de faire raison quand le Coran (III, 7) et la Sunna exigent de ne pas justifier ou expliquer la parole de Dieu ? Mais, quoi qu’il en soit, que servent des mots face à la violence divine, si ce n’est qu’on puisse la rappeler et s’en remettre à la prudence de chacun pour être juge ? Le problème en Islam, c’est que chacun n’est justement pas autorisé à juger en dehors de la Communauté, de la Sunna ou de l’Ijmaa.

Mais au juste, puisqu’il suffit de les réciter, qu’est-il nécessaire d’expliquer ces versets , me direz-vous ? Là est sans doute le problème : « Vous qui croyez, combattez (qatilu) ceux des mécréants (koufar – c’est-à-dire non-croyants, ou infidèles) qui sont proches de vous (vos voisins)… » (IX, 123) . À cette lecture, doit-on s’étonner de la banalisation de la violence au sein de l’Umma, de sa justification dans le combat du musulman pour faire triompher sa religion par tout moyen, y compris le meurtre ? Et qu’en est-il de l’avenir d’une société occidentale démocratique comme les États-Unis (terre de jihad), mon pays d’adoption et celui de mon père, qui accueille en son sein des musulmans, si Dieu exige d’eux de combattre leurs voisins ou de prendre comme modèle le Prophète ?

Treize siècles après sa naissance, que ne doit-on envisager de réformer la parole de Dieu contenu dans le Coran pour y extraire le courroux d’Allah et que seule subsiste la beauté de la dimension divine qu’il contient ? Aussi bien, s’il ne fallait songer à le reprendre en sous-œuvre, du moins s’agirait-il de penser, au XXe siècle, à le reconstruire sous une forme moins sentencieuse, dépourvue de ses menaces et de sa violence à l’encontre des non-musulmans, dans un style moins délayé et redondant, pour donner à ce texte une interprétation moins contradictoire, et parvenir à une prose moins décousue. Impossible, me diriez-vous ? Ah ! Allons donc, tout cela est si sacré ; soit, mais pourquoi ne pas l’envisager ? Afin que notre Texte puisse jeter sa vraie lumière sur sa relation à Dieu et ainsi mieux situer sa valeur à l’aune de ce que l’âme humaine peut entendre d’un récit divin ?

***

Mais parlons un peu plus du traitement de la violence dans le Coran, puisqu’il le faut bien, étant donné la trame de mon récit, et les conséquences que celle-ci entrainent pour la notion d’exemplarité attachée au Texte ; arrêtons-nous un moment sur le langage gnomique, les sentences, menaces et autres injonctions ; penchons-nous sur le meurtre ou son incitation, que l’on rencontre dans les sources coraniques.

En tant que j’en pourrais juger et pour donner toute ma pensée sur ce sujet, je ne peux me retenir de croire qu’il est moins utile de punir un délit, qu’il n’est nécessaire de le prévenir. L’interdit est-il le meilleur des remèdes ? Chose défendue, chose désirée, dit le dicton. En cela, si le Coran prévoit moult prohibitions et sanctions pour guider le musulman dans le droit chemin, est-ce bien la plus sûre recette vers la vertu ? Qu’il s’agisse du crime, commis sous l’emprise de la passion ou de la folie, ou du meurtre organisé en temps de guerre à l’instar de la période au VIIe siècle à Médine, ne pouvait-on leur octroyer des circonstances atténuantes ? Sans doute, car il est ainsi que sa nature peut dépendre du contexte dans lequel on tue ou de la motivation de la main qui commet le crime.

Bien ! Mais n’aurait-il pas mieux valu qu’il n’y eût simplement pas d’assassins comme exemples entre autres choses dans une religion ? Je pense en disant cela à certains des récits du Coran, de la Sunna ou de la biographie du Prophète qui mentionnent ces meurtres. Car enfin, s’il faut admirer l’assassin sans nécessairement prendre part à un vaste complot, comment prend-on qu’il faille pour autant l’encourager en se prosternant ? Et vous me faites la morale qu’il est essentiel d’empêcher le crime ? Mais comment qualifieriez-vous un appel à tuer un homme après avoir médité sur un message divin ?

Eh oui ! Me direz-vous, il faut de tout pour faire un monde ! Rien n’est parfait ni dans le bien ni dans le mal. Bien. Mais pourquoi s’acharner alors davantage sur les faiblesses de l’homme, sans reconnaître ses vertus, s’il n’est pas musulman ? Si le scélérat a ses vertus, comme le vertueux ses insuffisances, pourquoi dénoncer le chrétien ou le juif honnête, sans condamner le musulman criminel ? N’est-ce pas dangereux que de traiter de même le vice et la vertu, le meurtrier et la personne de bien ? Et ne me dites pas que l’exhortation à tuer, la condamnation à mort, ne pousse pas au crime ! Ne me dites pas qu’un exemple divin n’est pas le meilleur moyen de convaincre ! De surcroît, je vous le demande, peut-il être moral de justifier le meurtre « quand il s’agit de soi et promettre le châtiment quand il s’agit d’autrui » ? Et n’est-ce pas du reste une manière de le légaliser : si l’on accepte de tuer au nom d’une religion, quelle qu’elle soit d’ailleurs, et la chrétienté ou le judaïsme ne sont pas en reste, n’est-ce pas reconnaître une « nature divine pour le crime ? » Il n’en reste que, quelque certain que l’on soit de la gravité d’un tel délit, si le meurtre est comme disait Sade, qui en savait un bout en matière de crime, un attribut divin, pourquoi l’homme serait-il vertueux ? Et d’ailleurs pourquoi dissocier tant la vertu du vice s’ils doivent se réunir dans le même cercueil ? 

Néanmoins, si l’homme est responsable et jouit de la liberté de pouvoir juger et de la vertu, et du vice, dès lors, où prend-on que l’on puisse justifier d’une même manière que des hommes puissent châtier leurs prochains au nom de Dieu, et à la fois, croire au Jugement dernier : « Combattez-les (les infidèles) ! Dieu les châtiera de vos mains » (IX, 14). N’était-ce pas convenir que le musulman se substitue à Dieu sur terre ? Dans ce cas, à quoi sert la crainte du Jugement dernier si Dieu peut punir ici-bas de la main d’autres hommes ? Un paradoxe, n’est-il pas vrai ? De là, que peut bien valoir le Jugement dernier si des hommes s’occupent de cela sur terre au nom de Dieu ? Car, l’Islam ne comptant que sur la justice divine, pourquoi dès lors ne pas simplement abandonner le pécheur à la destinée du ciel, en espérant de sa justice qu’elle venge ses méfaits ? Au nom de quoi et de quel droit des hommes peuvent-ils s’arroger ce pouvoir divin, si ce n’est au nom de l’islam ? Ainsi de Dostoïevski dans « Les Frères Karamazov », déclarant que l’immortalité c’est « de la terre, atteindre les cieux, mais pas abaisser les cieux jusqu’à la terre. ».

S’agissant de la loi islamique et sa place dans la société musulmane, je suis amené à songer que sans un fonds de vertu il n’y a point de loi ; une société civilisée peut faire respecter ses lois à la condition que l’homme puisse dissocier le bien du mal ; à défaut, comment voulez-vous qu’une loi soit comprise ? Oui, certes, le but de l’islam est de faire la distinction entre le bien et le mal, séparer le licite de l’illicite, à travers le respect de la parole divine, telle qu’elle est révélée dans le Coran. Croire en l’immortalité, c’est croire en l’existence d’un jugement dernier. Le redouter, c’est croire au châtiment ou à la récompense, corollaire du bien et du mal ici-bas ; dans l’au-delà, à la peur de la sanction divine, vient s’ajouter en Islam la recherche des douceurs du Paradis. Dès lors, pourquoi se priver ici-bas de loi profane pour organiser la société afin de substituer à la justice divine, celle des hommes ? Si c’est bien les actes des hommes qu’il s’agit de juger sur terre, dans ce cas, quoi de mieux que la loi des hommes pour le faire. En d’autres termes, d’où vient que la Sharia puisse s’autoriser d’exclure toute autre loi, en particulier celle des hommes, s’ils sont les premiers concernés  ? Car, dès lors qu’on tue au nom d’Allah, et que vous me dites que ce n’est pas un crime, pourquoi ne pourrait-on alors tuer au nom de soi et simplement attendre le jugement dernier. N’est-ce cela la définition du crime impuni s’il n’existe pas de loi civile ?

Mais si chaque chose dans une vie ne vaut qu’à sa place et à la mesure que l’on s’en fait, se pose alors le problème de la Sharia dans une société moderne. Que vaut un culte si son dieu tue et nie l’homme : comment alors interdire qu’on tue ses semblables en son nom ? Et de toute façon, vous me direz pour enterrer un tel débat sur l’islam et faire comme l’athée : la vertu et le vice, tout ne se confond-il pas dans le cercueil ? Certes, j’en conviens, il s’agit dans le Coran de châtier davantage les instincts que les principes, car notre Texte s’attache à prévenir et sanctionner l’immoralité de l’homme ; à contraindre sous la menace l’incroyant à se convertir, à le soumettre à l’islam (istislam), le ramener dans le droit chemin. Mais de la menace à l’effet dans la parole d’un prophète, il n’y a qu’un pas : on punit également ces mêmes principes quand ceux-ci s’opposent à la volonté de l’islam. L’idée est que Dieu écrase l’homme sous le poids de son destin, les affres de ses châtiments, afin de contrôler sa vie.

Selon la Tradition actuelle et depuis plus de dix siècles, Allah est absolu, tout puissant, auquel rien ne peut être associé. Muhammad, son Envoyé, tient une place à la fois implacable et apaisante. Implacable, car telle est la volonté divine, inscrite dans le destin de chacun ; et le Prophète est intraitable avec tous ceux qui s’opposent à sa volonté y compris ses proches tels que son oncle Abou Lahab et sa femme, objets de malédictions violentes dans la sourate CXI. Mais le Prophète a aussi un rôle apaisant : il est en quelque sorte le truchement entre la terre et le ciel, l’intermédiaire qui transmet le message de Dieu. Et Dieu et ses anges de manière fort étonnante répondent à son Messager en priant aussi pour lui (XXXIII, 56) – ce qui justifie d’ailleurs l’eulogie associée au nom du Prophète en Islam. Cela le rapproche davantage de Dieu et confirme son intercession entre Dieu et les hommes.

Car en Islam, si le Prophète prie Dieu, la réciproque est aussi vraie. Et comment ne pas être étonné de savoir que Dieu prie pour son Prophète (c’est que l’on s’attendrait à l’inverse pour une religion) ? Il y a que c’est une eulogie des plus courantes dans la société islamique : littéralement, « que Dieu prie pour lui et pour son salut », qu’on préfère souvent traduire par « Que la bénédiction et le Salut de Dieu soit sur lui ». Ainsi donc, si rien ne peut être associé à Dieu en islam, en revanche, le Prophète s’en rapproche singulièrement pour un être humain. Ce verset (XXXIII, 56) n’est-il d’ailleurs pas en contradiction avec le dogme du Coran incréé ? Ainsi, à l’instar de l’abîme qui sépare le maître de l’esclave, le ciel de la terre, le Messager arbitre en permanence la parole de Dieu et les préceptes que l’homme doit suivre pour atteindre le paradis.

