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Je me rends compte aujourd'hui que l'amour n'affaiblit pas. Que l'amoour, au contraire, rend plus fort. Parce qu'il rend plus responsable.

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** Extrait offert par Michelle Styles **

Chapitre 1

794 après J.-C. Centre de la Norvège

– Préparez les boucliers ! Levez les piques ! Dégainez les épées ! Les pignons de la place forte de Bose l’Obscur sont en vue ! cria Vikar Hrutson, jaarl du royaume de Viken, aux hommes de son felag.

– Tu prends là un sérieux risque, Vikar, lui murmura Ivar. Et si tu te trompais ? Et si Bose désirait la paix avec Viken ?

Vikar détourna les yeux du promontoire creusé de criques et cerné d’îles caillouteuses qu’il observait pour tourner ses yeux vert sombre vers son ami. Comme lui, Ivar était un jaarl – un comte viking. Ils dirigeaient ensemble le corps expéditionnaire, ou felag, qui constituait l’équipage du drakkar.

– La paix, lui répliqua Vikar, Bose ne la connaît que dans son sommeil. Le raid sur Rogaland n’était qu’un début. Il a rompu la trêve et déclenché la guerre.

– Mais Thorkell approuvera-t–il notre démarche ? s’enquit Ivar en changeant de position, mal à l’aise. C’est un pur coup de chance que nous ayons fait escale à Rogaland. Ma sœur et son mari n’auraient pas pu résister seuls à cet assaut.

– Ce fut une victoire pour le felag, une victoire pour Viken.

– Ce sont ton épée et ton bouclier qui ont eu raison de Hafdan. Mais s’il avait agi de sa propre initiative ? Après tout, il naviguait sous son propre pavillon.

– Un seul homme a pu ordonner ce raid et cet homme vit toujours tranquillement sur ses terres, repartit Vikar, les poings serrés sur la rambarde et le regard de nouveau braqué sur les murs sombres du manoir se dressant au-dessus du fjord. Bose l’Obscur est l’instigateur de cette violation du traité, de cette agression. Hafdan n’aurait jamais osé s’en prendre à un jaarl de Viken de son propre chef. J’avais pourtant prévenu Thorkell que Bose n’en resterait pas là. J’aimerais cent fois mieux avoir eu tort.

Enflammé par ces paroles, Ivar abattit son poing sur le garde-corps.

– Thorkell s’est montré bien trop clément avec lui. Le complot qu’il a ourdi contre Haakon était inadmissible. Il aurait dû se douter que Bose ne se contenterait pas de demeurer assigné à résidence sur son domaine.

– Je n’ai aucun don de voyance et j’ignore ce que pensait Thorkell lorsqu’il a fait ce choix. Quant à Haakon, il est en pleine forme et connaît désormais un bonheur sans nuage avec sa jeune épouse et leur enfant, répondit Vikar en haussant légèrement les épaules. La parole de Bose n’est qu’un instrument au service de ses propres intérêts. Seule la force peut lui faire entendre raison. Il a tenté encore une fois de se jouer de nous et il va perdre… tout.

– Mais Thorkell, comment réagira-t–il en apprenant que tu as mené un raid sur la place forte de Bose ?

– Il me récompensera. Bose a rompu la trêve : il mérite d’être puni à la hauteur de sa félonie. Et c’est moi qui serai son bourreau, décréta Vikar, le vent balayant ses cheveux blonds qui lui retombaient sur le front. Thor et Tyr sont avec nous, mais la bataille n’en sera pas moins longue et sanglante. Sous-estimer Bose serait une grave erreur. Le bonhomme est un stratège redoutable, plus retors que Loki.

– Je me fie à ton jugement, dit Ivar en hochant la tête. Après tout, tu as jadis été l’époux de sa fille.

– Fort heureusement, notre union n’a pas duré.

Vikar refusait de repenser à son ancienne femme. Allait-illa retrouver ici, égale à elle-même, avec ses longs cheveux blonds, ses rondeurs aguichantes et son caractère invivable ? Ou s’était-elle depuis déniché un nouveau mari, plus disposé que lui à jouer les sous-fifres de Bose ? Il contempla les pignons sculptés de motifs complexes. Ces questions n’avaient désormais plus aucune importance. Sela incarnait tous les défauts du sexe faible. A cause d’elle, il avait renoncé à se trouver une compagne attitrée.

– Est-il vrai que la fille de Bose n’a plus paru à la cour de Thorkell après votre divorce ? Et que ce manoir a été construit sur les ossements de guerriers ensauvagés, prêts à sortir de terre pour repousser toute tentative d’intrusion ?

