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Je me remis également à la méditation, et en enseignai les rouages à ma douce. J’avais espoir de retrouver moi aussi ce lien avec le monde éthéré, mais ni elle ni moi ne parvînmes à en ouvrir les portes. Je mentirais en affirmant que je n’en sortais pas quelque peu frustré, mais nos fins de soirée enlacés me faisaient vite oublier toutes les vicissitudes du Créé. Après tout, si lui avait sa grandiose destinée, moi j’avais ma dulcinée. Qui pouvait se targuer d’avoir à disposition sa propre déesse incarnée ? Pour rien au monde n’aurais-je voulu échanger nos places.
Afficher en entierSaéline vit mon anxiété croissante. Elle y mit un terme par un nouveau baiser qui emballa mon cœur et musela mes pensées. « Nous ne pouvons savoir ce que les dieux ont prévu pour nous », susurra-t-elle, « mais si notre malheur fait partie de leurs plans… alors j’aimerais partager quelque chose avec toi ce soir ».
Ces mots explosèrent dans mon esprit. L’évocation imagée de leur accomplissement s’imposa instinctivement en moi, forçant mon être à y réagir involontairement. Elle n’eut pas à constater le pourpre de ma face, dissimulé dans le reflet des flammes, pour remarquer à quel point ma mécanique répondait excessivement bien à ses charmes. Elle m’avait pris au dépourvu, désarmé. J’en étais heureux et terrifié à la fois.
Terrifié ? Pourquoi donc l’étais-je ? D’où provenait cette peur qui soudain me tenaillait ? N’avais-je pas été préparé à cette finalité dès mon entrée en territoire samarin ? La soigneuse ne l’avait-elle pas fait découvrir à mon corps de jeune homme ?
Non, ici, il s’agissait de bien plus. Ici, il s’agissait d’amour.
Afficher en entierLigne brisée découpant haut notre champ de vision, leurs crêtes combattaient vaillamment un ciel piqueté qui semblait vouloir les écraser de sa profondeur céruléenne aux timides reflets vermeilles. Le feu céleste s’était-il levé par-delà les montagnes ?
La réponse me fut donnée par une soudaine gerbe de clarté qui déferla dans les cieux ! Un paravent de lumière divine avait giclé de derrière les monts, dessinant par-dessus nos têtes des stries d’ombres portées par chacun de leurs sommets. L’air du matin, empreint d’humidité nocturne, forma dans ce firmament ravivé un fin voile de vapeur, jusque-là camouflé, dans lequel l’astre enfin extirpé des abîmes du monde faisait jouer ses premiers rayons.
Afficher en entierLes habitations étaient, comme je l’avais deviné de la montagne, entassées les unes sur les autres. De petites bâtisses aux toits délabrés et aux murs recouverts d’un crépi granuleux qui, seul, semblait avoir défié le temps. De minuscules fenêtres s’ouvraient sur notre passage, couvertes pour la plupart de volets en bois partageant la décrépitude des toitures. Les battants qui avaient cédé gisaient à même la route, parmi d’autres débris entre lesquels nous progressions avec prudence.
La vétusté des lieux et l’étrange absence de comité d’accueil rendaient l’ambiance pesante. Le silence avoisinant faisait résonner chacun de nos pas. Les ombres de la nuit naissante s’insinuaient entre les murs rapprochés. La voie principale que nous suivions serpentait entre ces masures aux allures de cadavres figés. Un nombre incalculable d’étroites venelles s’infiltraient entre ces dernières telles un vaste circuit sanguin. Un étrange plan urbain qui, selon Satwikeï, permettait de conserver un semblant de fraîcheur pendant la journée. Du moins l’avait-il permis à l’époque où les toits des maisons recouvraient encore entièrement ce labyrinthe exsangue.
Afficher en entierSpoiler(cliquez pour révéler)Tous, esclaves ou bourreaux, étaient torses nus tant la chaleur était étouffante. Elle se dégageait d’une série de fourneaux mobiles en bout de voie. Des fourneaux qui crachaient la suie et le feu tout en déféquant de longs rubans incandescents, que d’autres âmes en peine découpaient et trempaient dans de grandes cuves, elles aussi mobiles. Toute une fonderie ferroviaire, enfantant les nouveaux rails et les nouvelles poutrelles nécessaires à ce ver invisible qui, lentement, inépuisablement, creusait son passage sous la montagne.
Afficher en entierLes motifs étaient d’une finesse saisissante, dont certains détails n’étaient visibles que le nez collé à leur surface. J’en venais à douter de leur origine Pensante ! Le relief de chacune des formes créait un jeu d’ombres qui dansait à la chaude lumière des lampes murales. L’effet en était presque hypnotique, plongeant l’ensemble dans un ballet vibrant duquel semblaient vouloir s’extraire les personnes et objets gravés.
Afficher en entierCette réflexion parasite accaparera une partie de mon esprit, quand l’autre mettait mes membres en mouvement. J’avançais le premier sans véritablement m’en rendre compte, tirant dans mon sillage une Saéline éberluée dont je serrais le poignet à lui en faire mal. Au moment de passer les barbelés, une clameur s’éleva dans notre dos. La centaine d’esclaves nous vit sur le pas de l’isoloir… sans qu’aucun garde ne bronchât ! Le message fut clair, et les esprits s’éveillèrent.
Ce fut la ruée des maltraités.
Afficher en entierLa dame déclinait lorsque je finissais mes mémoires. Saéline ne dit mot. Je remarquai, à la clarté diffuse de l’astre vespéral réverbéré par ses pupilles, qu’elle se contentait de me regarder droit dans les yeux. J’étais éreinté, mais heureux d’avoir enfin pu lui livrer tous mes secrets. Mon cœur, lui, battait la chamade, mais pas pour les mêmes raisons.
Elle, restait silencieuse, subjuguée par ce flot de mots qui lui avait ouvert l’esprit sur des vérités embrassant non seulement son peuple, mais aussi tout le Créé.
Son silence finit par me mettre mal à l’aise. Je le rompis en lui demandant si elle me croyait. Je la vis imperceptiblement se rapprocher, cligner des yeux puis me susurrer : « Prends ceci en réponse ».
Et mon cœur fut foudroyé de grâce.
Afficher en entierLui ne riait pas. Il se redressa, le regard mauvais. Il refusait qu’on lui prît son garde-manger si près de la maturation ! Désormais sous le contrôle de ses émotions, il se lança une fois de plus pour s’opposer à l’injustice et esquiva une seconde poussée, plus violente que la première. Les gardes cessèrent instantanément de rire. Il eut à cet instant la désastreuse idée de vouloir arracher son épée au fourreau de l’iskalkant qui lui barrait la route. Je ne pense pas qu’il ressentit la quinzaine de carreaux d’arbalète qui le transpercèrent alors. Son étincelle de vie l’avait déjà quitté que ses genoux touchaient seulement terre. Là, il s’écroula, et se vida de son sang comme une outre de vin éventrée. Les exclamations amusées des gardes furent sa seule oraison funèbre.
Afficher en entierJ’en fondis sur place, et mon cœur se serra de ne pas pouvoir, sur l’instant, partager davantage que des paroles. La fugace pensée qui me traversa l’esprit me fit d’ailleurs virer rubicond, ce que la jeune femme ne put ignorer. Était-ce par pitié, par compassion, elle me prit le visage entre les mains et… m’embrassa sur le front. « Si l’Histoire devait nous oublier », dit-elle, « sache que moi au moins je ne t’oublierai jamais, Garman le Béonide ». La douceur de ses mots s’est gravée dans ma mémoire, et celle de son baiser dans mon âme.
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