Apaisante, sans doute. Mais en Islam, cette dualité est impitoyable pour le profane, et inexorable pour le croyant qui doit s’en remettre à la puissance divine, à une prédestination déjà écrite pour lui sur une table divine, le jour de sa création. Comme le mécréant, le profane (ou le laïc, ce partisan de la loi séculière plutôt que la loi islamique), quant à lui, est un être misérable face au Dieu implacable. Face à la grâce toute puissante, il ne peut qu’être voué à l’enfer, au châtiment d’Allah : ici, où le musulman invoquera la fatwa ou l’application de la justice islamique, le laïc, lui, fera référence au droit civil, au juge républicain et à la justice pénale, l’un parlant de devoirs et de justice divine, l’autre de code civil et de lois séculières ; là où le musulman soulignera sa foi en son destin, le laïc fera appel à la raison, au déterminisme ; là où, pour les uns, il s’agira de consensus de la Communauté (Ijmaa) ou d’analogie à la Sira (vie du Prophète) pour les questions sociétales absentes du Coran ou de la Sunna, les autres penseront valeurs démocratiques, morale civique et institutions de gouvernance ; s’agissant de religion d’état pour les musulmans, les séculiers invoqueront la gnose, ou la foi intime et personnelle ; enfin, là où l’imam évoquera Dieu pour justifier le droit du croyant, les autres s’en remettront simplement à la justice civile, et seulement pour ceux qui le souhaiteraient, à l’homélie du prêtre.

Pour finir, ayant dit et avec le plaisir de dire volontiers ce qu’il y a lieu de dire, je rappellerais que maints versets du Coran font référence à des expressions violentes telles que menacer, châtier, frapper au cou, tuer, exterminer, massacrer, faire le jihad, etc. Et je n’ose penser qu’il puisse être pertinent de défendre le bienfait des punitions ou le mérite des châtiments quand le bien en est souvent pour ses frais, ou quand les menaces divines ont si peu d’effet sur les hommes. Et d’ailleurs, à quoi bon punir dans ce monde si Allah pardonne les mauvaises actions quand il y a repenti, ainsi que l’illustre Al Ghazali : « Mais je suis fortement enclin à pardonner… à celui qui se repent, croit, œuvre pieusement et se laisse guider » (XX, 82), un principe que l’on retrouve dans bien d’autres versets .

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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-22T15:07:24+02:00

CHAPITRE I

1 – Escale à MOSCOU

« Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eussent pas laissé leur libre arbitre ? Et quel mérite eussent-ils eu à en jouir s’il n’y eût eu sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal  » ?

D.A.F. de Sade, « Dialogue entre un prêtre et un moribond  »

« C’est le propre de l’homme : il a tendance à trop nommer ce qu’il ne parvient à connaître. »

— Khalil, crois-tu que nous pouvons exister sans la parole divine ? Quand même elle seule permettrait de faire la distinction entre le bien et le mal — le louable et le blâmable — un musulman ne pourrait-il néanmoins disposer d’un sens moral personnel indépendant du Coran ? D’où tient-on que la pureté de la foi ne puisse être compatible avec la conscience de l’homme, ou avec son libre arbitre ? Sans me prêter l’intention de nier l’existence de Dieu ou de l’origine divine du Coran, ne pourrait-on simplement concéder à l’homme la pertinence de débattre du rôle de sa propre conscience, de revendiquer ses actes ou son droit à décider lui-même de la place de la vertu dans son âme ? Si tant est d’ailleurs que l’on admette que l’homme ne puisse posséder de sens moral sans la Révélation (le Coran), pourquoi faudrait-il néanmoins considérer que la vertu, comme la morale, ne pût être immanente à l’homme, sous prétexte qu’il n’en eût pas les capacités, comme l’animal ?

Il était cinq heures du matin, ce samedi 2 septembre 1989. Ce vol qui m’avait conduit de New York à Moscou avait été interminable. Épuisé, je m’étais affalé dans un fauteuil de cette salle lugubre de l’aérogare moscovite Shermyetevo. J’étais en transit. Ma destination finale : Sanaa, capitale du Yémen du Nord, où, après neuf années à New York, je devais prendre mes toutes nouvelles fonctions au Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). J’attendais ma correspondance pour Le Caire et m’entretenais de mes propres pensées, quand me vint à l’esprit la dernière conversation avec Khalil, mon ami de Naplouse, palestinien et musulman sunnite, comme moi ; étudiant à la New York University où il préparait un master de sciences politiques, il m’avait revu une ultime fois avant mon départ de New York.

Comme un rêve qui refait surface après une nuit agitée, cette discussion, qui fut autant de réponses restées en suspens, semblait à jamais fixée dans mon esprit. Ce jour-là, comme il était de mise entre nous, il me souvient de l’avoir inlassablement questionné, qui jamais ne paraissait épuiser les thèmes de ses réponses. Attablés au Café Dante, au coin de Macdougal et Bleeker Street, dans cette rue étroite de Greenwich Village à Manhattan, nous étions à refaire le monde une dernière fois, dans le crépuscule blême des tout derniers jours d’août 1989, un moment entre chien et loup où le diable ouvre ses livres, sans que toutefois nos propos se dispersent avec la nuit qui s’installait ; Khalil, l’intellectuel, le brillant étudiant en sciences politiques, et moi, tout récent diplômé de Columbia University, mon subha à la main et la cigarette toute proche de mon « macchiato » ; deux jeunes Palestiniens exilés à Manhattan.

— Khalil, crois-tu que la réflexion morale et spirituelle d’un croyant puisse exister indépendamment de celles des autres ? Ne pourrait-elle être individuelle, personnelle ? Pourquoi fallait-il la reléguer, comme le dispense la Sunna, à un simple exercice collectif ?

Sans que lui ni moi l’eussions vraiment recherché, nos discussions hebdomadaires de ces derniers mois avaient traité de questions existentielles liées à l’islam, notre religion : à notre relation à l’Islam, dans la mesure qu’il nous tenait, qu’il se rendait maître de notre âme, de notre nature comme de notre liberté. À l’approche du XXIe siècle, qu’en est-il de ce culte dont l’ostracisme et la rigidité transforment ses fidèles en fervents sectateurs, et de ses adeptes, en font de simples spectateurs, à défaut de les laisser être les acteurs de leur propre vie ? Par Islam j’entends la civilisation islamique ; avant tout une religion où le destin d’une vie n’est qu’une dépendance absolue de la volonté d’un dieu unique et transcendant, Allah. Mais aussi, un culte avec ses tabous, sa liste interminable de prescriptions et de prohibitions, de proscriptions, de châtiments, de normes et de coutumes.

Certes, nous étions musulmans ; mais ne pouvait-il en être autrement pour nous qui vivions à New York, une ville où les religions pouvaient si facilement s’égarer, en l’absence des rites quotidiens de cette Communauté, si aliénants dans la vie d’un musulman ?

Je me souviens encore de sa réponse. Il avait allumé sa cigarette, le regard mélancolique, puisque je m’apprêtais à quitter New York quelques jours plus tard pour aller au Yémen du Nord y débuter une nouvelle carrière, continuer une autre vie. Et je savais que je ne l’aurais plus à mes côtés, Khalil, mon ami, mon frère palestinien, avec toutes ses réponses savantes qu’il faisait valoir avec tant de talent oratoire.

— Vois-tu, me dit Khalil, jusqu’au XIIe siècle en Islam, avec l’œuvre de l’Andalou d’Ibn Rochd , Dieu lui-même est raison. Durant ses premiers siècles, l’Islam concédait à l’homme la liberté d’agir librement en puisant dans sa réflexion personnelle les principes de sa foi ; la démarche spirituelle du croyant était alors plus individuelle, se cantonnait davantage à la sphère privée et complétait les devoirs et enseignements du Coran et de la Tradition, la Sunna . Alors, pourquoi la Sunna jugea-t-elle par la suite de dénoncer puis de proscrire le libre arbitre ou le recours à la raison humaine, comme celui du droit à la spiritualité personnelle, au motif que qu’ils seraient une entrave à la puissance de Dieu ?

Eh bien, ce n’est en fait qu’à compter du XIIe-XIIIe siècle que la Sunna estima que le Coran ne pouvait être autrement qu’une révélation inséparable de Dieu, incréée, une substance divine et intemporelle : la puissance de dieu sera finalement jugée hors d’atteinte de la raison humaine. La Sunna considéra le Coran dès lors inaccessible à la déduction, à la pensée humaine, quand les conditions de sa divulgation resteraient toujours incertaines. Outre que cette transmission du Coran au Prophète par l’ange Gabriel eut lieu durant à peu près vingt-trois ans, dans des environnements différents et curieusement dans une prétendue “langue arabe manifeste ”. Mais il y a que l’arabe littéral n’existait pas encore à cette époque ! Il y avait bien le syriaque et l’araméen, le grec ou le latin. Le dialecte Quraychite de la péninsule était alors un vernaculaire syriaque ou syro-araméen, l’ancêtre de la langue arabe selon les linguistes. De cette sorte, je comprends que s’il doit y avoir une langue sacrée en Islam, cela ne peut donc être que ce dialecte Syro-Araméen. L’arabe n’existait pas encore sous sa forme actuelle au VIIe siècle, en tant que véritable langue écrite ou homogène dans son expression . Soutenir que l’Arabe est la langue sacrée du Coran est un abus qui ne sert qu’à en renforcer son arabitude, à assurer l’emprise des Arabes sur la religion musulmane.

Personnellement, je me pose même la question de savoir en quelle manière et dans quelles circonstances le Coran avait, durant quelque vingt-trois années, été transmis à Muhammad. Par quelles paroles compréhensibles à un être humain l’archange Gabriel avait pu le révéler, si ce n’était en dialecte arabe Quraychite (les partisans du Coran incréé rejettent cette interprétation) ! Et c’est bien pour justement prouver que le Coran est bien la parole de Dieu que son Messager dévoile l’existence dans les sourates LXIII et LXXXI d’un être supérieur qu’il a vu à l’horizon (l’archange Gabriel). Dans une autre, il est évoqué la propre origine divine du Livre saint et sa préservation sur une “table bien gardée” près de Dieu, sans davantage de précisions (LXXXV, 22). Et pour une meilleure preuve de la nature divine du Coran, les exégètes et penseurs islamiques assuraient enfin que le Texte est tout simplement inimitable, qu’un être humain jamais n’eût pu écrire une telle œuvre (ainsi qu’il est précisé dans les sourates X, XI et XVII). Sa révélation ne peut dès lors être autre chose qu’un acte divin, un miracle. Dont acte.