– On raconte beaucoup trop d’histoires invraisemblables sur les bancs de nage, trancha Vikar en s’écartant d’une poussée de la rambarde.

Il se dirigea vers la proue du navire pour voir comment son nouveau bateau prenait le vent – un bateau digne d’un des jaarls les plus en vue du royaume de Viken, un homme qui avait conquis gloire et fortune à la suite d’un seul et unique raid l’été précédent et dont les exploits étaient chantés par les scaldes dans leurs plus récents poèmes.

Le son d’une corne retentit à la surface des eaux. Leur navire avait été repéré, songea Vikar. La bataille commencerait dès leur débarquement.

– Que manigances-tu au juste là-haut, Bose l’Obscur, dans ton magnifique manoir ? Quelque chose me dit que tu t’attendais à ma visite. Et même que tu l’espérais, murmura-t–il en posant la main sur la poignée de son épée. Mais méfie-toi. Je ne suis plus le jeune naïf qui a jadis épousé ta fille. Nous allons nous affronter de nouveau et cette fois, Bose, il n’y aura qu’un seul gagnant.

***

– Un navire vient de passer le promontoire. C’est un drakkar et il n’est peut-être pas seul, annonça Sela avecun calme feint alors qu’elle pénétrait dans la chambre à coucher de son père.

A la différence de la grand-salle, cette pièce-ci était abondamment garnie de fourrures et de tapisseries somptueuses. Au centre trônait un gigantesque lit, sur lequel reposait Bose l’Obscur. Son visage se crispa en voyant avec quelle difficulté son père se redressait en position assise, sa paralysie latérale rendant pénible le moindre de ses mouvements.

A peine quelques mois auparavant, c’était encore un homme vigoureux. Puis la maladie l’avait frappé – la malédiction, s’il fallait en croire la rumeur qui se chuchotait dans les recoins obscurs du manoir, les médisants affirmant que la chance légendaire du maître des lieux n’était plus désormais qu’un souvenir. Sela préférait ignorer ces oiseaux de mauvais augure : son père avait déjà assez souffert comme cela.

– Ami ou ennemi ? croassa-t–il.

– Impossible à dire. Il est encore trop loin pour qu’on puisse voir si ses occupants vont lever leur bouclier ou le laisser pendre à leur ceinture, répondit-elle tout en écartant de son front une mèche de cheveux couleur miel.

Ayant conscience que c’était là un geste de nervosité hérité de l’enfance et que son père ne manquerait pas de le remarquer, elle s’empressa de cacher ses mains dans les plis de sa tunique et détourna les yeux. Que pouvait-elle au juste lui révéler de la situation ?

– Quel est le motif des voiles du navire de tête ? lui demanda-t–il en plissant les paupières, ses doigts se refermant compulsivement sur la couverture de fourrure. Tu me caches quelque chose, ma fille, or je suis toujours le maître des lieux et j’ai le droit de tout savoir, y compris les mauvaises nouvelles.

– Je ne connais pas le motif de ces voiles-là, avoua-t–elle. Si Hafdan était là, il saurait mieux te renseigner que moi…

Son père s’empourpra.

– Je n’ai pas eu le choix, il fallait que j’envoie Hafdan en expédition. Nous devions trouver de nouveaux débouchés pour nos produits, le marché de Kaupang nous étant dorénavant fermé, lui rappela-t–il. Les pays de l’Est sont les plus prometteurs. Il faut bien que Thorkell me permette de nourrir mon peuple. Au retour de Hafdan, nos coffres déborderont de nouveau de pièces d’or.

– Ai-je formulé le moindre reproche ? fit Sela en se raidissant. Hafdan est parti nous ouvrir de nouveaux marchés, c’est entendu. Et tu restes jaarl du nord de Viken.

Son père eut un sourire en coin et leva sa main valide.

– Je veux te léguer un héritage digne de ce nom, ma fille, pas seulement un tour de bras en argent et une lame maintes fois retrempée. Tu finiras par convenir de la nécessité de cette expédition.

– Hafdan est un arriviste prêt à tout pour satisfaire sa soif de gloire, rétorqua-t–elle en croisant les bras.

– Hafdan a de l’ambition, c’est vrai, mais il reviendra. N’as-tu pas remarqué avec quel air il te regardait ? ajouta Bose avec malice. Quand je ne serai plus là, tu sais, il te faudra un homme fort…

– J’ai déjà essayé le mariage, merci bien.

