Extraits

Ce n’étaient certes pas les romans de Wharton qui suggéraient que l’honneur triomphait : dans le premier cas, il coûtait sa vie à l’héroïne ; dans le deuxième, il lui faisait perdre tout espoir de bonheur ; dans le troisième, l’héroïne ne triomphait que parce qu’elle était incapable d’en saisir la valeur. Comment, dans ces conditions, faire comprendre son importance, en particulier à des jeunes gens qui ne s’identifieraient – s’ils étaient capables de s’identifier avec d’autres personnages que ceux des films – qu’avec la troisième héroïne ?

Le cours se déroula comme elle s’y était attendue et, lorsqu’il arriva à son terme, elle fut prise de l’envie de leur citer le passage de la Bible (livre pour lequel elle n’éprouvait aucune sympathie particulière) dans lequel il est reproché aux hommes d’avoir des yeux et de ne pas voir, des oreilles et de ne pas entendre. Mais elle préféra s’en abstenir, songeant que ses étudiants seraient aussi imperméables aux paroles de l’Évangile qu’ils l’avaient été aux états d’âme des héroïnes de Wharton.

Il saisit le verre par la courte tige le reliant à son pied et se mit à lui faire décrire de petits cercles sur la table – geste habituel que Brunetti reconnut aussitôt. Depuis toujours, les mains de Marco trahissaient sa nervosité, que ce soit lorsqu’il cassait la mine de ses crayons pendant les examens ou lorsqu’il tirait sur le premier bouton de sa chemise, quand il devait adresser la parole à une fille qui lui plaisait.

Brunetti se souvint de la fois, quelques années auparavant, où une chaîne de restauration rapide avait procédé à d’importants travaux de rénovation dans quatre locaux différents, faisant travailler ses équipes jour et nuit. Ils avaient ouvert avant même que les gens du coin se doutent de ce qui allait leur tomber dessus ou presque ; du jour au lendemain, l’odeur des différentes préparations carnées se mit à empuantir l’atmosphère, au point qu’on se serait cru dans un abattoir javanais au mois d’août.

N’oublie pas que je passe l’essentiel de ma vie professionnelle en compagnie d’étudiants ou d’universitaires. Les premiers sont la plupart du temps paresseux, les seconds démesurément contents d’eux. Les premiers n’ont que leur sensibilité et la délicatesse de leur âme à la bouche, et t’expliquent admirablement bien comment quelque blessure narcissique profonde les a empêchés d’achever leur dissertation ; quant aux seconds, ils n’ont qu’un désir, t’expliquer que leur monographie sur l’usage du point-virgule par Italo Calvino va changer tout le cours de la critique littéraire moderne. Alors tu comprends, quelqu’un comme Marco, qui te parle de choses tangibles, de la manière de gagner de l’argent et de gérer une boîte, et qui pas une seule fois, au cours de toutes ces années, n’a essayé de m’impressionner avec ce qu’il sait, avec les endroits où il a été, ni ne m’a infligé le long récit de ses souffrances – quelqu’un comme lui est un verre de vin blanc bien sec après un long après-midi à boire de la camomille froide.

S’ils écoutèrent mutuellement le compte rendu que chacun fît de sa journée, Guido et Paola n’établirent ni l’un ni l’autre de rapport entre les deux événements qui l’avaient marquée, pas plus qu’ils n’en établirent entre les histoires qu’on leur avait racontées et la notion d’honneur et de ses exigences. Surprenant Brunetti, Paola déclara alors que Marco lui avait toujours plu.

De son côté, Brunetti n’eut guère le temps de réfléchir à la question de l’honneur, ce matin-là, trop occupé qu’il était par la corvée consistant à remplir les dossiers des crimes et délits mineurs qui se commettaient à Venise. Il avait parfois l’impression que c’était l’essentiel du travail de la police : remplir des formulaires, dresser des listes, tripoter les chiffres et aboutir à des statistiques criminelles rassurantes. Réflexions qui lui arrachèrent un grognement, mais lorsqu’il se rendit compte que des chiffres vraiment précis exigeraient de manipuler encore plus de paperasse, il tendit la main vers le dossier suivant.

De son côté, Brunetti n’eut guère le temps de réfléchir à la question de l’honneur, ce matin-là, trop occupé qu’il était par la corvée consistant à remplir les dossiers des crimes et délits mineurs qui se commettaient à Venise. Il avait parfois l’impression que c’était l’essentiel du travail de la police : remplir des formulaires, dresser des listes, tripoter les chiffres et aboutir à des statistiques criminelles rassurantes. Réflexions qui lui arrachèrent un grognement, mais lorsqu’il se rendit compte que des chiffres vraiment précis exigeraient de manipuler encore plus de paperasse, il tendit la main vers le dossier suivant.

Au bout de tant d’années, elle ne pouvait plus faire semblant d’ignorer ce qui était devenu la stratégie habituelle de Guido devant ses sermons du petit déj : quitter au plus vite la table. Elle sourit en pensant à cette expression qu’il avait inventée et qu’il employait affectueusement. Elle n’ignorait pas qu’elle réagissait trop promptement et de manière disproportionnée à la moindre des provocations. Un jour qu’elle l’avait mis en colère, Brunetti avait même énuméré, avec la rigueur d’un juge d’instruction, la longue liste des sujets qui avaient le don de lui faire perdre son sang-froid. Mais elle préférait oublier ce catalogue, la seule idée de sa précision suffisant à la faire frissonner.

« C’est possible. Les criminels de Venise semblent avoir pris des vacances.

— Seigneur, si seulement mes étudiants avaient pu en faire autant ! marmonna-t-elle avec résignation.

— Voyons, Paola, ça ne fait que six jours que les cours ont repris », ne put-il s’empêcher de lui faire remarquer. Il se demanda comment elle avait réussi à monopoliser le droit de se plaindre de son travail. Après tout, c’était lui qui avait affaire, sinon quotidiennement, du moins avec une fréquence quelque peu déstabilisante, à des meurtres, à des viols et à des gens battus, alors que la pire des choses pouvant arriver dans l’une des classes de Paola était qu’un de ses élèves soit incapable de citer le premier vers de la tirade de Hamlet. Il était sur le point d’ironiser sur ce thème, lorsqu’il surprit une expression inhabituelle dans les yeux de sa femme.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Hein ? »

Il n’eut aucun mal à voir qu’elle n’avait pas envie de répondre.

« Je t’ai demandé ce qui se passait.

— Oh, des étudiants difficiles. La routine. »

Décidément, il y avait quelque chose dont elle n’avait pas envie de parler. Il repoussa sa chaise, se leva, fit le tour de la table et, posant une main sur l’épaule de sa femme, se pencha sur elle pour l’embrasser sur le sommet du crâne.

Libérée par les carabiniers deux semaines auparavant, elle avait tenu une conférence de presse la veille.

Brunetti n’avait aucune idée de ce qui scandalisait Paola dans cette manchette.

« Et ça ! reprit-elle en se rendant au bas de la page cinq, une commissaire européenne avoue avoir été VICTIME DE HARCÈLEMENT SEXUEL SUR SON ANCIEN LIEU DE TRAVAIL. »