Une surprise pour un séducteur

** Extrait offert ppar Lucy Gordon **

1.

— La course est sur le point de s’achever et les deux pilotes de l’écurie Brent sont au coude à coude. La victoire paraissait acquise à Jared Marriott, de l’équipe Cannonball, mais il a perdu du terrain et sa chance semble passée — non, le revoilà ! Il rattrape les deux autres ! A-t-il assez de place pour doubler ? Oui, il les dépasse en un éclair et… ça y est, le drapeau à damier s’agite ! Il a gagné !

Une comète de couleur rouge vif passa sur l’écran du téléviseur alors que le bolide de l’écurie Cannonball franchissait la ligne d’arrivée. A une seconde près, il avait devancé les deux voitures Brent. La caméra zooma sur Jared Marriott : il brandissait un poing au-dessus de sa tête en signe de victoire.

— Il a réussi, m’man !

Mike, le garçonnet sur le divan, ne contenait plus sa joie.

— Il a gagné ! J’le savais bien !

— Oui, évidemment tu le savais, mon poussin, répondit Kaye à son fils.

— Il gagne toujours, n’est-ce pas ?

— Eh bien, pas vraiment chaque fois…

Indigné, son fils la foudroya d’un regard noir.

— Si, chaque fois !

Elle lui sourit avec tendresse. A cinq ans, Mike était persuadé qu’il pouvait plier le monde à sa volonté. Si Jared Marriott était son héros, il remportait forcément toutes les courses sans exception — même si ce n’était pas toujours le cas.

Tous deux regardèrent le pilote sortir de sa voiture sous les acclamations enthousiastes de son équipe, puis bondir sur le podium et asperger l’assistance de champagne. Il offrait l’image même du triomphe.

Dans l’interview qu’il accorda ensuite, il fit preuve d’une modestie louable. Oui, il avait subi quelques revers récemment, mais il était sorti de cette mauvaise passe. En championnat du monde, il en était à sa troisième victoire consécutive et cette année, eh bien… il aviserait !

Il prononça ces derniers mots avec un air entendu qui fit rire tout le monde.

Il avait toujours eu ce don, songea-t-elle avec nostalgie. Quand il riait, il invitait les autres à se joindre à lui dans une joyeuse complicité, et seul un cœur de pierre aurait pu lui résister.

Or elle n’avait jamais eu le cœur dur, et surtout pas avec le jeune Jared. Ils avaient partagé une unique soirée, et elle avait eu le sentiment profond et merveilleux d’être proche de lui, au point d’aspirer à mieux le connaître.

Etait-il vraiment responsable si elle s’était bercée d’illusions ? Elle avait alors dix-huit ans, et pas assez de maturité pour garder les pieds sur terre. Elle se l’était maintes fois répété après avoir sombré dans un abîme de désespoir. Elle refusait pourtant de le blâmer, au risque de perdre une chose à laquelle elle tenait plus que tout.

A ses côtés, Mike s’émerveillait toujours de l’exploit de son héros.

— M’man, quand est-ce que j’pourrai piloter une voiture de course ?

— Quand tu seras plus grand.

— Et je serai comme Jared ?

— Si tu es assez fou, oui !

Elle le taquinait tout en s’interrogeant pour la énième fois sur la fascination de son fils pour cet homme. De nombreux autres pilotes de course automobile étaient aussi têtes brûlées. Peut-être avait-il remarqué son assiduité à suivre les Grands Prix de Formule 1, les yeux constamment rivés à Jared, et sa peur à chacune de ses sorties de route ?

A moins qu’il n’existe une tout autre raison…

* * *

Ce soir-là, après avoir couché Mike, elle retourna devant l’écran pour visionner l’enregistrement qu’elle avait fait de la course. Elle voulait le regarder seule, en toute tranquillité. Au moment du triomphe, elle fit un arrêt sur image pour contempler le visage de Jared avec une douloureuse nostalgie.

Elle chérissait le souvenir de cet homme depuis près de six ans. Aujourd’hui un peu plus âgé, affecté par la terrible tragédie qui avait failli lui coûter la vie un an plus tôt, il était au fond toujours ce garçon farouche et téméraire qui l’avait hypnotisée dès la première seconde.

A l’époque, elle s’était offert une année sabbatique avant de poursuivre ses études à l’université, en vue de développer ses talents linguistiques. Grâce à ses compétences, elle avait vite décroché un emploi au sein de l’écurie Brent. Les courses de Formule 1 se déroulaient dans de nombreux pays, et une employée polyglotte s’avérait très utile.