Sela retint les propos acrimonieux qui lui montaient aux lèvres. Son ancien époux était, lui aussi, un homme ambitieux et elle n’avait aucune envie de réveiller les souvenirs amers qu’il lui avait laissés.

– Tu étais jeune à l’époque, repartit son père avec un geste las de la main. Et Vikar Hrutson aussi. Mes conseils l’indisposaient. Je regrette vraiment de ne pas avoir prévu les soucis qu’il te causerait.

– Cela remonte à près de quatre ans. Tu ne pouvais pas savoir, dit Sela en caressant sa joue burinée.

Sitôt qu’il avait compris son embarras, il l’avait promptement éloignée de la cour avec son futur nouveau-né, la sauvant ainsi de son humiliante situation de femme délaissée.

– Quatre ans ? répéta-t–il d’une voix consternée. Sela, ne vaudrait-il pas mieux que les fantômes du passé reposent enfin en paix ? D’autres hommes…

– Je n’ai aucun fantôme dans ma vie, père, loin de là, le coupa-t–elle. Et puis, si je me remariais, qui veillerait sur toi ?

– Hafdan est différent. Il est loyal. Tu t’en apercevras… avec le temps.

– En attendant, il ne nous a pas laissé grand monde pour nous défendre contre les visiteurs.

– Oui, il va falloir redoubler de précautions, reconnut-il avant de lui désigner un coffre cerclé de fer. Envoie-moi quelqu’un pour m’aider à m’habiller. Je vais revêtir ma cotte de mailles et porter l’épée que Thorkell m’offrit jadis, quand j’avais encore sa faveur. J’ai encore assez de fierté pour accueillir ce bateau comme il sied à Bose l’Obscur, jaarl du Nord. Si d’aventure les nouveaux venus s’imaginent pouvoir me ravir mon domaine sans coup férir, ils vont vite déchanter.

– Far, tu n’es pas en état de te battre, répliqua Sela en s’interposant entre son père et le coffre. Tes jambes te supportent toujours, mais ton bras n’est plus assez robuste pour manier l’épée. Non seulement tu ne tiendrais pas cinq minutes dans un combat, mais tu serais un danger pour tes propres troupes.

– Crois-tu donc me l’apprendre, ma fille ?

Bose tenta, en vain, de bouger le bras en question. Non sans effort, il parvint à redresser un peu le menton.

– C’est moi qui dois désormais vivre avec ce handicap, poursuivit-il. Il s’agit de mon bras et de ma figure.

Sela se saisit de sa main valide.

– Reste donc dans cette chambre, l’adjura-t–elle. J’accueillerai moi-même les étrangers comme il se doit. Mieux vaut leur cacher ton infirmité le plus longtemps possible.

Il serra ses doigts avec émotion, les larmes aux yeux, sans pouvoir articuler une parole. Sela finit par lâcher sa main.

– Ne t’inquiète pas. Tu m’as appris à me battre. Je ne déshonorerai pas notre nom.

Il hocha lentement la tête, la mine défaite.

– Morfar, morfar ! s’écria alors un jeune blondinet enaccourant dans la chambre, un nid d’oiseau dans la main. Regarde ce que j’ai trouvé ! C’était tombé par terre. D’après Thorgerd, il y a eu des petits étourneaux dedans.

– Kjartan, combien de fois devrai-je te répéter de ne pas débouler ainsi chez ton grand-père ? s’emporta Sela.

Aussitôt le visage rayonnant du garçon s’assombrit et ses yeux vert sombre perdirent de leur éclat. Elle en eut le cœur serré mais elle estimait nécessaire d’inculquer un minimum de bonnes manières à son fils. Après tout, il pouvait devenir jaarl lui-même… Restait à savoir qui lui enseignerait tout ce qui, outre les règles de bienséance, constituait l’éducation idoine d’un seigneur du royaume de Viken.

– Sela, Sela, il n’a que trois ans. Il aura bien le temps, quand il sera adulte, de se plier à toutes sortes de cérémonials, objecta Bose avant de tapoter le lit à côté de lui. Viens donc donner un gros bisou à ton grand-père, Kjartan.

– Tu ne nous as jamais permis ce genre de façons, à Erik et à moi, grommela sa fille.

– Avec les petits-enfants, ce n’est pas pareil. Tu le comprendras un jour, Sela.

