Extraits

Luis descendit aussi vite qu’il m’avait grimpé dessus pour rejoindre au pas de course ses camarades, son coach et Vicky, sur lequel il sauta – ça devait être de famille – et ce dernier se pencha pour qu’il grimpe sur son dos en lui lançant une bouteille d’eau. J’aimais bien ce tableau.

— Il fait déjà un peu partie de la famille, dit Darius en regardant dans la même direction.

Il récupéra Isa et lui fit des chatouilles ; la petite se mit à rire de bon cœur.

— Je vais te manger, petite déesse, la fit-il glousser. Et t’épouser.

— Il faudra me passer sur le corps avant ! lui lança Javier.

— Pas de problème, papi. D’ici là, tu seras grabataire et je pourrais facilement la traîner devant un prêtre.

— À ta place, je ferai attention, Javier, lui dit Warren. Quand il s’agit de Darius, on peut s’attendre à tout.

Warren et Javier sourirent et Darius perdit un peu de sa bonne humeur.

— Sachez que je rends les femmes très heureuses, les vieillards !

C’était bien ça le problème. Il les rendait toutes heureuses.

-Plonge avec moi, beauté, haletai-je au creux de son cou.

Et il sauta dans le vide, et je sautai derrière lui.

Pour une fois, nous chutions tous les deux.

— Sors d’ici, tout de suite, m’ordonna-t-il d’une voix basse. Dehors!

— Très bien, je pars, articulai-je lentement.

Pourtant, je ne bougeai pas, je restai devant lui, immobile, mes pieds ancrés au sol, refusant de reculer.

Comment un homme pouvait-il être aussi beau ? Comment son odeur pouvait-elle être aussi entêtante ?

Comment l’air pouvait-il crépiter d’électricité autour de lui, autour de moi, faisant courir des frissons sur ma peau ?

Était-ce normal de vouloir tendre la main et la poser sur sa joue, sur son cou, juste pour pencher son visage et mieux le contempler? De vouloir m’approcher un peu plus près ?

— Excuse-moi, laissai-je échapper avant d’avoir pu le retenir.

Pardon. Pardon et pardon. Et mille autres façons de le dire. Pour tout ce que je t’ai pris. Pour tout ce que je t’ai dit. Pour les monts de souffrance que tu as dû surmonter par ma faute. Les opérations, la rééducation, la douleur, ce combat pour pouvoir marcher sans aide, sans canne, sans rien d’autre que toi. Pardon pour t’avoir arraché ton amour de la course. Pour avoir fait de toi… Pour avoir fait de toi un autre homme… Un homme… Cet homme-là… Bien que, même abîmé, tu restes tellement plus que moi.

Vicky sembla entendre tout ce que ce « excuse-moi » cachait et soudain, la colère fut remplacée par autre chose. Une chose à laquelle je n’étais pas habitué. Ce n’était pas de la gratitude. Ni du soulagement.

C’était comme si, enfin, il entendait ce qu’il avait toujours su que je prononcerais.

Ce n’était rien d’autre que deux mots. Excuse-moi. Pourtant, il n’y avait rien de plus important que ça.

Vicky abandonna les vestiges de sa colère et un sourire étira le coin de sa bouche comme s’il le retenait encore, pas prêt à me l’offrir entièrement.

Il posa une main sur mon bras, se figea une seconde et la retira aussi vite. Je m’emparai de ses doigts avant qu’il ne les fourre dans les poches de son jean slim trop moulant et les nouai aux miens quelques secondes, en contemplant la façon dont nos paumes se joignaient.

Il avait la peau tellement blanche. La mienne était si mate.

— Ça ne me dérange pas que tu me touches, Vicky, OK ? lui dis-je doucement en le relâchant. C’est juste que c’est dur de t’avoir près de moi.

— Je suis désolé.

Je ris sans joie en secouant la tête.

— Tu n’as rien à te faire pardonner. Vraiment.

— Apparemment si, fit-il en haussant les épaules. Tu ne pensais plus à cette histoire, tu avais tourné la page avant que l’on se croise, cette nuit-là.

Il s’en retourna à sa pile de livres. Je le suivis, pris l’un des ouvrages et lus le titre distraitement avant de le reposer en lui jetant un coup d’oeil.

- C’est vraiment ce que tu crois, Vicky ? Que je ne pensais plus à toi ?

— Je voudrais être quelqu’un d’autre. Juste… être quelqu’un d’autre.

Pourquoi mes cris n’étaient que des souffles qui se perdaient ?

