Vision(s) du futur : Nouvelles d'Anticipation

LA LUMIÈRE DE L’ENFER

Jeanne Battais

Le professeur Alexander Houston se souciait peu de savoir que le dernier spécimen connu de l'Armérie de Belgentier ait disparu, rejoignant dans la tombe la Violette de Rouen. Il était juste chargé de créer d’autres espèces, plus résistantes, plus rentables. Ramener des fruits disparus, des fleurs du néant. L’Homme jouait à Dieu, ça pouvait commencer avec les plantes et finir avec les animaux, Houston s’en moquait du moment qu’il était payé.

Faruk Hazar, l’un des plus gros producteurs de la région l’avait contacté au sujet d’un problème des plus urgents, avait-il dit, sans en préciser plus avant son arrivée.

Sa demande était étrange. Il avait chargé Houston d’immuniser contre le feu bactérien les pommes du cultivar Idared, petit carré qui se détachait de la zone agricole, face au soleil. Cela fit un effet glacial à Houston. Le feu bactérien, Erwinia amylovora, avait tout décimé. Les arbres qui tenaient encore debout agonisaient face au vent comme de vieilles sorcières maléfiques. Le silence était pesant et Houston comprit alors que : sans rien à manger et sans abri, les principales espèces animales avaient déserté le champ.

 Les traitements n’ont rien fait, on ne sait pas pourquoi. La maladie risque de se propager et dans ce cas nous perdrons une année entière de récoltes ! On sera ruinés, s’était écrié le producteur paniqué.

 Pensez-vous que le feu bactérien ait pu muter, avait-il demandé

 Seul l’avenir le dira, avait répondu Houston.

Voici pourquoi il se trouvait aujourd’hui, en Turquie, dans un lieu qui tenait plus d’une catacombe que d’un verger, essayant de trouver une réponse. Il fallait qu’il apporte une solution très vite, car l’infection s’était peut-être déjà propagée. Si elle se répandait sur l’ensemble du continent, ce serait la catastrophe : les autres pays fermeraient leurs frontières jusqu’à extermination totale de la bactérie dans les plants, ce qui pourrait prendre plusieurs années de recherche ; la léthargie économique mènerait à la faillite des principaux producteurs, et il faudrait importer la nourriture, ce qui la rendrait plus chère… et si le continent se sortait un jour de cette crise il se retrouverait face à des nations enrichies et fortes avec lesquelles il ne pourrait pas rivaliser. Mon dieu…

Houston préleva un échantillon d’un rameau infesté, le plongea dans un sac plastique et quitta très vite le champ.

Il passa les jours suivants à étudier au microscope le rameau, à observer sa lente dégénérescence sans rien trouver qui puisse le mettre sur la voie. Il ne vit cependant qu’une petite mais étonnante différence, alors qu’il observait attentivement le tronc d’un des pommiers : les gouttelettes visqueuses provoquées par le feu bactérien qui servait à sa dissémination, d’habitude de couleur laiteuse, étaient ici d’un jaune lumineux et phosphorescent ; de plus, l’essence même de ce rameau présentait des similitudes subtiles, presque indiscernables mais inhabituelles avec le cultivar Liberty.

Houston réfléchit. On était fin octobre et le ciel du nord de la province de Bursa était éclairé de lueurs chaudes. Les producteurs avaient choisi contre le feu bactérien la lutte chimique, ce qui se rapportait à des sortes d’antibiotiques préventifs très forts. Houston pensa d’abord à un problème venant de ces antibiotiques, mais lorsqu’il étudia leur composition il ne trouva rien qui puisse corroborer cette hypothèse. Le problème ne venait donc pas donc pas du fait que « le remède était plus fort que le mal ». Donc tout venait d’Erwinia amylovora. Mais elle n’avait pas muté. Alors quelle était l’origine de cette étrange couleur fluorescente des gouttes ?

Fébrile, Houston, partit en trombe dans le cultivar. Il vit que les agriculteurs avaient placé une épaisse palissade ancrée profondément dans le sol autour des pommiers Idared pour que la maladie ne se transmette pas aux autres ; l’effet produit était assez comparable à une crypte scellée mais Houston ne s’en formalisa pas. Il sortit de son sac un couteau de cuisine, se dirigea vers le tronc d’un arbre et l’éventra. Le bois avait déjà commencé à noircir en profondeur mais Houston put tout de même voir ce qu’il redoutait.

Faruk Hazar était un peu joufflu mais son regard acéré ainsi que les dizaines d’entreprises à son actif tranchaient avec l’idée qu’on se faisait d’un fermier quelques siècles plus tôt. C’était un homme d’affaires assez rusé qui avait réussi à faire prospérer ses pommes et étendre la renommée de sa région à l’international. Alors qu’il parlait très bien l’américain, il choisit de s’adresser à Houston en Turc.

— Que se passe-t-il, docteur Houston ? Vous avez découvert quelque chose d’urgent, pour venir me déranger en plein travail administratif ?

— Vous avez introduit des gènes de Liberty dans votre cultivar Idared. C’est illégal, répondit placidement Houston dans la même langue. Vous auriez dû le signaler et payer les taxes. Vous pensiez gagner de l’argent je présume, mais si vous me l’aviez signalé avant je n’aurais pas perdu plusieurs jours aux frais de votre société. Alors maintenant, dites-moi immédiatement ce que vous comptiez faire avec ce croisement.

Faruk Hazar, gêné, rougit et fronça les sourcils.

— Le cultivar Liberty est très résistant au feu bactérien, commença-t-il avec hésitation. Nous pensions immuniser – pas totalement, bien sûr, c’est impossible, mais du moins partiellement - le cultivar Idared. Un de nos chercheurs a réussi à introduire suffisamment de gènes pour lutter contre la maladie, mais pas assez pour influencer le goût. Nous pensions que ça allait marcher, mais ça n’a pas eu l’effet escompté…