Mais, dès lors qu’il s’agirait d’une transmission ésotérique que seul le cœur d’un messager élu de Dieu aurait pu entendre, comment peut-on se fier à l’authenticité d’un tel texte, une fois celui-ci transcrit en arabe classique ? Si la Sunna considère que le Livre saint ne peut être traduit, au motif que sa valeur théologique ne serait plus la même , dès lors, pourquoi avoir transcrit le texte en arabe classique, au lieu de le conserver tel qu’il fut révélé par l’ange Gabriel ? Que n’a-t-on conservé comme vulgate officielle la dictée du Coran par l’ange Gabriel à Muhammad en dialecte du VIIe siècle ? Et si l’on a déjà traduit le saint Livre une première fois en arabe littéral, en vertu de quoi la Sunna refuse de légitimer d’autres traductions. Serait-ce pour défendre l’arabité de notre religion et la mainmise des Arabes sur le Coran ? Ou bien éviter que d’autres exégètes ne puissent mieux analyser notre Texte ? Aussi bien, que pouvait avoir notre Texte de si réfractaire à la pensée humaine qu’il ne fallût que le réciter, rien de plus ?

À tout prendre, pour ce qui est du consensus admis sur l’islam, pourquoi celui prêté à l’ensemble des croyants (Ijmaa), cette norme collective, primerait-il face à la pensée individuelle, à la réflexion spirituelle de chacun ? Eh bien, pour nous autres, musulmans, l’histoire n’eût-elle été bien autrement si les courants traditionalistes de la Sunna n’eussent imposé de la sorte le futur de l’islam ? Et il en fut ainsi, puisqu’ils le jugèrent ainsi ; et cela fait huit siècles que perdure cet arbitraire féroce, illogique à la fois, mais qui sûrement a su entraîner l’islam, de toute son intransigeance, dans un déclin indiscutable. Donc, s’il s’agit d’une pensée, d’un dogme dominant, du moins doit-on convenir qu’il s’en faut bien qu’il l’ait toujours été.

Pour ces puritains de l’islam, les traditionalistes irréductibles qui décident de la Sunna et de l’Ijmaa, l’homme est soi-disant incapable de ressentir un fond de vertu de manière immanente ; il ne saurait avoir de gnose, car il est dépourvu de sens moral propre. D’une telle sorte, les versets du Coran, leur intelligibilité, leur compréhension et leur valeur théologique, comptent bien moins que la présence divine dont ils sont porteurs. Pour eux, l’islam est avant tout et ne peut être autrement qu’un Livre révélé, mot pour mot, celui de la parole de Dieu. Pour ces traditionalistes, qu’est-il besoin de comprendre le Texte, s’il est de toute façon hors de portée de la nature et de la raison humaines ? Il ne tient qu’au croyant de l’apprendre et le réciter pour faire entrer Dieu dans son cœur, dans son âme. Pour eux, la pratique de la foi ne se limite donc qu’à lire et mémoriser le Coran pour s’imprégner de Dieu, pour prier et méditer. Pour ces gens-là, ceux de la Tradition actuelle, il n’importe d’interpréter ni de comprendre le sens du récit prophétique, ni même de porter un jugement sur la contradiction de certains versets, dès lors que la parole de Dieu est de toute façon inaccessible à l’humain. Pour eux, le discernement de chacun est futile, comme si l’on ne pouvait que s’égarer en raisonnant ; allons donc ! Ne fallait-il plutôt songer à bannir leur raison que la raison ?

De là, l’individu est peu de chose en Islam. Pour eux, seuls comptent le collectif des croyants et le témoignage de la foi, comme le prescrit la Tradition. Et par toutes ces raisons, cette orthodoxie de masse, coercitive, intransigeante, n’est que réfractaire à l’individu et à la grandeur de son existence propre et indépendante. Un sort ô combien lamentable pour le musulman !

Oh ! Et cela ne s’arrête pas là ! Il en va ainsi du poids de nos interdits, si contraignants, si nombreux qu’ils en deviennent des obsessions. Car enfin, il serait vain de douter que pour la Sunna, si le Coran est le Livre sacré de l’islam, c’est également un lectionnaire pour diriger les musulmans. Si sa morale juridique — mais aussi le droit qui en ait tiré (Fiqh) — est de faire le bien et d’éviter le mal , elle tend néanmoins à regarder l’éthique humaine comme binaire : à savoir, une opposition élémentaire entre le licite et l’illicite, le pur et l’impur ; elle le fait par le biais de prescriptions et de commandements, de sentences et de châtiments. Certes, il n’est que normal d’admettre que le Coran contient dans certains versets, notamment ceux de la sourate V , maints éléments de législation, et requiert leur stricte application. Mais, sur les points de jurisprudence non évoqués par le Coran, le Fiqh puise sa source dans la Sunna et également dans les travaux de juristes islamiques. Et ces derniers ont posé la règle de l’interdit en l’atrophiant à une norme censée uniquement dresser la frontière entre le licite et l’illicite. Par la suite, de nos écritures sacrées, ils n’en ont fait qu’un recueil de devoirs et d’interdictions, laissant le croyant sans liberté ni raison, ou fort peu.

Si interroger c’est déjà enseigner, tâche donc de te poser la question : crois-tu que cette approche de la religion peut faire accéder l’homme à l’esprit de responsabilité ? Ne penses-tu pas au contraire qu’elle l’affaiblit, lors surtout que le Coran enseigne que l’homme est comptable de ses actes, et qu’il aura à en rendre bon compte au Jugement dernier ? De nos jours, nous en avons un exemple patent avec la personne, qui, trop soumise à des normes de vie ou trop dépendante d’un maître, d’un régime ou d’un ordre social, perdrait alors la notion d’imputabilité de ses actes dès lors qu’il tend à s’en exonérer ou à s’en débarrasser sur les autres, sur le système qui absoudrait ainsi l’individu. L’assistanat en est une forme quand la charge de l’individu est partagée avec d’autres et, par ce fait, est absorbée par une société qui l’entoure trop, l’étreint ; il en est de même en Islam : on accoutume le fidèle à un secours communautaire de l’âme qui dès lors ampute ses capacités à juger de la place de la foi et de son sens moral dans sa propre existence.

De plus, que ne faudrait-il parler du dogme du destin, qui est écrit dès la naissance sur une table sacrée ? Ne penses-tu pas qu’il dédouane trop facilement le croyant de ses actes sur terre ? Du moment que ce dernier dépend entièrement des décisions d’un destin déjà inscrit par Allah, le Tout Puissant, dès la naissance, dès lors, peut-on juger l’homme responsable de ses actes, même partiellement ? Et si Dieu ou la Providence étaient en fait les uniques responsables, comment justifier alors l’existence du jugement dernier ? Est-ce logiquement l’homme le coupable ? De là vient que le Coran ne puisse rien tant que règlementer la vie du musulman et brider ses libertés.

Je devais avoir l’air ahuri de celui qui fait mine de comprendre ce qu’on lui explique, à tel point que Khalil interrompit son laïus pour me dire :

— Pourquoi me regardes-tu avec des yeux ronds ? Comprends-tu ce que je raconte ? 

À ces mots-là, je lui répondis simplement oui, tout d’un trait. Alors, Khalil poursuivit :

— Je veux en venir maintenant à tous ces interdits qui finissent par assommer le croyant : ne crois-tu pas qu’ils tendent à traiter l’homme comme un animal, telle une créature dépourvue de sens moral ? Hegel disait que c’est la prise de conscience qui distingue l’homme de l’animal, à la manière d’un sujet responsable et sachant. Voilà d’ailleurs pourquoi celui-ci ne se suicide pas, car s’il n’a pas de conscience pour le guider, du moins a-t-il son instinct pour ne point se sacrifier vainement. Et quand bien même ce le serait, il ne le ferait pas pour aller rejoindre de magnifiques jeunes vierges au paradis, si l’on peut parler ainsi ; il n’est pas fou l’animal !

Eh, oui ! Voilà. C’est ce que je retenais de la savante explication de Khalil, mon frère : c’est ainsi que parfois j’interpelais Khalil, comme l’usage le permettait entre musulmans, entre musulmans seulement. Puis je m’assoupis quelques minutes à demi affalé sur le siège de cet aéroport, les pensées repues de ses longs raisonnements et réflexions dont ils m’avaient abreuvé depuis plus de huit ans.

***

Je me réveillais subitement lors donc que la nuit noire de la campagne moscovite faisait place à l’orée du jour. Quelques employés de l’aéroport commençaient leur journée d’un pas lent. Comme ceux d’un hôpital, les néons baignaient la salle d’attente d’une lumière criarde. Elle rehaussait l’aspect délabré des quelques rangées de sièges en plexiglas gris. C’était un décor dans l’esprit bolchevique : des couleurs fuyantes avec le temps, une salle vieillotte, un plafond de lames d’aluminium ocre, de taille inégale, et ce sol de ciment lissé, encrassé par un entretien négligé ; une impression d’abandon se dégageait.

J’étais recru de fatigue, vidé par mon précédent vol en provenance de JFK. De Moscou, je devais rejoindre Le Caire pour prendre une correspondance avec la compagnie Yemenia, direction Sanaa. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, le décalage horaire m’avait ôté tout réflexe, comme si mon cerveau fonctionnait au ralenti, en écho au monde qui m’entourait. L’ambiance de ce hangar un peu pourri me collait le bourdon. J’en tenais un léger mal de crâne, les tympans encore bouchés par l’approche bien trop énergique du pilote ; il avait brusquement fait piquer son avion vers la piste d’atterrissage comme s’il avait oublié qu’il devait poser son appareil avec un peu de douceur, qu’il n’était plus pilote de chasse. Je me demandais ce que je pouvais bien fiche dans un pareil endroit, l’aéroport Shermyetevo, un ancien aérodrome militaire de Moscou qui accueillait des civils depuis une dizaine d’années. Pas grand-chose n’y avait changé, je suppose, difficile de faire plus crasse. Pour l’Administration soviétique, les civils ne méritaient guère mieux que les militaires, les étrangers, encore moins, cela s’entend, surtout s’ils venaient du camp capitaliste. Nul cadeau à faire à ces gens-là. Heureusement, je n’étais là que pour un peu plus de deux heures. Arrivant de New York, j’étais l’unique passager en transit dans cette salle cloisonnée en sorte que les Soviétiques ne pouvaient jamais être en contact avec les étrangers.

Bientôt six heures. Une paroi de verre d’une partie de la salle donnait sur la zone des vols nationaux, où une cinquantaine de voyageurs attendaient patiemment, sans se parler, les instructions d’embarquement d’un vol intérieur. Sur leurs visages résignés, je devinais cet air abattu des personnes en captivité, et j’en venais à comprendre que Staline puis Brejnev en étaient pour quelque chose. Mais les Russes, s’ils n’avaient totalement accepté leurs états spartiates et la vie désuète que la révolution bolchevique leur avait réservés, du moins s’étaient-ils insensiblement abandonnés à cette résignation qui se devinait sur ces visages d’ethnies ostensiblement différentes alignés dans cette nuit moscovite, par une température fraîche, à l’approche de l’aube. Ce fut après tout le choix de cette révolution, celui de rompre définitivement avec une Histoire pour en commencer une autre. Ces travailleurs, paysans et petites gens, tous avaient cru, benoîtement, que c’était leur révolution et qu’ils devaient en être fiers, car elle avait marqué l’histoire des peuples à jamais ; la bonne blague ! La propagande communiste avait peu à peu étouffé leur lucidité. C’était leur gouvernement, pensaient-ils ; il les protègerait des intérêts étrangers hostiles aux acquis populaires, et de ce monde capitaliste ô combien perfide et antagonique !

