Extraits

Elle lui rendit son sourire, mais celui-ci s'évanouit bien vite. Elle avait entraîné Strell sans relâche pour qu'il sache à quoi ressemblaient sa source et ses tracés et qu'il réponde correctement aux questions de Bailic, mais elle se faisait du souci quand elle n'était pas là-haut pour rattraper d'éventuelles erreurs.

- Tout ira bien.

Strell lui adressa un hochement de tête solennel, manifestement ravi de la voir adopter une douceur et une docilité si inhabituelles chez elle. Le léger cliquetis des assiettes sir le plateau tandis qu'il s'éloignait sembla assourdissant à la jeune-fille.

Alissa revint à ses petits pains. Elle n'en crut pas ses yeux : il en manquait un. Il l'avait volé sous son nez. C'était la deuxième fois cette semaine !

- Strell ! lui cria-t-elle. Sois réduit en cendres !

Pourtant, un sourire se dessina sur son visage quand le rire du jeune homme lui parvint. La prochaine fois, elle l'aurait.

Le Légat fit une révérence d'une grande distinction. Puis il s'éloigna du foyer avec la grâce d'un danseur et disparut dans les ténèbres. Ils entendirent le bruit de ses pas décroitre dans le neige. La parfum de pomme et de pin persista encore un instant dans l'air, puis ils ne perçurent plus rien : il était parti. La neige, qui avait menacé de tomber toute la soiré, fit son apparition.

Alissa s’arrêta, gagnée par une peur instinctive. Il était aussi large que six chevaux, ses dents étaient longues comme les bras de la jeune fille et ses yeux gros comme sa tête. Elle déglutit quand la bête tourna la tête vers elle et leva vers son museau un doigt d’une longueur inconcevable pour de toute évidence lui intimer le silence. Alissa vit les muscles bouger sous la peau dorée et elle recula malgré elle vers le seuil de la porte. Le Maître s’éleva dans les airs dans un battement d’ailes. Il se dirigea vers l’est et la cité abandonnée d’Ese’ Nawoer, à une matinée de marche de là.

Alissa étouffa un cri de surprise quand Serre fila juste au-dessus de sa tête avec un cri outragé et suivit l’immense raku comme pour le chasser. Ce soir ? se demanda Alissa alors que ses orteils commençaient à geler et que le froid la gagnait peu à peu. Il reviendra ce soir ?

"Elle ne l'avait pas vraiment reconnu. Cela ne l'avait pas surpris. Comment attendre d'Alissa qu'elle se souvienne de quelque chose que seulement l'un d'entre eux avait vécu pour l'instant ? "

— J’ai une faveur à te demander, dit-il.

— Bien sûr.

Lodesh contemplait lui aussi la scène, mais ses pensées étaient chargées de sympathie, mêlée à une quantité non négligeable de jalousie.

— Tu connais mieux que moi les manies des hommes. Je ne les ai pas étudiés aussi consciencieusement que toi.

Lodesh accueillit le compliment d’un nouveau hochement de tête.

— C’est ma seconde occupation, admit-il modestement.

Le Maître cambra douloureusement le dos.

— Par les cendres, je suis épuisé. Je n’avais pas volé comme ça depuis que Keribdis et moi, nous ...

depuis un certain temps.

— Attendez un peu. Demain, vous aurez mal.

Un sourire fugace éclaira les traits du Maître, puis il revint à Strell et soupira.

— Je pense que, si le flûtiste part, les sentiments qu’elle a pour lui s’estomperont peu à peu et la laisseront libre de trouver un parti plus adapté, surtout maintenant qu’elle est bloquée sous sa forme de raku. Malheureusement, tu as aussi peut-être raison : Alissa pourrait abandonner son nouveau statut pour le suivre. Elle est encore plus obstinée que moi. Il serait peut-être dans l’intérêt de tous de faire une exception pour Strell, afin de pouvoir garder un oeil sur elle.

— Par la lumière du Navigateur ! Faire une entorse à vos règles ! s’écria Lodesh, en feignant la surprise.

— Je t’en prie, si cela devait se savoir… Cela dit, il n’y a plus personne pour me rappeler à l’ordre.

(Il s’interrompit, perdu dans ses souvenirs.) Mais avant d’ouvrir les portes de ma Forteresse à un non-Gardien, je dois savoir de quoi il est fait.

— Talo-Toecan ! Vous prenez votre rôle de père très au sérieux.