– Mor, je veux juste montrer mon nid d’oiseau à morfar, plaida Kjartan en exhibant, l’air grave, le fouillis de branchettes terreuses qu’il tenait dans sa paume. Je l’ai trouvé près de l’écurie. Je suis déjà un bon guerrier, tu sais. Et plus tard je serai un grand chef comme morfar et comme mon père.

– Tu as de la crasse sur le visage et tu as déchiré ton pantalon au genou. Même les plus fameux guerriers ont la politesse de se débarbouiller avant de venir saluer leur jaarl, répliqua Sela en souriant tandis que son fils s’empressait de se frotter les joues avec ses mains sales.

La présence de Kjartan l’emplissait toujours d’une tendresse déchirante. Jamais elle n’aurait cru pouvoir s’enticher autant d’un tel petit bout d’homme.

– Thorgerd m’a dit qu’un drakkar approchait. C’est peut-être celui de mon père ?

– Montre donc ton nid à ton grand-père, dit Sela, la gorge soudain serrée.

Elle contempla les cheveux blonds ébouriffés et les yeux confiants du garçon, ces yeux vert sombre qui lui rappelaient chaque jour son père – et l’humiliation que ce dernier lui avait infligée. Un grand chef comme son père ? Douce illusion. Elle se refusait néanmoins à la détruire : la vie elle-même s’en chargerait bien assez tôt.

Elle se mordit la lèvre. Si les navires à l’approche étaient envoyés par Thorkell, son père infirme ne serait pas le seul à devoir se cacher, son fils y serait également contraint. Vikar demeurait un des courtisans les plus en vue de Viken. Et le principal confident de la reine Asa, s’il fallait en croire la rumeur qui courait jusque dans ces confins septentrionaux du royaume.

Fort de l’autorisation de sa mère, Kjartan s’avança vers son grand-père en babillant de plus belle, son nid à la main. Sela constata une fois de plus combien tous deux avaient l’air de s’apprécier. Malheureusement, elle savait ce plaisir des plus précaires. La loi et la coutume vikings prescrivaient en effet qu’un enfant appartenait en premier lieu à son père, or c’était pendant son mariage qu’elle avait conçu Kjartan. Elle avait décidé de s’occuper seule de lui, répugnant à le confier à un homme pour qui amour et dévouement semblaient des notions vides de sens. Elle n’aurait pu tolérer que son fils unique soit élevé dans l’indifférence.

Son regard croisa les yeux gris ardoise de son père. Il lui adressa un léger hochement de tête puis tendit sa main valide au garçon.

– Et si tu me tenais un peu compagnie, Kjartan ? J’ai encore des tas de sagas à te raconter.

– Celle de Loki et de ses ruses ? J’aime bien ce dieu.

De sa voix râpeuse, Bose se mit à réciter la légende sur un ton solennel. Sela était soulagée de le voir prendre Kjartan sous son aile ; cela lui permettait de se consacrer entièrement à la défense du manoir.

– Far, murmura-t–elle.

Il interrompit son récit pour lever les yeux vers elle.

– Tu sais les mesures à prendre en cas de problème : la hutte dans les bois…

– C’est bon, Sela, fit-il, ne t’inquiète pas pour ça. Tu as d’autres soucis qui t’attendent et je ne suis pas faible au point de ne pouvoir veiller sur mon petit-fils. Si ça peut te rassurer, tu n’as qu’à m’envoyer Una. Ton ancienne nourrice passe ses journées à se réchauffer les os en cuisine. Ça la changera un peu de se rendre utile.

– Oui, approuva Sela. Thorgerd peut très bien s’occuper des servantes à sa place. C’est quelqu’un de sensé. Una affole toujours les autres femmes avec ses histoires.

Bose se racla la gorge et serra son petit-fils contre lui.

– Bien. Maintenant, si tu veux bien nous excuser… Les dieux se trouvent dans une situation plutôt délicate et ont besoin de Loki pour se tirer d’embarras.

Sela jeta un dernier regard aux deux têtes, l’une grise et l’autre blonde, de son père et de son fils qui s’étaient rapprochés pour se plonger dans le récit des tours de Loki. Il était temps pour elle d’assumer ses responsabilités.

***

– C’est bien ce que nous craignions, madame : ils sont armés, armés jusqu’aux dents, annonça Gorm, le vieil intendant de Bose l’Obscur, en rejoignant Sela, qui observait les ultimes manœuvres d’approche des navires. Regardez donc les reflets que le soleil accroche à leurs boucliers et aux lames de leurs épées.

– Il est clair, en effet, qu’ils ne viennent pas nous rendre une visite de courtoisie, acquiesça-t–elle tout en tâtant la garde de son arme.