Elle avait fait la connaissance de Jared là-bas. Il se trouvait à Monza pour le Grand Prix d’Italie, en compagnie d’un autre pilote de l’écurie Brent, une vedette du milieu, particulièrement imbu de lui-même et connu sous le nom de Warrior — le Guerrier. Warrior ne concourait jamais sans son porte-bonheur, un badge d’argent porté sous sa combinaison de coureur. Comme il l’avait accidentellement oublié chez lui, il avait piqué une crise, finalement résolue grâce à Kaye, dépêchée en urgence à Monza.

A son arrivée, elle avait subi les remerciements, un peu trop démonstratifs à son goût, de l’intéressé, et elle avait passé le jour suivant à jouer les assistantes multilingues pour lui.

Le second pilote de l’écurie était un jeune homme aux yeux rieurs et au physique d’acteur de cinéma.

— Jared deviendra un excellent pilote le moment venu, avait dit Warrior d’un ton hautain. A condition qu’il sache se montrer patient.

En entendant ces paroles, Jared avait adressé à Kaye un sourire, puis un clin d’œil. Lors de la course, il avait failli battre Warrior, lequel était sorti de sa voiture livide et furieux.

— Il ne vous pardonnera jamais, avait-elle murmuré à Jared alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le circuit.

— Attendez la prochaine course, avait-il répondu avec un petit rire de gorge. Qui sait si je ne lui donnerai pas une meilleure raison de m’en vouloir ? A un de ces jours !

Malicieux, il avait soufflé un baiser dans sa direction avant de rejoindre en hâte le top model très glamour qui l’attendait. Elle avait éprouvé un curieux pincement de jalousie. Si elle n’était pas repoussante, elle savait aussi qu’elle n’avait aucune chance d’attirer un tel homme. Il n’avait qu’à se baisser pour trouver une nouvelle petite amie.

Les semaines suivantes, elle avait observé avec attention les progrès de Jared dans le classement. Il avait gagné toutes les courses à la grande fureur, à peine cachée, de Warrior. Elle avait aussi surveillé les magazines people, où il apparaissait régulièrement aux côtés de ses compagnes successives, toutes plus pulpeuses les unes que les autres.

De temps à autre, elle le croisait en Angleterre, entre deux Grands Prix. Il la reconnaissait de loin, la saluait d’un signe de la main, puis s’éclipsait. Une fois, il lui avait offert un café à la cafétéria de la société. Elle avait profité de quelques éblouissantes minutes auprès de lui, un peu gâchées lorsqu’il l’avait appelée par un autre prénom.

A l’évidence, elle ne possédait pas ce « petit quelque chose » permettant à une fille de se démarquer des autres ! Si seulement elle avait eu plus de formes !

— Bien trop mince, s’était-elle reproché devant le miroir en pied de sa chambre ce soir-là.

— Estime-toi heureuse ! avait répondu sa grand-mère juste derrière elle. Pense à toutes les filles rondes qui t’envieraient !

Suite au décès de son père et sa mère dans un accident de la route, huit ans plus tôt, elle avait été élevée par ses grands-parents maternels. Elle partageait avec eux une relation affectueuse, malgré l’inévitable incompréhension entre leurs deux générations.

— Tu peux porter des jeans moulants, contrairement à la plupart des femmes.

— Seulement parce que j’ai la silhouette d’un garçon ! avait-elle répliqué, dégoûtée. Rien devant, rien derrière, rien nulle part !

— Tant mieux. Comme ça tu ne t’attireras pas d’ennuis !

Pendant ce temps, Jared avait ajouté toutes les victoires à son palmarès : Turquie, Italie, Belgique, Brésil. Entre les épreuves, il était traqué avec assiduité par la presse, fascinée par la kyrielle de beautés qu’il promenait à son bras. L’une d’entre elles monopolisait particulièrement l’attention. Mirella, un mannequin aussi célèbre pour ses frasques que pour sa beauté, se montrait de plus en plus souvent à ses côtés. Ils avaient connu des disputes, des réconciliations, et il y avait eu des rumeurs de mariage, toutes exposées en gros titres. Lors de la victoire de Jared au Grand Prix du Japon, quelques centimètres devant Warrior, Mirella l’attendait au stand pour le féliciter.

A son retour en Angleterre, Warrior était rentré dans une colère noire. Un soir, il avait déboulé dans les bureaux où Kaye s’apprêtait à partir après une longue journée de travail. Elle lui indiqua que Duncan, leur patron, se trouvait encore là, et il s’était précipité dans son cabinet en claquant la porte derrière lui.

Une seconde plus tard, elle avait perçu leurs éclats de voix et s’était attardée, curieuse, pour entendre leur dispute. Elle avait conscience d’être indiscrète en espionnant une conversation privée, mais existait-il rien de plus divertissant ?