Pourquoi personne ne les entendait ? 

Déteste-moi.

Hais-moi.

Mais je t'en supplie, ne m'accorde pas ton pardon.

Jamais je n'en serai digne.

- Alors, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Darius.

- Je veux juste apprendre les bonnes manières à cette tarlouze, cracha l'un des deux.

-Tu veux juste t'en prendre à quelqu'un, pauvre con, siffla Vicky. Parce que tu n'as rien d'autre à faire de tes foutues soirées.

- Ferme ta gueule, le pédé ! hurla l'autre en se ruant sur Vicky.

Mais il se heurta à moi et sa joue rencontra mon poing assez brutalement.

- Et voilà, ricana Darius. C'est ce qui arrrive quand on fait trop le malin.

Le second se rua sur mon ami, mais n'atteignit jamais sa cible. Il s'étala de tout son long en hurlant quand son menton cogna le trottoir, ce qui lui luxa la mâchoire.

Ils eurent du mal à se relever, mail ils le firent quand même, rassemblant leur dignité pour nous fusiller du regard. J'avais des pulsions meurtrières qui me donnaient envie de plonger sur eux et de les cogner tellement fort que le KO serait vite déclaré. Il y aurait du sang... Beaucoup de sang... Mais la main de Darius sur mon épaule me retint de faire quoi que se soit.

Le souffle chaud dans mon dos aussi -celui d'une personne à qui j'écrivais chaque soir, même les plus terribles.

Une personne que j'avais manqué de tuer.

- On se reverra, nous menacèrent les deux alcooliques en prenant le large.

Je l'espérais plus qu'ils ne l'imaginaient. Un coin sombre, loin des yeux et des oreilles, et j'allais leur faire passer l'envie de s'en prendre à la mauvaise personne.

- Merci, nous dit soudain Vicky.

Un seul mot à mon oreille. "Merci." Le pire de tout ce qu'il aurait pu me dire.

Merci pour quoi ?

Pour t'avoir affaibli, rendu lent et vulnérable?

Pour avoir bousillé ta jambe?

Pour t'avoir detesté?

Pour avoir fait de toi le juge de mon repenti?

Sans lui faire face, je m'éloignai, laissant Darius lui taper sur l'épaule en lui conseillant, d'un ton légèrement moqueur, de s'habiller autrement. Et Vicky rit.

Il rit.

Il venait de passer à côté d'un passage à tabac, de coups qui auraient pu lui coûter beaucoup plus qu'une jambe. Et il riait.

Pourquoi ce son me semblait-il aussi incongru à plus de 3h du matin, dans une rue presque déserte de Minneapolis ?

- Gabriel ! m'appela Darius.

Ce fut comme une brise glaciale qui gela le moment. Quand je passai la tête par-dessus mon épaule, quand Darius trotta vers moi pour me rattraper, les mains dans les poches.

Quand Vicky comprit qui il avait devant lui.

Ses lèvres articulièrent mon prénom comme s'il n'en revenait pas. Et soudain, je me sentis comme un lâche qui cherchait à se planquer. Alors je me tournai vers lui, ôtai mon bonnet, mes lunettes, et m'exposai à son regard. Il méritait au moins ça.

J'étais de l'autre côté de la route et lui, ses clés de voiture à la main, avait presque arreté de respirer.

Darius nous regarda l'un et l'autre. Et soudain, il comprit.

Ce n'était pas difficile.

Vicky.

Moi.

L'accident.

Son corps sur le sol.

Mon cauchmar.

Ses mois dans une clinique privée.

Mes années enfermé à Red Wing.

Son combat pour remarcher normalement.

Les miens, mais pour rien.

J'étais là, l'ombre derrière son regard.

Derrière cette différence que j'avais si facilement rejetée.

Derrière les apparences souvent trompeuses.

Je me sentais curieux. Je ne l'étais jamais, mais à cette seconde, j'aurais voulu entendre ce que murmurait son silence.

J'ai découvert un paradoxe. Si vous aimez jusqu'à la douleur, il n'y a plus de douleur, seulement plus d'amour.

Regarde-t-il les étoiles, le soir, en priant pour tes journées ?

N'oublie pas de lui demander, Vicky. Laisse-lui te dire sa façon de t'aimer.

Aime-moi lorsque je le mérite le moins, car c'est alors que j'en ai le plus besoin.

Pourquoi tu m'as soigné quand j'étais blessé. Si aujourd'hui tu me quittes à nouveau avec le coeur brisé.