Commentaires de livres faits par Vicvicvic
Extraits de livres par Vicvicvic
Commentaires de livres appréciés par Vicvicvic
Extraits de livres appréciés par Vicvicvic
ensuite assassiné sa soeur puisqu'il a écrit Horace. Cervantès se
prenait pour un chevalier du Moyen Age car il a fait Don
Quichotte. Victor Hugo était bagnard, sinon comment aurait-il
eu l'idée de Jean Valjean ? Quant à Goethe, c'était le diable; la
preuve il a imaginé Méphisto.
Je suis parvenu à ces conclusions en réfléchissant sur mon
propre cas. Ayant écrit le roman d'un crémier, j'ai appris par
-les journaux que j'étais crémier. Au début, cela m'étonnait car je
croyais naïvement avoir réussi un portrait assez cruel. Puis, je me
dis (non sans satisfaction) que décidément la littérature est une
activité dangereuse quoi que l'on imprime, cela se retourne
contre vous.
Flaubert nous a causé un tort immense lorsqu'il s'est écrié
« Madame Bovary, c'est moi » Il ne faut pas dévoiler de pareils
secrets. Cela crée des malentendus qui durent cent ans et plus et
qui jettent le discrédit sur toute la profession. Les critiques
prennent tout au pied de la lettre. Leur raisonnement est le
suivant « Puisque Flaubert avoue lui-même qu'il s'est peint
dans son personnage, il est clair qu'il avait le caractère et les
aspirations d'une petite provinciale insatisfaite, etc.»
Ayant le désir frénétique de plaire à la critique, j'affirme sur
l'honneur que je ne suis pas crémier, que je ne me suis pas enrichi
dans ce commerce et que je n'ai écrit le Bon Beurre que pour trois
raisonLa première est qu'en 1952, le crémier me paraissait un
personnage curieux, un phénomène social inédit, tout à fait digne
qu'on lui consacrât un roman. Secondement, en observant sous
l'Occupation les mercantis qui s'enrichissaient en spéculantsur la
misère du pauvre monde, je me jurais qu'un jour je tirerais
vengeance de ces canailles. Ce fut une vengeance d'homme de
lettres, que je mangeai froide à souhait, à cause du recul
romanesque. Troisièmement, vers l'âge de trente ans, je voulus
me prouver que j'étais capable de mener à bien un roman
traditionnel, c'est-à-dire comportant une intrigue inventée par
moi, des personnages qui m'étaient complètement étrangers et la
description d'un coin de la société de mon temps.
Lorsque j'eus l'idée du Bon Beurre, j'écrivis d'un trait
cinquante pages puis je tombai en panne. Tout à coup le sujet me
dégoûta. Je fourrai les cinquante pages dans un tiroir, où elles
dormirent quelques mois. Un jour je les ressortis, je les relus et
j'eus une bonne surprise. J'ajoutai une phrase, puis une page, et le
reste suivit en trois mois. J'habitais alors un pavillon en meulière
à Gournay-sur-Marne où j'étaisfort mal. Grâce au Bon Beurre
j'ai gardé un excellent souvenir de ce domicile. Je passais des
heures charmantes derrière ma machine à écrire, pouffant tout
seul quand j'inventais une noirceur particulièrement pommée de
mon héros. Le soir, je lisais le travail du jour à ma femme qui me
récompensait par des éclats de rire.
Il est exact que l'on a à l'égard de ses œuvres des sentiments
paternels. La préférence va tantôt à l'une, tantôt à l'autre. Je me
suis assez vite détaché du Bon Beurre, à cause de son succès sans
doute, car les parents n'aiment pas beaucoup ceux de leurs enfants
qui réussissent. En outre, pendant plusieurs années, ce livre, je ne
sais pourquoi, m'a paru un peu extérieur à moi. Aujourd'hui que
je le place dans la perspective de mes autres ouvrages, je vois bien
que je devais l'écrire, et dans ce style-là.
Avril 1972.
1940, sur la route de Bordeaux où le Gouvernement l'avait
précédée, un homme qu'elle recueillit dans sa camionnette
lui dit « Tu sens le fromage, ma petite mère. Si t'es pas
crémière, moi je suis le pape.» Cet homme portait l'uniforme
des zouaves et buvait du vin rouge sans en offrir à personne.
Julie Poissonard pensa « Le monde est mauvais.»
Au volant, son mari, Charles-Hubert Poissonard, que la
défaite de la France rendait bavard, disait au soldat
« Pourquoi qu'on n'a pas envoyé tous les Juifs au front ? Moi,
si j'étais le Président de la République, c'est ce que j'aurais
fait. Et on n'en serait pas là.» Les deux enfants Poissonard,
une fille de dix ans, Jeannine, et un petit garçon de quatre,
Henri, ne disant rien, donnaient une leçon de dignité qui
était perdue pour tout le monde.
A Bordeaux, on se débarrassa du zouave qui n'avait plus de
vin et menaçait les provisions de ses hôtes nomades. Le
voyage, que plus tard on appela « exode », n'avait pas, en
somme, été trop déplaisant. Certes on avait eu tort de
recueillir ce zouave, mais on saurait à l'avenir qu'il ne faut
pas ramasser le premier venu sous prétexte qu'il est vêtu de
kaki et se déplace à pied