— Lodesh ... C’est mon élève. Je m’inquiète pour elle. Elle est jeune, et si tu dis vrai, elle risque d’offrir son coeur à un homme dont l’existence ne constituera qu’un fragment de la sienne.

Lodesh n’aimait pas du tout cela.

— Vous voulez que je me mêle de leurs affaires ?

— Non, je veux que tu évalues la situation.

Il considéra une fois de plus Strell. Le jeune homme toucha doucement l’une des griffes d’Alissa et frissonna. Le Maître laissa échapper un petit grondement menaçant.

— Parle-lui, poursuivit-il. Tu sais mieux jauger les hommes que moi. Je le ferais s’il ne se méfiait pas autant de moi, ce que je peux comprendre.

Lodesh se massa la nuque.

— Je sais déjà qu’il est digne d’elle.

— Oui, c’est évident, admit Talo-Toecan.

Lodesh se détendit.

— Je veux savoir s’il peut endurer les rigueurs d’une existence de Gardien sans les tracés et les talents qui vont avec, dit Talo-Toecan. Suivre un raku est une existence difficile. On est sûr de s’attirer des ennuis tout à fait inhabituels et d’y gagner une collection de cicatrices des plus fascinantes.

— Vous craignez qu’elle perde son calme et le réduise accidentellement en cendres, et vous voulez savoir s’il aura une force de caractère suffisante pour lui tenir tête, tout en étant conscient des conséquences funestes que pourrait engendrer une telle attitude.

— C’est bien cela.

— Aucun problème, mon vieil ami. Je saurai si ce garçon est assez courageux pour courtiser votre fille.

Lodesh éclata de rire, extrêmement satisfait de sa plaisanterie.

Chapitre premier

Alissa empoigna fermement ses jupes et remonta furtivement l’escalier. Sans quitter des yeux le palier, elle tâta du pied la marche suivante, avec ce qu’elle espérait être un air désinvolte. Ce n’est pas une bonne idée, se dit-elle. Elle avait préparé les repas de Bailic durant tout l’hiver et savait qu’attirer son attention risquait de lui causer des ennuis. Elle prit une profonde inspiration et hésita un instant, partagée entre curiosité et bon sens. Le cœur battant, elle reprit son ascension. La curiosité l’avait emporté. Rien de très surprenant, reconnut-elle.

Comme d’habitude, elle s’était réveillée avant l’aube. Un sentiment d’insatisfaction l’avait arrachée à ses chaudes couvertures. A ses yeux pourtant, rien ne différenciait ce jour-là du précédent. Les moineaux picoraient toujours sur les toits de la

Forteresse, la brume glacée s’élevait tandis que l’aube éclairait peu à peu le ciel, les feux dans les cheminées avaient besoin d’être ranimés et les souris détalaient quand elle tournait dans les couloirs.

Elle ressentait une agitation inexplicable, un besoin d’action, sans toutefois être capable de savoir quoi faire. Elle avait l’impression qu’elle aurait déjà dû agir, et le sentiment de s’être montrée négligente la rongeait. Ce matin-là, quand ses pieds avaient touché le sol, elle s’était sentie envahie par l’étrange besoin de savoir ce que Bailic voulait pour son petit déjeuner. Cela l’avait poussée à gravir l’escalier de la tour, alors même qu’une saine prudence l’incitait à rebrousser chemin et à regagner les cuisines.

Elle ne s’était jusque-là jamais souciée de savoir si ce fou aimait ou non ce qu’elle lui cuisinait. Pour Alissa, quiconque se prétendait maître de la Forteresse, en dépit de la réalité la plus criante, était forcément malade. Elle ne préparait les repas de Bailic que pour le tenir à l’écart de la cuisine. Pourtant, ce jour-là, savoir ce qu’il voulait manger semblait pouvoir mettre un terme à son agitation.

Alissa secoua la tête. Inutile la regardait attentivement ; ce n’était pas lui qui avait parlé. C’était elle, mais une part d’ellemême dont elle ignorait l’existence, cachée, ensevelie sous des années de vie en société, de civilisation.

— Qui es-tu ? murmura-t-elle à ses pensées les plus obscures.

Il n’y avait rien de fou à parler à soi-même, tant que personne ne vous répondait.

— Tu as déjà oublié ?

Elle comprenait à présent pourquoi elle tenait tant à ce qu’il joue de nouveau. Il avait perdu sa musique à cause d’elle, mais elle allait la lui rendre.