Jadis, encouragée par son père, elle s’était entraînée au maniement de l’épée et avait goûté à l’excitation des passes, plaisir que la hautaine Asa avait décrété contraire à la nature féminine quand Sela s’était présentée à sa cour. L’échodes rires moqueurs et des remarques désobligeantes des courtisans, plaisantant de ses allures d’adolescente gauche et dégingandée, hantait encore ses cauchemars, mais son ancienne passion allait peut-être lui être utile, à présent.

– Je doute également qu’ils soient porteurs d’un édit royal réclamant le retour de mon père à Kaupang, ajouta-t–elle. Ce temps-là est définitivement révolu.

– Nous voilà dans de beaux draps, madame.

– Si nous nous contentons de tenir cette position-ci sans nous avancer vers le rivage, répliqua Sela en désignant l’endroit où ils se trouvaient, peut-être n’oseront-ils même pas débarquer. Les pillards, d’ordinaire, préfèrent les raids rapides. Et puis le manoir de Bose l’Obscur est réputé imprenable. Il faudrait bien de la hardiesse pour se risquer à l’attaquer. Sans compter que la saga de mon père…

– Votre père mise sans doute un peu trop sur ces légendes auxquelles, pour ma part, je n’ai jamais vraiment réussi à accorder beaucoup de crédit.

– Ce n’est pas ta crédulité qui compte en l’occurrence, Gorm, mais celle de nos indésirables visiteurs.

Tout en parlant, Sela continuait à suivre des yeux la progression des drakkars. Un silence insolite était retombé sur le fjord, comme si les oiseaux et les animaux eux-mêmes sentaient l’imminence du danger. Seul résonnait le clapotement de la houle contre le flanc des falaises.

– Les hommes vont assujettir leur bouclier, madame, mais… pensez-vous réellement que votre place soit ici ?

– Je sais manier une épée, je dirige nos guerriers sur ordre de mon père, je préfère cent fois rester à vos côtés plutôt qu’aller me cacher avec les autres femmes et j’ai le droit de protéger moi-même ma demeure, argumenta Sela entre ses dents serrées.

– Les hommes vont vouloir assurer votre défense, ce qui risque de les déconcentrer, objecta Gorm en fronçant les sourcils. Laissez-moi plutôt les mener au combat, comme autrefois.

– Tu m’as déjà vue repousser des envahisseurs, Gorm, et les autres aussi. Je n’ai besoin de personne pour veiller sur moi. Cela étant c’est toi qui iras prendre connaissance des intentions des étrangers. Mieux vaut qu’ils ignorent le plus longtemps possible que nos hommes ont une femme pour chef.

– Je croyais qu’il ne serait pas nécessaire d’en arriver là, protesta le vieillard aux cheveux blancs en claquant de la langue. Si j’avais su, je ne vous aurais pas apporté l’armure de votre frère ni l’épée de votre père.

Les yeux fixés sur le fjord, Sela rajusta son casque pour en recentrer le protège-nez.

– L’heure n’est plus aux regrets, Gorm. Le premier drakkar a jeté l’ancre.

Des guerriers lourdement cuirassés sautèrent aussitôt à l’eau, l’épée au clair. Son cœur manqua un battement en reconnaissant, à son armure ainsi qu’à la forme de sa lame, celui qui les conduisait à l’assaut.

C’était Vikar Hrutson.

Elle ferma les yeux dans l’espoir qu’il s’agisse seulement d’un fantôme de son passé, mais il était toujours là lorsqu’elle les rouvrit. Elle soupira.

Au fond, elle s’en était doutée dès qu’elle avait appris l’arrivée des drakkars : la vie paisible qu’elle avait connue au cours de ces dernières années était sur le point de s’achever.

Ne lui restait plus qu’à affronter son ancien époux. Et à le vaincre.

Il dominait ses guerriers de la tête et des épaules, l’air plus impérieux que jamais. Elle était sûre que, vu de près, son visage lui paraîtrait tout aussi rude que jadis. Et que ses cheveux auraient gardé leur nuance d’or bruni.

Il avait maintenant atteint les rochers de la rive et se dressait face à eux dans une posture fière, arrogante, déterminée. Pourquoi venait-il maintenant, pourquoi avait-il tant attendu pour débarquer ainsi chez elle ?

La réponse surgit dans son esprit, lui coupant le souffle : Kjartan.