Aussi, par l’air désabusé de certains passagers, je perçus sur ces visages pensifs, mais déterminés, cette indélébile tristesse qui caractérise les personnages des romans de Dostoïevski, Tourgueniev ou Lermontov, cette littérature romantique du XIXe siècle qui dépeint si bien la pensée russe. À travers quelques-uns des romans que ma mère « m’avait appris à apprécier » durant mes années d’adolescence à Alexandrie, je pouvais reconnaître ces visages quelque peu perplexes de ces Slaves, de tout temps ballotés entre deux mondes, l’Europe ou l’Asie. Il y avait d’une part celui d’un pouvoir autoritaire, auquel consent à se soumettre le peuple, pour défendre la nation russe, et d’une autre, le lien qui les renvoie perpétuellement au monde occidental avec lequel leur histoire est si liée. Car enfin, les dilemmes et schismes qui jalonnent l’histoire russe sont nombreux : orthodoxie et catholicisme au XIe siècle, sentimentalisme et classicisme au XVIIIe, slavophiles et occidentalistes au XIXe, tsaristes et bolcheviques, communistes et capitalistes au XXe. Puis s’ensuivirent brutalement la révolution bolchevique et la période stalinienne qui mirent fin à ces joutes intellectuelles : ces régimes totalitaires gommèrent les aspérités socioculturelles et soudèrent l’empire, assimilant toutes les ethnies, cultes, et traditions sous un même moule, celui du système soviétique. Il soumettra le peuple à la pensée unique pour homogénéiser la nation rebaptisée pour la circonstance, Union soviétique.

Le régime tenait à interdire les usages religieux pour leur pouvoir néfaste à l’intégrité de l’idéologie marxiste. La minorité musulmane, essentiellement sunnite (il y avait une infime minorité de musulmans chiites de rite duodécimain au Tadjikistan ou en Ouzbékistan), était sans grande ambigüité la cible de cette attention. Sa composante fondamentaliste et fanatique notamment, a été dans cette partie de l’empire le principal vecteur de révolte et d’insoumission à l’identité russe. L’histoire voulut que ces deux orthodoxies (sunnite et chrétienne orthodoxe) se jugent incompatibles. Il y eut les conquêtes orientales sibériennes d’Ivan le Terrible au XVIe siècle puis celles de Pierre le Grand à la fin du XVIIe, avec l’annexion de la Crimée que nous allions survoler dans deux heures. Non que les Tsars dès le XVIe siècle, puis l’Union soviétique au début du XXe, eussent comme seul dessein de soumettre les ethnies sunnites (notamment les Tatars ou les peuples turkmènes du Caucase) ; mais le pouvoir russe avait l’œil sur les peuples musulmans de l’Empire. Ceux-ci faisaient l’objet d’un traitement particulier, quand ce ne fut pas une féroce mise au pas. Le pouvoir russe ne cessa de s’exercer sur tout le Caucase et les territoires d’Asie centrale dès la fin du XVIIIe siècle, avec la répression des révoltes du Caucase sous Pierre le Grand jusqu’à la récente invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques en décembre 1979. Soupçonnés d’une trop grande fidélité à l’égard du monde islamique, à l’Umma – la « nation de l’islam, » ainsi nommée dans tous les textes de langue arabe –, les musulmans ont toujours été accusés d’un lien d’asservissement à Muhammad (« Que la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui ») plutôt qu’à la mère patrie slave. Moi, qui étais musulman, je me posais la question, en observant ces voyageurs de cette salle d’embarquement, de l’avenir de l’Islam en Russie à l’heure où les troupes soviétiques venaient d’achever en février leur retrait d’Afghanistan.

Six heures du matin passé. J’avais dû encore m’assoupir quelques minutes. Pendant cela, les passagers du vol de Kazan s’apprêtaient à commencer leur embarquement. Épuisé par mes précédents vols, je cherchais la raison qui avait bien pu plonger mes pensées sur la question de l’avenir de l’Islam en Union soviétique, lors donc que les musulmans semblaient s’accommoder de leur appartenance à ce grand ensemble athée. Quoi ! Ne s’étaient-ils pas soumis à ce système totalitaire, en apparence tout au moins ? J’eus la réponse quand à nouveau mon regard croisa le visage de cette voyageuse à travers la paroi vitrée. La seule à porter timidement un foulard noir. Celui-ci peinait à dissimuler ses cheveux. Était-ce à cause qu’elle n’osait couvrir sa tête entièrement, comme l’exigeaient certains courants de la Sunna ? Certes, le Texte sacré évoque à deux reprises la tenue vestimentaire des femmes, notamment le voile, ce symbole social de soumission à la fois pudique, anachronique, et aussi de nos jours, revendicatif.

Il est vrai que le débat sur le port du voile est surtout à l’initiative des courants de pensée orthodoxes ou rigoristes. Le Coran n’en parle que dans deux versets sans exiger des musulmanes qu’elles se voilent : « Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre leurs voiles (le mot jilbab est dans ce verset utilisé, sans plus de précisions sur le port de cette étoffe)… » (XXXIII, 59) alors que la lecture de l’autre verset n’est pas concluante quant au port du voile : « de ne montrer que l’extérieur de leurs atours et de rabattre leurs foulards (khimars) sur leurs effets (poitrines ? Littéralement : “poches”) et de ne montrer leurs atours qu’à leurs proches » (XXIV, 31). Seules les épouses du Prophète doivent se voiler, et pas les autres. C’est tout. Il n’y a rien d’autre sur ce sujet dans le Coran . Il est même logique de penser que si seules les épouses du Prophète étaient tenues de se couvrir le visage en public, c’est que les autres musulmanes ne devaient point le faire pour justement qu’on ne les confonde pas avec elles. En d’autres termes, et contrairement à l’affirmation des jusqu’au-boutistes musulmans, ne devrait-on plutôt conclure que le Coran exige des musulmanes de ne pas voiler leur visage ? Eh oui, justement ! Une chose paraît claire : toutes les élucubrations autour de la tenue des femmes sont l’œuvre de courants de pensée fondamentalistes qui veulent tenir la femme dans un rôle moyenâgeux. Même la Sunna est plutôt laconique sur ce thème. Mais voilà ! L’interprétation du Coran soulève certaines fois des interrogations ou prête à des interprétations divergentes.

Et s’il est ainsi que la Tradition reste somme toute assez discrète sur le voile des premières musulmanes , y compris les épouses ou les filles du Prophète, du moins pouvait-on admettre que l’interprétation de moult versets pouvait être équivoque ; ne serait-ce pour ce que les bases et la grammaire de l’arabe littéraire ne furent vraiment arrêtées qu’à la fin du VIIIe siècle, soit 150 ans après la mort du Prophète. La seule langue écrite et parlée jusque-là dans cette partie du Hijaz était un dialecte syriaque ou syro-araméen. Certes, les sourates XLVI, 12 et XVI, 103, mentionne que la prédication est en langue arabe « claire ». Comme cela est étrange ! Il n’y avait pas de langue arabe claire en ce temps-là dans la péninsule. Ces versets ont-ils eu pour seul objet de réfuter la notion de plagiat de la Torah ou des Évangiles sous prétexte que Muhammad ne comprenait que le dialecte syro-araméen de l’époque, l’ancêtre de la langue arabe ? Ont-ils été ajoutés lors du recensement qui a abouti à la version officielle du Coran sous le calife Othman ? Dans la logosphère de la Péninsule au VIIe siècle, l’arabe n’était alors qu’un vernaculaire oral, pour ne pas dire un simple sabir syriaque. La première version du Coran dans ce dialecte fut transcrite par le scribe du Prophète et fils adoptif, Zaid ibn Thabit, sous le règne du calife Abou Bakr. La vulgate définitive, sous le règne du calife Othman vers 650, fut arrêtée d’après les exemplaires du Coran détenus par Hafsa, veuve de Muhammad et fille d’Omar.

Mais revenons un instant au port du voile dans le Coran. Fallait-il percevoir ces deux versets comme des commandements, des injonctions ? Leur lecture ne laisse pas cette impression, tant s’en faut. Il ne pouvait dès lors s’agir que d’une recommandation de l’Envoyé de Dieu, rien de plus. Aucun détail sur la tenue de la musulmane ne fut jamais donné par le Prophète, hormis celle de ses épouses, lesquelles devaient se soustraire au regard des hommes. De telle sorte que, dans la société arabe du VIIe siècle, il s’agissait plus sûrement de préserver un ordre moral en public, une certaine décence. Certes, et quelle que soit d’ailleurs l’interprétation qu’on en pouvait retirer, pour autant que le Coran eût jugé négativement toute libéralité des mœurs pour mieux condamner et la luxure, et la débauche, je me retenais toutefois de penser que l’archange Gabriel eût pu s’attarder sur des tenues vestimentaires ou des effets d’élégance féminine, dans ses révélations au Prophète. N’était-ce même grotesque de concéder à Dieu un thème aussi futile ? Comment pouvait-on croire que Dieu eût pu s’éterniser sur un problème aussi frivole pour jauger de la valeur de la vertu de l’homme sur terre. Fallait-il que l’on conditionne autant le sens moral de l’homme au port d’une étoffe pour la femme, et à sa façon de la porter ? Que valaient toutes ces contraintes vestimentaires pour la vertu de l’homme musulman, comme à la femme de les suivre ? Se couvrir le corps d’un jilbab ou d’un foulard (khimar) comme l’indique le Coran, ou bien encore la tête, un peu plus haut, un peu moins bas, en totalité : que tout cela paraît peu crédible ! Et je restais persuadé que cette histoire de voile, foulard, niqab, khimar, jilbab etc. étaient bien autre chose qu’une véritable révélation du Messager. Compte fait, j’en venais à penser plutôt à des précisions et ajouts que les compagnons du Prophète ou leurs descendants, et surtout d’autres personnes avaient résolu d’inclure par la suite (pour former le corpus de la Sunna). Ceux-là avaient une idée en tête : prophétiser à leur façon la Révélation pour servir leur propre agenda politique ou sociétal.

En réalité, ces « petites » affaires liées à la religion ne m’intéressaient guère et je ne voyais pas l’intérêt de faire des recherches approfondies sur un sujet que je jugeais frivole, même s’il est difficile d’occulter l’importance du débat sur les droits de la femme musulmane pour l’avenir de l’Islam. Il faut dire que les rigoristes de l’Islam ont toujours soin de choisir ce qui est bien aise à la vertu de l’homme musulman ; je me suis laissé aller à penser qu’à défaut de mettre un voile sur leurs pensées honteuses, voilà qu’ils le préféraient sur leurs épouses !

