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Les médias sont très doués pour extraire de ce genre d’événement le maximum d’émotion. Tout y est toujours dépeint en noir et blanc. Or la vie n’est pas comme ça. La vie, ce sont toutes les nuances de gris qui s’échelonnent entre les deux.
Afficher en entierD'abord, je l'entends. Il n'y a pas à se tromper sur le gloussement de son petit rire. Des tas de parents disent que leur bébé glousse alors qu'en fait, ce n'est guère qu'un gargouillis de fond de gorge. Mais Matthew glousse vraiment, lui. Il glousse comme un petit garçon plus que comme un bébé. Un garçon en barboteuse bleue dans un siège sauteur pour bébé suspendu au cadre de la porte, ses orteils tout juste capables de toucher le sol. Il les utilise à bon escient, pointés et étirés, et les repousse contre le sol au tout dernier moment pour reprendre son envol vers les hauteurs et c'est là qu'il glousse de plaisir, emplissant la maison de sa joie. Il sait, vous comprenez. Sait que l'avenir lui appartient. Qu'il est déjà plus brillant que les autres enfants de son âge, eux qui se contentent d'être assis sans bouger et contemplent passivement le monde devant leurs yeux. Matthew n'a jamais aimé rester simplement assis. Pas quand il pouvait faire ça. Il aime cette sensation d'être propulsé dans les airs et jamais il ne donne l'impression d'avoir peur. J'ai entendu des personnes dire que leur bébé n'appréciait pas trop ce genre de siège. C'est parce qu'elles ne comprennent pas que leur bébé y est à la fois libre et en sécurité, c'est trop compliqué pour elles. Mais Matthew le sait bien, lui. Il comprend le moment où il faut repousser le sol et prendre son envol. Il ne court aucun risque d'être catapulté et mis en danger. Il sait qu'il n'est pas seulement suspendu à son harnais, à chaque seconde, mon amour pour lui le soutient. Il comprend que je ne permettrai jamais qu'il lui arrive le moindre mal. Je lui donnerai des limites à ne pas franchir, vers le haut comme vers le bas. Je l'autoriserai à plonger l'orteil dans la mer et à sentir la brise souffler dans ses cheveux. Mais tout ce temps, je tiendrai fermement l'élastique de sorte que s'il s'écarte de sa trajectoire ou décolle vers une position dangereuse, je le tirerai vite en arrière. S'il glousse, c'est parce qu'il le sait. Même à un si jeune âge, il sait que jai à cœur de veiller toujours sur sa sécurité. D'autres parents libèrent leurs enfants trop tôt en les autorisant à voler de leurs propres ailes et ils vont retomber en s'écrasant au sol. Mieux vaut poursuivre ses sauts et ses rebonds, sachant qu'aucun danger ne peut vous advenir.
Il glousse à nouveau et je lui fais un sourire. Mon beau garçon bondissant, son visage rayonnant, ses yeux fixés sur moi. Je soutiens son regard dans la montée comme dans la descente et il ne s'en fatigue jamais, ni moi non plus. Parfois il tourbillonne sur lui-même et s'entortille mais il me garde toujours sa confiance. Il sait que dans un instant il me reviendra et que je serai toujours là.
Afficher en entierLes pages tournent ; l’horloge s’égrène inlassablement. J’essaie en vain d’arrêter sa progression. Je sais ce qui va arriver, je sais que toute tentative de l’arrêter est futile, mais il n’empêche que je contracte tous les muscles de mon corps. Le muscle est mémoire et je n’ai pas besoin de lui rappeler ce qui se trouve de l’autre côté. Je peux lutter contre le sommeil, je peux refuser de fermer les yeux mais j’ai beau essayer à toute force, je ne peux pas arrêter le cours du temps.
Afficher en entier.Avant même votre cerveau, c’est votre corps qui se rend compte que vous avez perdu votre enfant. Le cordon ombilical invisible qui vous lie tous les deux se rompt. À l’intérieur de vous, tout s’amollit et se relâche. Et ce n’est qu’à cet instant que votre cerveau enregistre ce qui se passe. Il passe à l’action d’un coup, tâchant de convaincre votre corps qu’il se trompe. Vous faites bien sûr ce qu’il vous commande. Vous vous précipitez à l’aveuglette dans toutes les directions et vous tirez, tirez, tirez encore sur le bout de cordon qui reste en vous. Avec l’espoir qu’en y mettant suffisamment d’énergie, à force de crier, de hurler et de donner des coups de pied, vous pourriez peut-être, qui sait, encore y trouver votre enfant, si seulement vous parveniez à atteindre l’autre bout.
Afficher en entierLe calendrier au mur m’attire l’œil, me mettant au défi de le regarder. C’est inutile. J’ai un calendrier dans la tête. Chaque jour, j’arrache la feuille, la chiffonne et la jette dans un recoin de mon esprit. Mais cela ne change rien. Ni n’atténue en rien la souffrance. C’est juste ma tête qui s’encombre de petits débris comme autant de rappels que le temps ne s’arrête jamais. Qu’on le veuille ou non.
Afficher en entierIl se donne tant de mal pour m’aider à tenir le coup et mettre de la joie où il n’y en a pas. Pour emplir la maison de bons souvenirs quand les lames de parquet craquent sous le poids des mauvais.
Afficher en entierL’art de la lecture consiste à savoir et à comprendre tout ce qui ne se dit pas. Il y a autant à apprendre des lignes vides que des mots écrits sur les pages. Je le sais et, cernée de toutes parts, seule au milieu des flots démontés, je ne lâche plus le radeau de ma vie et m’y raccroche de toutes mes forces. Il ne m’offre pas de vraie protection contre tout ce que je reçois en pleine figure. Ballottée et malmenée en tous sens, je reste allongée à plat ventre et j’encaisse, je n’ai plus la force de me défendre. C’est moins le vent qui ne gonfle plus mes voiles que le fait de ne plus avoir de voiles du tout. Alors j’attends que la tempête s’apaise et que la dernière vague se soit écrasée sur moi, ne laissant derrière elle que des débris. Puis, après le naufrage, toujours depuis cette même position, j’examine les restes de l’épave. Moi, mon corps desséché, battu et maltraité par les intempéries qui gît, solitaire et désespéré.
Afficher en entierOn ne peut affronter un problème que lorsqu’on en a reconnu la réalité.
Afficher en entierEt les chaussettes. L’absence de chaussettes dans la maison me dérange. Ce qui peut sembler absurde, non ?
Afficher en entierPapa est parti. Donc l’année commence bien. Il se trouve qu’il en baisait une autre, une prof de l’université. Il a voulu me parler avant de quitter la maison, genre conversation d’homme à homme. Il m’a fait asseoir et m’a raconté des trucs sur les gens que la vie sépare et qui s’aperçoivent qu’ils ont besoin de quelqu’un d’autre pour entamer une nouvelle phase de leur vie. Comme si c’était OK de sauter sur tout ce qui bouge parce qu’on approche de l’âge de la retraite et utiliser ça comme une sorte d’excuse. Je veux dire, c’est pathétique. Il est pathétique. Et après ça il a eu le culot de me demander de veiller sur Maman. Alors je me suis tourné vers lui et je lui ai dit :
— Je croyais que ça devait être ton rôle, non ?
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