Quelqu’un avait parlé, se dit-elle en serrant les lèvres. Elle avait pourtant cru prendre le maximum de précautions. Elle s’était même abstenue de démentir la rumeur prétendant que le père du garçon était mort. Surtout, elle n’était plus jamais retournée à Kaupang. Et voilà que Vikar, malgré tout, semblait avoir eu vent de l’existence de son fils.

Elle aurait voulu retourner en courant au manoir pour emporter Kjartan loin d’ici, mais ses jambes refusaient de lui obéir.

– Que souhaitez-vous que nous fassions, madame ? s’enquit Gorm sur un ton insistant. Il est clair pour tout le monde que les nouveaux venus ne sont pas animés d’intentions pacifiques. Les hommes attendent vos ordres.

Sela ouvrit la bouche pour répondre, mais la conscience du caractère critique de la situation la rendit soudain muette. Ses guerriers la regardaient et elle se rendait bien compte qu’elle ne pouvait les abandonner, que par leur loyauté même ils avaient mérité un chef.

Elle se reprocha de n’avoir pas songé d’abord à protéger son fils et pria le ciel pour que son père puisse veiller sur lui comme il l’avait promis.

En tout cas, la voie de la diplomatie leur était désormais interdite. Les envahisseurs qui ne cessaient de se déverser du bateau paraissaient résolus à lui ravir sa terre, Kjartan, et jusqu’à son existence même.

– Nous rendons-nous, madame ? demanda l’intendant du domaine. Nous sommes très nettement en infériorité numérique.

Sela recouvra aussitôt l’usage de la parole.

– Nous rendre ? se récria-t–elle. Bose l’Obscur se rendrait-il, lui ? Non, jamais !

Elle dégaina l’épée de son père et la brandit au-dessus de sa tête.

– A l’attaque, mes braves !

***

– Ton intuition ne t’a pas trompé, Vikar, marmonna Ivar en désignant la troupe de guerriers massée devant le manoir de Bose l’Obscur. Voilà un accueil qui n’a rien d’amical. Il est évident que nous ne sommes pas les bienvenus ici.

– Ne crois pas que j’en tire la moindre satisfaction, répondit Vikar en rajustant son casque. Cela dit, je distingue l’oriflamme de Bose, ainsi que Gorm son intendant, mais pas Bose lui-même… Quelle est donc cette nouvelle ruse ?

– Là-bas, son épée ! fit son ami en lui désignant le centre du groupe ennemi. Cette poignée en or et cette lame d’argent… C’est bien l’arme légendaire de Bose l’Obscur.

Vikar mit sa main en visière.

– Ah, oui… je la vois.

Une silhouette fine brandissait l’épée avec orgueil. Vikar scruta les troupes de l’adversaire : des vieillards et des garçons pour la plupart, certains à peine en âge de tenir une arme. Il tiqua.

– Ils sont beaucoup trop peu. Où donc ce fourbe de Bose a-t–il caché le reste de sa fameuse armée de guerriers ?

– Tu n’auras qu’à le lui demander, dit Ivar en relevant son bouclier. Les voici qui dévalent vers nous. Celui qui les commande est décidément très brave… ou d’une stupidité sans bornes.

– Allons à leur encontre. Ces imbéciles nous mâchent le travail !

Vikar se lança en avant, porté par les cris féroces de ses hommes. Dans le tourbillon des piques, des épées et des haches, il ne cessait de garder le cap sur le chef ennemi, soucieux d’entamer avec lui au plus vite le combat singulier qui déciderait de l’issue de la bataille.

– Suivez-moi ! cria-t–il. La victoire est à nous !

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Sela éclata de rire. Comme elle aimait être avec lui ! Elle aurait voulu que ce moment d’intimité ne finisse jamais. Elle savait naturellement que c’était impossible, mais elle en profiterait jusqu’au bout, afin de graver profondément ces instants d’insouciance dans sa mémoire.

Il lui prit les mains, l’aida à se redresser et déverrouilla la porte de la cabine avant de l’entraîner dehors.

Elle pouffa et martela son torse puissant de ses poings.

– On va nous voir !

– Bah, tout le monde est occupé ailleurs. Prends le risque, viens avec moi.

Il y avait dans cette proposition une fantaisie qui la séduisait, une promesse de plaisir défendu et innocent à la fois.

– D’accord. Allons-y ensemble.

– Oui, ensemble.

Ils coururent vers le lac et plongèrent dans ses eaux étales. Sela se laissa couler au fond avant de rejaillir vers la surface en riant et en crachant. D’un coup du plat de la main, elle envoya vers Vikar une vague qui lui aspergea le buste.

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