Mais, si j’étais loin de me moquer du tiers comme du quart s’agissant de ma pratique religieuse, du moins me méfiais-je de mon ignorance, de celle des autres aussi. Je prenais à tâche de mettre un peu de bon sens à tout ce que j’observais ou ressentais. Surtout en matière de religion. Souvent, je me demandais le pourquoi du comment, comme on dit, et abordait certains sujets avec circonspection, sans méfiance néanmoins. Prenez le cas du chien et du chat. Quelle ne fut pas ma surprise de gamin quand l’imam nous affirma qu’on ne pouvait avoir un chien chez soi quand on faisait sa prière ! Il fit allusion, me semble-t-il, à un hadith où l’Ange Gabriel aurait informé le Prophète qu’il ne pouvait aller de sa révélation, car il se trouvait un chiot sous son lit. Allez savoir du reste pourquoi Dieu aurait permis la présence d’un chat et pas d’un chien durant la prière. Je ne devais pas être le seul à me poser une telle question. Oui, pourquoi donc interdire son caniche chez soi le temps de sa prière , et pas un chat, qui lui était un animal que le fidèle devait protéger ? C’était, d’après mon imam, un point d’une grande importance. Un hadith prétendait même que le Prophète avait jugé que « La prière est interrompue par l’âne, le mécréant, le chien et la femme ». Songez-y ! Mais en quoi une présence féminine pouvait-elle bien annuler une prière ? Surtout, par quel extravagant sortilège le Prophète en était-il venu à associer dans un même hadith la femme, à un chien et un âne ? Allons donc ! Pour faire bonne mesure là-dessus, un autre hadith fort surprenant, cette fois, prenait qu’un chien tout noir symbolisait la présence de Satan. Je vous laisse deviner pourquoi les musulmans traitent avec mépris ou maltraitent autant le chien et l’âne. Qu’on ne s’étonne pas qu’on ait si peu de tendresse pour eux en terre d’Islam !

Quant au statut de la femme, je vous laisse juge ! Voyez ce que c’est que l’effet de certains écrits sur les esprits les moins préparés ! Mais qui pouvait être responsable ? Qui devait assumer l’étrangeté de tels dires : son auteur ou celui qui feignait de le croire ? Moi qui adorais les bêtes, je n’en pouvais être convaincu et je décidais de continuer d’aimer les femmes, tout en priant, naturellement ; à défaut d’avoir des principes faits sur une partie aussi saugrenue, je lui préférais mon incrédulité. Cela est, je l’avoue, une limite à ma croyance. Ne pouvant le comprendre, encore moins l’expliquer, je décidais de m’en contenter, et, pour faire comme tout le monde, de me complaire dans cette ignorance. S’il est vrai que celle-ci me faisait toujours un peu peur, car on ne savait jamais ce qu’elle pouvait occulter, de plus grave. Les gens se méprennent par ignorance, ils combattent, condamnent, parfois même tuent parce qu’ils ne savaient pas, et plus souvent, puisqu’ils ne le savaient pas. Averroès (Ibn Rochd, philosophe, médecin, juriste andalou du XIIe siècle, sans doute le plus grand savant de la civilisation islamique) disait déjà que l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation. Une critique voilée de la Sunna, si ce n’est de l’Islam, déjà au XIIe siècle.

Les religieux concluent que si je trouve cette question du foulard futile, c’est justement pour ce que je ne prête suffisamment d’intérêt à la religion, tant et si bien que je suis un incrédule : un koufar. D’aucuns, parmi les plus taciturnes, m’avaient rapidement traité de mauvais musulman, pas encore de mécréant. Il y a qu’en Islam, ce que l’on ne peut concéder, souvent on le combat, par réaction. C’est plus simple, surtout qu’on y va de bon cœur dès qu’il s’agit de la solidarité du groupe : à plusieurs, c’est bien connu, on se sent plus fort puisque la gêne partagée n’en est plus. À ceux-ci, en général, je ne répondais point ni feignais de prêter attention à leur discours, pour un gain de temps : ce qui paraissait les piquer davantage. Un doute certes, mais moi, j’étais certain en tout cas que cette histoire de foulard islamique était une sornette et ne m’intéressait pas. C’est comme ça. Et je me tenais libre de penser à mon gré que, si beaucoup de gens avaient fait de même, c’eût évité moult problèmes entre les peuples.

Pour revenir à notre passagère musulmane, l’eût-elle été du reste, car je supposais qu’elle l’était sans avoir de preuves. Mais s’il est ainsi qu’elle portait timidement un foulard, et pour autant qu’on prenne les choses pour ce qu’elles se donnent, voulait-elle éviter un port ostentatoire de ce foulard dans un pays où les cultes religieux étaient bannis ? Ou au contraire, pouvait-elle avoir autre chose en tête ? En Occident, quand il s’agit d’expliquer le port du foulard ou du voile, chacun y va de son interprétation en évoquant, qui la tradition, qui le respect des parents, qui une élégance féminine, qui une coquetterie. Et bien sûr, un symbole de liberté, celui de préférer le voile par choix personnel, sans plus, comme peuvent le soutenir certaines bonnes âmes toujours promptes à relativiser le comportement humain ? J’ai même idée que quand il s’agit du voile de la femme, il y a en Islam bien plus de raisonneurs que de voiles – par abandon à l’Islam ou haine de la femme, on ne sait. Sans doute un peu des deux. La feinte est bien connue du reste : comment le verrais-tu, qui t’imagines aveugle et veux conduire les autres !

Si j’ai mon idée sur le sujet, du moins est-ce davantage du bon sens qu’une conviction. Après tout, je me dis que pour de simples tournures de la vie, même les plus évidentes, on les complique de temps à autre inutilement avec des inquiétudes, alors qu’il suffit au contraire de conserver libre son esprit pour faire preuve de véritable sagesse. Certaines fois, les gens ont tendance à embrouiller les interlocuteurs pour se rendre intéressants, parfois pour le plaisir de provoquer, ou pour « vendre un truc », les Américains disent « pitch », ou, bien plus sûrement, pour qu’on parle simplement d’eux. Eh bien, ne voilà pas plus qu’il n’en faut pour compliquer, souvent par manie de faire comme les autres, ou pour ainsi dire, éviter de déranger l’équilibre apparent de la société. Tout bien considéré, le jugement humain, trop influençable qu’il est, à notre environnement, aux convenances, surtout celles concernant la religion, peut dans certains cas trop facilement se détacher de l’évidence, de la bonne logique. Et ne faut-il pas croire que, loin d’une innocente coquetterie ou d’un souci esthétique, le port de ce foulard noir dans cette salle d’embarquement est bien plus ? Oui, mais que pouvait-il être ? Me diriez-vous : une coutume locale, une tradition, un défi à l’État, à la société, le début d’une revendication ? Pardi ! Comme tu vas loin ! Hé oui ! Personnellement, je le tiens comme l’expression d’un refus, celui d’appartenir à un monde. Et je dis cela, en dépit des dires de nombre de bien-pensants qui devant un tigre veulent toujours penser à un gros chat. Mais enfin, on finit par s’habituer à tout, même à l’absurdité, cela dépend du contexte où on vit. Tel est l’état des choses, osé-je croire.

Mais il n’en est point de la sorte des Russes. Ils ont moins de scrupules ; c’est dans leur culture. Il n’est qu’à se pencher sur leur histoire. Ils privilégient souvent le fond à la forme, la fin justifiant les moyens, si l’on peut dire. Et je réfléchis pour lors à ce clivage entre musulmans et chrétiens qui a engendré tant de guerres et d’épurations religieuses depuis la fin du VIIe siècle. Au XXe siècle, le pouvoir soviétique a pris le relai de tsars en abattant quasiment tous les minarets de l’Union pour ainsi renvoyer les muezzins à leurs pénates et à des tâches plus productrices, et conformes à l’idéologie socialiste.

Après cette aimable digression, revenons maintenant à ma salle d’embarquement et au récit de mon voyage. Fraîchement débarqué d’un vol parti la veille de New York JFK, j’étais donc ce matin-là du 2 septembre 1989, dans cette salle d’attente pour les étrangers dans cet aéroport de Moscou, attendant ma correspondance qui devait me conduire dans un premier temps au Caire, pour finalement rejoindre Sanaa, capitale du Yémen du Nord, où je devais débuter une nouvelle carrière au sein du PNUD. J’observais à travers la paroi de verre, à moitié endormi, cette salle d’embarquement des vols nationaux. Difficilement, je distinguais à travers la paroi de verre l’inscription signalétique de la porte d’embarquement : SU 07 Kazan-KZN. C’était le même code aérien que pour mon vol « SU », les initiales de l’Union soviétique et le sigle de la seule compagnie aérienne soviétique, Aeroflot.

Machinalement me revinrent les souvenirs de mes lectures, dont ma mère, sans répit, me nourrissait l’esprit lorsque j’étais enfant, et auxquelles je finis par me soumettre un peu comme on entre en religion, occasionnellement par curiosité, souvent par conviction, puis de façon inéluctable. Ah, ma chère maman ! Elle avait une méthode bien à elle, et savait si bien me prendre par la douceur, la sienne : elle m’obligeait à lire un livre par mois, que je le voulusse ou non. De préférence une littérature française, mais aussi de nombreux romans russes traduits en français, qu’elle choisissait à plaisir. Systématiquement et en dépit de mes vaines protestations, elle me mettait le livre du moment sous le nez de la même attendrissante manière qu’une mère exaspérée se saisit de la tête de son rejeton en la plongeant dans la soupe qu’il refuse obstinément de manger. Je dois avouer que la manœuvre fut payante, car, exhumé de mes souvenirs de gamin, me revint à l’esprit ce récit de la conquête de Kazan d’un auteur russe, qu’à une heure si matinale, je peinais à identifier. Était-ce Tolstoï dans « Guerre et Paix », je me souviens qu’il avait fait ses études à Kazan, ou peut-être Derzavin, le poète du XVIIe qui y était né ; plus vraisemblablement, Kheraskov qui détailla l’anéantissement du joug tatar musulman dans son épopée de la prise de Kazan « La Rossiade ». Cette conquête qui consolidera la mainmise de la Russie orthodoxe et millénaire, scellant le destin de l’influence sunnite en Russie. Je me posais cette question en observant la seule femme d’apparence musulmane dans cette salle d’embarquement : était-ce en fait une réponse aux conflits religieux ? À défaut de les subjuguer, les Russes avaient-ils réussi à soumettre, à asservir les musulmans à leur idéologie communiste par une force brutale et dans le sang, au point de les avoir rendus agnostiques, religieusement inertes, voire athées ? À tout prendre, les conquérants arabes du VIIe n’avaient-ils pas converti de la même manière, par le glaive, sous la contrainte et à toute force, parfois de façon sanguinaire, les peuples qu’ils envahissaient ? Et ils n’avaient pas mal réussi ; la religion de mon père, et donc la mienne inéluctablement (puisque l’islam est patrilinéaire) en était la preuve.

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Avant de poursuivre mon récit, permettez-moi de parler un instant de l’état de l’islam, ma religion, et celle de mon père, cela n’est pas sans quelque effet pour la suite du roman. Croyez-moi, il est essentiel de comprendre l’histoire de cette religion, le rôle de son Livre sacré, le Coran, de situer le contexte dans lequel il a été écrit, ainsi que de cerner la personnalité du Prophète Muhammad et l’influence des institutions islamiques dans la société musulmane, pour juger de leur importance dans la vie de plus d’un milliard de personnes.

