Extraits

Et je le vis. Deuxième rang, troisième place. Des yeux à tomber, tout juste visibles sous la visière de sa casquette abaissée. Il m’adressa un regard insistant et curieux, comme s’il était surpris de me voir. Qui qu’il fût, il me scrutait si intensément que j’en eus le souffle coupé. Pendant une fraction de seconde, j’eus même presque peur. Le bourdonnement des voix des autres élèves se fit plus lointain, et je n’entendis plus que le battement régulier de mon cœur. Mon emploi du temps glissa entre mes doigts et voleta lentement jusqu’au sol, comme au ralenti.

Génial. Je n’étais pas à Winterhaven depuis vingt-quatre heures que déjà je me ridiculisais en public. Les joues empourprées, je m’agenouillai pour ramasser mon planning. Et soudain, ils étaient là, à tout juste quelques centimètres : ses yeux. Pas tout à fait bleus, mais pas tout à fait gris non plus.

— Je crois que tu as laissé tomber ça, dit-il.

Sa voix me fit complètement perdre le fil de mes pensées. Et quelle voix. Douce et profonde à la fois, avec un soupçon d’accent, très subtil. Anglais, peut-être ? Les accents me faisaient fondre comme neige au soleil.

Il y avait un lit, que je n’avais jamais vu. Il avait l’air ancien, comme une antiquité. Je ne reconnaissais pas non plus la chambre, ni rien de ce que je voyais autour de moi. Mon attention se reporta sur le lit, et j’y vis deux personnes, deux corps entrelacés. J’entendis un gémissement, et j’aurais pu jurer qu’il sortait de ma propre bouche. Et subitement, je me reconnus : c’était bien moi, dans ce lit. J’étais allongée sous quelqu’un ; ma peau était pâle, et j’étais baignée de lumière lunaire. « Tu es si belle », chuchota une voix qui ne m’était pas inconnue. Aussitôt, je vis la scène du point de vue de la jeune femme étendue dans le lit. Au-dessus de moi, je découvris son visage, ses yeux rouges. Il avait la mâchoire crispée et me dévorait du regard, dégageait un désir pur, sauvage.

Pendant un instant, j’eus l’impression que le cours du temps était suspendu. Mon souffle s’accéléra, mon pouls s’affola, et enfin, nos lèvres se frôlèrent. Une décharge électrique me traversa tout le corps, courut sur ma peau lorsqu’il m’embrassa doucement, délicatement. Ses mains se posèrent dans le creux de mes reins, et je me mis sur la pointe des pieds pour me presser davantage contre lui. J’ouvris la bouche, l’invitant à glisser sa langue entre mes lèvres ; et lorsqu’il le fit, que sa langue effleura mes dents pour venir caresser la mienne, je ne pus retenir un gémissement. Puis il la retira, comme pour me faire languir.

Lentement, je me tournai vers les filles, qui avaient toutes l’air aussi stupéfaites que moi. Qu’est-ce qu’il avait de si spécial, ce mec ?

— L’Effet Aidan, soupira Sophie.

Salut, me lança joyeusement ma camarade de chambre. Enfin, tu nous as trouvées. J’étais sur le point d’envoyer une équipe de recherche à tes trousses, ajouta-t-elle en tirant la chaise à côté d’elle. Alors, comment ça se passe ?

— Pas trop mal, je crois, répondis-je en me laissant tomber sur mon siège avec soulagement. On dirait que je suis à peu près toujours avec les mêmes élèves, dans chaque cours, donc l’effet « bête curieuse » commence déjà à s’estomper.

— Oui, tu es avec les grosses têtes, fit Cécy.

— Hé, tu sais ce qu’elle te dit, ma grosse tête ? s’indigna Sophie.

Un grand de Pierre, pensais-je. La Grande Muraille de Chine, pour protéger mes pensées.

- La Grande Muraille de Chine ne te servira à rien, Violet. Allez raconte-moi

Jamais je n'oublierai la première fois que j'aperçu Winterhaven, au détour de l'un des virages de la longue allée qui nous y menait. Ses pierres grises, baignée d'une luminosité lavande, lui donnaient l'air d'une vieille université européenne, bardé de flèches et d'imposants contreforts gothiques s'élevant haut dans le ciel crépusculaire. Des feuilles mortes, couvrant tout le spectre des teintes automnales, rouges, jaunes, orange, brunes, recouvraient le sol et craquèrent sous mes pas lorsque je descendis de voiture pour observer ce nouvel environnement. J'y étais enfin. Ma nouvelle maison. Ma nouvelle vie.