Tout d’abord, jetons un œil sur les textes et la rhétorique des principales institutions musulmanes, la Sunna. Il se trouve que les écrits islamiques sont depuis environ dix siècles soumis à une scrutation, un examen intransigeant, et subissent l’encadrement strict des institutions islamiques. Et avec la conviction de mise pour ces nombreux doctrinaires islamiques, jamais bien regardant quand il s’agit d’aider un texte coranique à la lettre, souvent, les exégètes de l’islam — imams, érudits ou docteurs de la foi — sont toujours ardents à mettre en usage le caractère pacifique et l’adhésion volontaire du croyant : « Mon Dieu est un Dieu de paix et tolérance (Coran). ». Mais cette démarche est insidieuse, car, souvent, elle interprète de manière impropre ou incomplète le Coran afin d’abuser leur auditoire . Ceux-ci oublient, sans doute sciemment, qu’il existe un thème théologique fondamental, nommément « la menace (wa’yd) », lequel, aux côtés de « la promesse (wa ’d) », constitue un binôme incontournable de la pensée islamique. Passant sous silence, à dessein, le ton comminatoire de nombre de sourates médinoises et cette notion omniprésente de « menace » dans le Coran, l’appel à la lutte armée, ces causeurs de l’impossible sont toujours prompts de nous observer que l’expansion de l’islam ou le prosélytisme musulman en Asie et en Afrique furent pacifiques. Selon eux, ces peuples embrassèrent l’islam de leur plein gré. Tiens donc ! Mais à supposer un instant qu’il en fût d’ailleurs ainsi, n’est-ce reconnaître par le fait même que la conquête musulmane s’est opérée par la force dans les autres régions ? Les prolepses ou oppositions que je décelais, furent-elles entre les sourates tolérantes et fédératrices de la période mekkoise – où les révélations étaient présentées semblables à un prolongement naturel de la Thora et de l’Évangile – et celles guerrières et notoirement hostiles aux juifs puis aux chrétiens lors de la période médinoise – qui fut un temps de combats, et de conquêtes de territoires, de soumissions des tribus mekkoises – ou qu’il s’agisse des interrogations soulevées par l’abrogation de certaines sourates et leur remplacement par d’autres, ou celles encore suscitées par les interprétations équivoques de certains hadiths, dont ceux qui pouvaient fort bien être de simples écrits apocryphes que l’on avait décidé d’inclure pour défendre une cause, notamment pour préserver le pouvoir des califes : tout cela créait une difficulté certaine dans ma réflexion spirituelle.

Mais j’étais jeune, l’âme encore ingénue, avide d’apprendre et prompt à croire. Et Dieu aidant, de mes leçons coraniques et de la récitation répétitive des versets, je gardais un souvenir d’un Coran fédérateur des religions du Livre, symbolisant selon le grand théologien persan de l’islam, Al Ghazali , « la Corde solide de Dieu, Sa lumière éclatante, le Refuge le plus sûr pour arriver à Dieu… ayant pour fonction de nourrir notre réflexion et de nous guider par ses prescriptions. » Le but de sa lecture est de méditer et penser à son action de foi. Le Coran, livre de la tolérance, de la miséricorde et de la sagesse, est également celui de la vertu, de la pureté de l’intention, car celle-ci « est plus estimable que son action » ; et aussi celui de la sincérité, car elle « conduit à la vertu, et la vertu conduit au Paradis. L’homme qui agit avec sincérité continuellement finit par être considéré foncièrement sincère » . Mais le Coran était aussi « le Guide pour comprendre les choses, à commencer par notre monde intérieur, siège d’un combat entre le bien et le mal. Cet ijtihad, ce grand jihad intérieur, ce combat intime contre les caprices de l’âme » .

Mais de mes réflexions sur ma foi, j’en venais naturellement à privilégier la raison à la doxa (ensemble de préjugés). J’entendais bien donner un tour de faveur à ma conscience d’homme libre après tout, ne fût-ce que dans ma quête de comprendre nos Textes sacrés ou pour mettre en honneur leur sagesse.

C’est ainsi qu’il y avait avant tout le fameux verset tant cité, surtout la première clause exclamative : « Pas de contrainte en religion ! Car la voie droite se distingue de l’erreur (égarement)... » (II, 256), ce que l’on peut aussi interpréter dans son contexte par : « Nul n’est contraint tant la conversion à l’islam va de soi ». Une différence subtile avec l’affirmation plus péremptoire et parcellaire : « Nulle contrainte religieuse ! », que les causeurs de l’Islam aiment tant à rappeler pour prouver que l’Islam n’est pas ce qu’il est, ou tout au moins, ce qu’on peut penser qu’il soit. Il en va ainsi qu’à l’instar de la Torah et de la Bible, de nombreux versets de la période initiale de la Révélation à la Mekke paraissent des odes à l’amour, à la sagesse, prônant les qualités sublimes de l’âme, celles de la morale et la vertu . Al Ghazali rappelait : « Ce Livre est une explication claire, destiné aux hommes ainsi qu’une direction et une exhortation à l’usage de ceux qui se préservent (du châtiment) » (III, 138) ; certains réfractaires même à l’islam au VIIe siècle s’en faisaient l’écho : « Nous avons entendu une Récitation (car le terme “coran” signifie aussi une forme de récitation) étonnante : elle conduit à la sagesse ».

Mais paradoxalement, il existait aussi maints versets prônant le combat , la violence, voire le meurtre, qui illustrent le thème de cette « menace (wa ’yd) » , nommément : « Après que les mois sacrés (Ramadan) se sont écoulés, tuez les associateurs (c’est-à-dire : les chrétiens, les juifs et les païens) où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et dressez-leur des embuscades… » (IX, 5) et bien d’autres encore . Aussi, Muhammad durant la période médinoise n’a jamais interdit l’usage des armes pour se défendre, pour combattre, et le droit musulman, par analogie (qias), ne l’exclut pas davantage. D’ailleurs les biographies les plus anciennes et sans doute parmi les plus respectés ne manquent pas de citer les nombreuses instances à faire couler le sang ou ordonner des assassinats politiques. C’est un fait, il suffit de lire les recueils d’ibn Hishaq , de Tabari, ou de se référer à certains des hadiths de la Sunna. Et le meurtre et le martyr deviennent tolérables, s’il en est ; dans certains cas encouragés ou commandités , d’après justement les sources majeures de l’Islam : le meurtre dans le Coran médinois devient une obligeance envers le Prophète, une marque de fidélité, quelquefois une preuve d’islamité.

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De surcroît, et afin de mieux comprendre le reste de mon récit, je voudrais revenir un instant sur l’étymologie du mot islam. Il ne s’agit pas seulement d’un exercice abstrait ou superficiel : l’étymologie d’un mot en arabe révèle beaucoup sur sa vraie nature, par construction de la langue. Et la filiation linguistique du mot islam est chargée de sens, attendu que la structure de la langue arabe est bâtie sur des schèmes verbaux , qui permettent de dériver bien des nuances et concepts à partir d’une racine. Ainsi de nombreuses sources islamiques, sous prétexte d’éclairer l’opinion, s’évertuent à prouver la nature pacifique du mot islam en l’interprétant comme une soumission volontaire par la foi. Qui n’a pas entendu ce type d’explications dans les textes islamistes ou dans les médias ? Mais, il faut bien l’avouer, souvent ces gens-là pratiquent la dissimulation (taqiya) , la ruse (hila) ou le mensonge (qui est autorisé lorsqu’on s’en sert pour la défense de l’Islam), ou compliquent sciemment leur discours, au point de le faire passer pour une vérité. Pour ce, ils lient incorrectement l’étymologie du mot islam à un champ lexical qui n’est pas le sien. De propos souvent délibéré, certains usent de ce procédé pour induire en erreur, dans le but de tromper, mais toujours pour défendre l’Islam face à des infidèles. Et s’il fallait confondre ou accuser cette rhétorique de propagande et ses explications spécieuses, je noterais, dans le but de dénoncer ces subterfuges, que : 1) les noms dérivés de la première forme verbale de la racine « salama » signifient : paix (salaam), ou sécurité, protection (salaama) ; que 2) la deuxième forme traduit la notion de livraison ou remise ; mais que 3) partant du schème causatif aslama, s’il veut dire : se rendre, déposer les armes, ou se livrer, se soumettre, dès lors, le nom dérivé de cette forme ne peut être que : islam. Lequel ne peut donc être traduit que par, reddition ou soumission ou une notion équivalente. Mais certainement pas par 4) conversion (laquelle correspond à une racine verbale différente), non plus que par 5) abandon à Dieu, qui est, elle, le substantif dérivé d’une tout autre forme causative, la dixième, istislam. La traduction la plus logique d’islam est donc soumission ou reddition à Allah, et non pas abandon avec ferveur et conviction, comme elle est souvent présentée dans un but de propagande par la plupart des penseurs musulmans. Certes, j’admets bien volontiers qu’il pourrait en être ainsi de la notion d’abandon à Dieu, mais en considération du caractère coercitif de notre culte, la notion d’Islam ne peut être réduite à un simple abandon à Dieu. Et cette conception se manifeste surtout, comme le dit si bien le père Jacques Jomier, « dans les rapports personnels de l’âme et de son créateur, le point jusqu’où mène un abandon total à la volonté de Dieu (qu’est l’islam) ».

Ainsi, si ce n’est pour convaincre ou souvent d’ailleurs dans une logique coranique de dissimulation des intentions (taqiya) ou celle de ruse (hila), deux pratiques encouragées dans le Coran , certains raisonneurs de l’islam choisissent délibérément de traduire incorrectement le mot islam ; cela afin de pouvoir prouver, à toutes fins, que l’islam serait davantage une adhésion volontaire du croyant, plutôt qu’une reddition ou une conversion soumise. Concernant cette notion d’aslama, le Prophète rappelait d’ailleurs qu’il ne fallait pas « se soumettre » (c’est-à-dire, se convertir à l’islam) sans savoir, et encore moins sans croire.

C’est ainsi que je trouve un peu ridicule toutes ces circonvolutions didactiques des imams, penseurs islamistes ou docteurs de la foi, leur casuistique confondante qui met tout en usage et fait appel à tous les subterfuges captieux dans le but unique de démontrer dans des discours médiatiques ou des écrits à effet, souvent sans que l’on leur eût demandé de le faire d’ailleurs, que l’étymologie du mot islam sous-entend autre chose que ce qu’il veut simplement dire : la religion musulmane.

Mais revenons maintenant à la Russie. Dans ce pays donc, la kalachnikov avait remplacé l’épée, le discours de Marx, celui de Muhammad. Kazan était une ville à large majorité musulmane pendant un demi-millénaire. Mais après Ivan le Terrible et Staline, les deux ou trois minarets qui subsistaient à Kazan et dans le reste de l’empire étaient maintenant muets à l’heure de la prière. La période stalinienne avait-elle en apparence décidé du sort de l’Islam dans cette partie du monde ?

***

Les paupières lourdes, j’eus enfin l’idée de regarder mon billet pour Le Caire. Le vol était prévu pour sept heures quarante, l’embarquement, à sept heures. Cela faisait plus d’une heure que l’on m’avait fait perdre mon temps dans cette salle après être arrivé de New York JFK. Plutôt que de m’abandonner à mes rêveries, j’aurais mieux fait de me soucier de mon prochain vol ! Je ne voyais toujours rien sur le tableau d’affichage principal de la salle voisine, et commençais à m’inquiéter. Au même instant, les lettres métalliques se mirent à dérouler leur bruyant bandeau dans cet aéroport silencieux. J’aperçus avec difficulté, SU14 Cairo CAI. J’étais soulagé, pas encore tranquille, lors que je réalisais que je me trouvais au mauvais endroit. Fatigué, je décidais tout de même d’aller voir le policier de garde qui était, semble-t-il, affecté à la surveillance des passagers en transit. La quarantaine, le visage joufflu couperosé par le froid, son inactivité physique et la vodka lui avaient donné une forte corpulence ; elle l’engonçait dans son uniforme de toile de jute bleu gris élimée, pas de la première propreté et bien trop étriqué, avec l’inévitable étoile rouge et le monogramme de l’Union soviétique épinglée sur sa manche, et des chaussures usées qu’on avait oublié de cirer depuis quelques semaines. Il me surveillait du coin de l’œil depuis un bon moment, le port haut et fier que suscite parfois l’uniforme, concentrer qu’il était à surveiller ces étrangers suspects de collusion avec l’Occident. Ce devait être son lot quotidien, entre un verre de vodka le matin et quelques autres le soir pour rompre l’ennui de sa fonction. Il avait le regard chafouin et l’œil inquisiteur propre à tous ces mouchards qui devaient faire un rapport hebdomadaire aux autorités afin de consigner les faits et gestes de la population. Ne sachant pas le russe, et voulant éviter de lui parler dans une langue étrangère pour ne pas l’exaspérer inutilement, je lui tendis simplement ma carte d’embarquement en espérant qu’il pût m’indiquer ce que je devais faire. Cela faisait près de deux heures sans doute que je patientais seul dans cette salle, mais ma situation semblait ne presque point le déranger. Après tout, il était là pour avoir l’œil sur les gens comme moi et semblait s’abandonner au désœuvrement de sa fonction avec l’inévitable fatalité que font si facilement naitre l’ennui et l’habitude. Il ne me regardait toujours pas, sans doute pour que les caméras de surveillance ne pussent l’accuser d’une possible compromission avec l’ennemi. Puis il m’indiqua du coin de l’œil, sans desserrer les lèvres, par un hochement de tête, son crâne figé rivé sur un cou raide, un couloir étroit sur le côté. Toute chose cessante, de sa main qui s’en était saisie, je retirais ma carte d’embarquement de peur qu’il me la confisquât par abus de pouvoir. Je ne parvenais point à réaliser de quelle juridiction l’on pouvait dépendre en transit dans un pareil lieu. Je m’enfonçais en moins de deux dans ce couloir pour éviter d’éventuelles complications avec ce fonctionnaire si, pour rompre son ennui, il eût ressenti l’envie de faire un peu de zèle. Au bout d’un temps, je pris un escalier, puis un autre corridor un peu plus long et un peu plus sombre. J’angoissais soudain à l’idée de rater mon vol et ma correspondance au Caire. Je me précipitais un peu plus, et après quelques minutes, je débouchais enfin dans une salle où déjà se trouvait une trentaine de personnes, dont des Russes, pour la plupart des fonctionnaires gouvernementaux, sans doute parmi eux quelques conseillers militaires soviétiques en civil. Je regardais autour de moi. Il y avait également un groupe d’étudiants, probablement égyptiens, qui s’étaient quelque peu isolés dans un coin de la salle, comme s’ils se méfiaient de ces employés soviétiques, et qui attendaient patiemment ce vol. Cela me rassura un peu. Je levais au plus vite les yeux vers le panneau de la porte de départ et mettais alors fin à cette petite angoisse qui m’avait soudain pris.

Nous embarquâmes, avec une bonne demi-heure de retard, mais cela ne semblait gêner personne, traversant à pied une partie du tarmac alors que timidement l’aurore s’installait. L’avion, un Tupolev d’Aeroflot, était sans doute un peu plus jeune que moi. Du moins, l’espérais-je. Peu après le décollage, des gouttelettes commencèrent à tomber du compartiment du haut, juste à côté de mon siège, sans que cela interpelât les membres de l’équipage. À quelques rangées derrière moi, ils s’en tenaient à discuter entre eux d’une chose et d’autres, sans se préoccuper de ce qui se pouvait passer dans la cabine. Je décidai alors de changer de siège et me retrouvai à proximité de deux étudiants arabes qui regagnaient leur pays. Je les écoutais s’exprimer et distinguais aisément leur origine égyptienne. L’autre devait être levantin, syrien sans doute, car il ne prononçait pas la voyelle « a », comme un « i » accentué, semblable au son phonétique du « e » en Anglais, un accent typique du dialecte libanais. Le parler égyptien, quant à lui, était facilement reconnaissable à sa façon systématique de prononcer le « j » en « gu » guttural, comme je le faisais le plus souvent moi-même, avec cette emphase et aisance dans l’expression orale, cette jactance si caractéristique de l’esprit, et si commune à l’Égypte . Cela ne m’étonnait guère de trouver des étudiants arabes dans ce vol. Moscou avait un programme très généreux de bourses estudiantines destinées à certains pays arabes dont les gouvernements socialistes étaient prosoviétiques. Cela faisait partie de l’influence immatérielle, le « soft power », disent les Américains. C’était le cas du parti Ba ’th national socialiste au pouvoir en Syrie et en Irak. Quant à l’Égypte, si l’Union soviétique avait été de 1954 jusqu’au début des années soixante-dix l’alliée principale de la République arabe d’Égypte notamment durant les guerres perdues de 1967 et 1973 contre Israël, les relations s’étaient par la suite quasiment rompues après la volteface de Anouar Sadate et la signature des accords de paix avec Israël à Camp David aux États-Unis. Avec ces premiers visages familiers, et le son du dialecte égyptien si mélodieux, je commençais peu à peu à retrouver l’atmosphère de mon enfance à Alexandrie. Je dois accepter que, malgré plus d’une décennie aux États-Unis, mon enfance égyptienne avait façonné ma personnalité et fait de moi celui que je suis, un Arabe ; mais aussi un homme libre qui n’appréhendait pas le monde moderne.

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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-22T14:57:48+02:00

Un mois environ se passa. Au détour d’une conversation téléphonique, il m’indiqua qu’il avait revu une dernière fois Maeva, qu’elle allait maintenant beaucoup mieux, et sans que vraiment je l’eusse relancé sur le sujet, il ajouta qu’elle avait eu la maman d’Adèle plusieurs fois au téléphone. Il m’annonça alors qu’Adèle était en France depuis trois semaines et devait bientôt pouvoir retourner vivre chez elle près d’Avignon. Il s’abstint de me donner plus de précisions comme je restais quelques secondes sans réagir, encore saisi par l’émotion ; ce qui l’amena à penser qu’il m’obligerait de ne plus parler d’Adèle, car cela m’eût sans doute peiné davantage, que ma tristesse ne m’avait point laissé, et que je faisais tout pour vainement tenter d’en éloigner mes pensées. Me connaissant bien, il avait à l’estime vite perçu ce qui me trottait dans la tête, et avait compris qu’il fallait que je dissocie pour un temps mon passé du reste de ma vie pour que mon équilibre y trouvât son compte.

Sans rien vraiment pouvoir imaginer qui eût pu réellement exciter mon entrain, je tâchais toutefois de profiter de ma nouvelle vie. Il y a que j’y trouvais peu à peu refuge pour que ces pénibles circonstances pussent vite délester ma mémoire ; alors, je m’attelais à recréer des occupations, lesquelles naturellement éloignaient mes pensées d’Adèle et de Khalil.

Les mois se passèrent de la sorte, avec ce quotidien et ces nouveaux visages que je côtoyais, lesquels me changèrent bien les idées. Toutes ces nouvelles fréquentations me firent connaître des diversions tout autres ; si stimulantes qu’elles fussent pour l’oubli, elles m’aidèrent bien à combattre ma langueur. La fraternité des gens qui m’entouraient me fit le plus grand bien. Il y a que cette atmosphère relâchée, vivifiante, l’intérêt que je trouvais à mes études, mon nouveau groupe d’amis, tout cela fit qu’un peu d’indolence semblait se charger de tous ces souvenirs pesants. Mais que cela me raffermit l’âme ! Je ne tardais pas d’aller mieux. L’image d’Adèle progressivement se faisait plus floue, un peu plus lointaine, autant que parfois, ma volonté de l’oublier cédât face à son tendre souvenir.

Les quelques aventures avec des filles du campus servirent à m’exercer le cœur plus qu’elles ne le soulagèrent, sans jamais le remplir à nouveau ou en pouvoir préparer les forces pour un autre amour[i]. Que ces idylles eussent tout de la passion n’était que douteux, tant le bonheur n’y était pas : l’amour y trop manquait pour qu’elles pussent durer bien longtemps. Ces nouvelles aventures amoureuses, il fallait bien en convenir, étaient trop vite abrégées par la présence qu’occupait encore Adèle et dans mes pensées, et surtout dans mon cœur. C’est que l’existence d’Adèle, quelque invisible qu’elle fût, ne l’était apparemment pas autant pour la finesse des sens de ces jeunes étudiantes qui la jugeaient fort encombrante et considéraient qu’elle prenait une bien trop grande place à leur goût. Ce qui fait que cette présence invisible étouffait injustement le peu d’affection qu’elles étaient disposées à mon égard, tout en leur déniant le mérite que la beauté et le charme de certaines d’entre elles fussent en droit d’exiger. Cela inconsciemment devait sans doute m’arranger. À savoir que, mû par un égoïsme dont seuls les hommes ont le secret, j’eusse été bien incapable de mettre à la mesure des sentiments que j’éprouvais pour chacune d’entre elles, rien de plus que celle d’assouvir mes désirs les plus naturels ; d’entretenir mon esprit et distraire mes pensées aussi ; la plupart de ces jolies créatures s’étaient d’ailleurs vite lassées de cet insolite ménage à trois qu’elles n’étaient pas à même de supporter trop longtemps, même à temps partiel. C’est que je donnais intuitivement à mes conquêtes l’impression frustrante d’avoir enfoui à ce point en moi, sous une carapace, le peu d’attachement qu’elles pouvaient rechercher, et de compte fait, que certaines renonçaient bien vite à trouver.

De cette façon, les études me requéraient bien et je passais somme toute des mois tranquilles qui apaisèrent et mon âme, et ma passion contrariée, et à faire tant que de m’attacher à oublier ce qui ne voulait guère me laisser. Les défis de ma nouvelle vie rythmée du quotidien de mes études, s’ils ne pouvaient me libérer complètement de ce spleen qui toujours me tenait, m’aidaient, certes péniblement, à en alléger le souvenir. Mais quelle ne fut ma surprise de découvrir à quel point un dépit amoureux a l’effet d’un aiguillon qui stimulerait la réussite ? Et mes nouvelles études, objet de toutes mes attentions, connurent un remarquable succès à la faveur de mes états d’âme. Si le résultat fut au-delà de mes espoirs, c’est que l’entrain que je ne manquais jamais d’avoir pour mes études machinalement fut le meilleur remède à l’oubli.

Khalil avait compris mon désir de passer à autre chose et s’était abstenu de me donner des nouvelles pendant plus d’un an. Non qu’il l’eût fait par détachement, ou à cause d’une propension à éconduire une amitié ; mais uniquement parce qu’il avait bien jugé que ma volonté d’oublier nécessairement passait par un besoin de me reconstruire sans faire appel à mon passé proche auquel il était tant lié.

Le printemps s’avançait. Je reçus de ses nouvelles dans une longue lettre en arabe.

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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-22T14:57:03+02:00

Cela posé, et pour en revenir à la situation de mes parents, s’agissant de tolérance religieuse, j’en retenais que ma mère ne pouvait comprendre qu’on pût la traiter d’impie ou la contraindre à renier sa foi, la menacer au nom de Dieu. Et, pour paraphraser Albert camus, entre défendre ma mère et mon devoir de musulman, je n’ai jamais hésité à choisir ma mère. À sa manière, mon père non plus. Cela m’avait toujours rassuré. D’ailleurs, je ne voyais pas en quoi l’obligation de se « soumettre » à l’Islam pouvait rapprocher à la fois les fidèles de Dieu, comme exclure les autres gens du « Livre », les « infidèles », qui avaient fait vœu de piété envers ce même Dieu. Et surtout, pour si tolérante que notre religion pût se réclamer, à viser de tels principes que la morale humaine ne pouvait que réprouver tôt ou tard, l’Islam ne risquait-il pas de perdre ce combat sur la conquête des âmes par la soumission qu’il s’était fixée. Embrasser, se rendre, se soumettre, ou se convertir à l’islam, volontairement ou par la force, peu importe le terme et indépendamment de tout débat d’ordre sémantique, cette soumission à l’islam à l’exclusion de tout autre choix de conscience, n’implique-t-elle pas l’aliénation du droit de l’individu à la pratique religieuse de son choix ?

Et quand même ne pourrait-on faire honneur à cette vérité, car l’Islam n’est pas enclin à la tolérer, du moins devrait-on convenir que cette soumission privait l’homme d’un lien de proximité avec Dieu, une relation qui est aliénée au profit de cette communauté des croyants. Et l’on aboutissait à cette sorte d’envoûtement collectif qui privait l’individu de tout lien personnel avec Dieu et le jugeait à l’aune de ces milliers de hadiths du Messager de Dieu, ramenés après examen à mille deux cents paroles, actes et principes de vie du Prophète tels qu’ils avaient été rapportés et compilés par quelque cinquante mille compagnons et autres califes et théologiens islamiques.

S’il est vrai que je n’entendais rien moins que remettre en cause le dogme de l’origine divine du Coran, j’osais penser toutefois comme les premiers musulmans qu’il était une œuvre humaine et que ce credo n’était en rien contradictoire avec ma profession de foi ; l’homme était en droit d’examiner ce qui venait de Dieu et ce qui servait les intérêts de certains. Et je m’interrogeais donc sur ce lien d’asservissement si intense de l’individu, de sa foi, de son sort personnel, de sa liberté de penser et de croire ; cette allégeance à cette Sunna actuelle, à ce corpus de lois et d’idées-forces indirectement associées à la parole divine, qui fut imposée au neuvième siècle pour des raisons politiques à la grande majorité des musulmans.

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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-22T14:56:15+02:00

Je n’ai gardé que de beaux souvenirs de mon enfance à Alexandrie. Mes parents semblaient y avoir jeté l’ancre pour être heureux. Leur histoire ressemblait à celle d’un conte de fées pour exilés, puisque le destin s’en mêla pour tout arranger. J’ai idée que mes parents eurent le coup de foudre lors de cette réception au consulat pour la fête du 14 Juillet, alors que mon père venait de s’installer à Alexandrie quelque six mois auparavant. C’est ce que ma mère m’avait une fois timidement à moitié avoué. Dans une rencontre, m’avait-elle confié, tout se jouait au premier regard ; et le leur eut tout du bonheur dans l’instant même. On sent alors que rien ne sera plus comme avant, avait-elle ajouté. Je n’abordais pas de tels sujets avec mon père.

C’est peu de dire que ma mère est belle, très belle, et son charme n’a d’égal que la finesse de son esprit. On dit souvent que la beauté physique d’une personne n’est que le miroir de son âme. Il en est de la sorte pour ma mère : l’esprit doux comme son caractère, elle a cette finesse dans l’âme la plus pure et cette élégance native qu’elle cultive à plaisir et qu’accompagne de tout temps ce magnifique sourire qui peut faire briller la salle la plus obscure. Simple dans l’attitude, d’une beauté naturelle, à Alexandrie, ville qu’elle adorait, elle brillait toujours par son charme éclatant et la finesse de ses traits et celle de sa personnalité. Elle parlait parfaitement le dialecte égyptien avec un léger accent qu’on a du mal à définir et qui souvent dénote chez un être un parfum d’exil. Elle disait malicieusement que le grec était sa langue paternelle, l’arabe, celle de l’exil, et le français, sa langue d’adoption. Curieusement, en français, si elle ne roulait les « r » à la manière des Libanais, du moins le faisait-elle avec l’accent mélodieux du Sud-Ouest en France, comme si elle eût été native de l’Ariège. Elle avait ce goût pour la culture et une conversation qui jamais ne languissait pour attirer tant de clients à notre librairie. Quelquefois, observant certains d’entre eux, leurs regards émus et quelque remués par son charme délicieux, je soupçonnais que leur intérêt pour la France ne se limitât à rien tant que la beauté du visage de ma mère. Elle le devinait aisément, mais parvenait à le dissimuler de telle manière que ces visiteurs n’en fussent jamais incommodés. En revanche, ces clients, qui pour la plupart ne savaient un traître mot de français, repartaient systématiquement avec, sous le bras, les livres les plus chers contenant des tas de photos et d’illustrations. Elle avait donc un sens inné pour les affaires.

Je pense qu’elle avait aimé chez mon père sa prestance et son allure d’homme pressé et décidé. Il dégageait beaucoup de sérénité et de détermination. Il élevait rarement la voix et avait un commandement naturel et une assurance infuse que les épreuves qu’il avait dû surmonter durant sa jeunesse, le déracinement, l’exil, la guerre et l’immersion dans une nouvelle société si différente, avaient dû en amplifier le caractère et en renforcer les traits. Il en avait retiré une prestance et une urbanité qui l’avaient grandement servi dans sa carrière. Avec au bout, le succès. Mais en définitive, je me plais à croire que rien ne devait les unir plus que l’épreuve de l’exil qu’ils partageaient et qui les gardait de mettre leur destin entre les mains d’autrui. Cela les rapprochait un peu plus. Leurs regards par moments se perdaient dans un air de tristesse, un vague à l’âme que l’on retrouve dans les yeux des gens heureux auxquels la vie a joué de mauvais tours. Ils formaient un couple magnifique, leur complicité et leur amour étaient manifestes.

Quand dans leur mariage, s’invita la religion, peu s’en est fallu qu’elle ne compromît la pureté d’une telle union. Mon père était un musulman pratiquant sans ostentation, comme il en était beaucoup en ces temps-là. Bien trop requis par ses activités professionnelles et ne souhaitant rien moins que manquer à sa famille, il n’était pas homme à sacrifier ses principes de vie pour s’assujettir à l’obligation des cinq prières quotidiennes, second des cinq piliers de l’islam. Mon père les tenait pour surérogatoires même s’il regardait la prière comme un des fondements de l’islam ; et dans cette analyse, il n’y voyait point d’incohérence dans sa conduite ni d’antilogie dans sa pensée, que cela plaise ou non à la Communauté. Il tenait en revanche à respecter celle du vendredi à la mi-journée[i] et m’emmenait régulièrement à la mosquée la plus proche sur la Route du Canal de Suez. Nous allions occasionnellement à l’imposante mosquée Al Qaed Ibrahim, à une dizaine de minutes à pied, sur une grande esplanade face à la mer. J’étais intimidé par la magnificence des lieux, et cela fait qu’à l’heure de porter les deux mains sur mon visage pour la profession de foi, j’avais toujours tendance à les retenir un peu afin de me protéger au cas que Dieu m’eût surveillé personnellement. Je me courbais, m’asseyais, me prosternais durant la prière, un tant angoissé à l’idée de n’être pas en phase avec mes voisins alignés et que Dieu pût me le reprocher. Car pour le môme que j’étais, je trouvais notre Dieu et notre Prophète pas très commodes, c’est tout au moins l’image que j’en retirais des paroles de l’imam de ma madrasa, il faut l’avouer. J’étais encore très jeune et impressionnable, appréhendant de me confronter aux forces divines, même pour un bref moment, chaque vendredi. La période la plus lassante était lors des ablutions à notre arrivée à la mosquée. Certes je comprenais que ce rituel précis qu’on achevait par une rapide profession de foi était un devoir prescrit par le prophète pour insister sur la purification du corps, de même que celle de l’âme du croyant avant la prière. De mon éducation coranique, je retiens aussi l’importance rituelle de l’eau qui a une fonction de sacralisation. Quand bien même la foi musulmane exigerait la responsabilité personnelle du croyant devant Dieu, il n’empêche, cet exercice, comme la plupart des nombreux rites collectifs de l’islam (le pèlerinage, le jeûne, l’immolation du mouton, l’aumône) n’a pas uniquement une fonction normative religieuse : il aboutit à l’intégration (corps et âme) complète de l’individu à la communauté des croyants.

[i] Vendredi, jour où les musulmans s’assemblent (réunion) (LXII, 9). La prière collective du vendredi est obligatoire.

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Extrait ajouté par jltissot 2018-08-11T15:59:07+02:00

Une nuit à Aden

Roman

Emad JARAR

Tome 1 (390 p.), Tome 2 (400 p.) publiés en juillet 2018

Mi essai mi roman, ce livre permet à la fois de mieux comprendre le rôle de l’Islam et de juger de sa place dans notre civilisation contemporaine. À travers le récit de la jeunesse d'un jeune musulman sunnite, il nous fait découvrir le Coran et nous aide à évaluer son influence dans la société actuelle.

Ce roman, en deux tomes, à l’intrigue palpitante d’émotion, raconte la jeunesse d’un Palestinien qu’un destin étonnant et une histoire d’amour hors norme conduisent à la découverte de lui-même, de sa conscience, et de sa relation avec les religions de son enfance, l’islam et le christianisme. Par une introspection à la fois insolite et spirituelle, il nous décrit comment les élans de la divine Providence le mèneront d’Alexandrie à New York, puis Sanaa, Aden, Djibouti, et enfin, Paris. Il est né musulman, certes ; mais sa raison défie cette réalité et son cœur refuse de le suivre. Il réalise peu à peu que cette religion à laquelle il se croyait enchaîné, occulte en fait la vraie nature de ce rite à l’emprise implacable sur un milliard et demi de fidèles…

Un récit captivant. Une réflexion morale et spirituelle sans concession.

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