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Extrait

Extrait ajouté par Malagalette 2012-08-01T22:24:42+02:00

C h a p i t r e 1

Je vole.

Sur le trapèze, Katelyn Claire McBride. Sa chevelure blonde, décolorée par le soleil, flotte derrière elle tandis qu’elle s’élève sur la corde volante au-dessus du public. Une épaisse couche de maquillage dissimule ses taches de rousseur et ses lèvres sont peinturlurées de ce rouge carmin qu’elle a toujours trouvé un peu ridicule. Un trait de crayon gris souligne ses yeux clairs.

La mélodie enivrante d’Alegría bouillonne en elle. La musique lui donne vie. Le mouvement lui donne une âme.

Enfin, elle a réussi. Après des années de sueur, de blessures, de muscles endoloris, d’entorses et de foulures, elle se produit enfin au Cirque du Soleil. Tout en bas, parmi les spectateurs, sa mère et son père la regardent, main dans la main. Ils rayonnent de fierté, malgré une angoisse parentale réprimée.

Comme tous les enfants de la balle, Katelyn est un caméléon. Loin des projecteurs, c’est une ado californienne qui affectionne les blouses à imprimés indiens, les tongs à strass et les grosses lunettes de soleil avec des branches en forme de fleurs. Sanglée dans son costume, elle a le panache bouleversant d’une danseuse de flamenco et fait bien plus que ses seize ans. Les perles brodées sur le justaucorps noir étincellent. Aux emmanchures, la dentelle grise est rêche au toucher et un grenat taillé en forme de rose, monté sur de l’argent, est niché au creux de son cou. La corde volante, c’est la spécialité de Katelyn et elle joue des jambes pour lui donner du ballant, assise au creux du V formé par les deux drisses de coton blanc. Elle inspire un grand coup, gagnée par une folle euphorie, alors qu’elle s’apprête à défier la gravité et la mort.

Ici, je suis la seule à pouvoir voler !

Elle se balance de plus en plus haut, puis saisit le filin suspendu à un enchevêtrement complexe d’agrès. Avec quelques mouvements précis, travaillés, elle l’enroule autour de sa cheville droite. Le contact familier de sa corde effleure sa peau rugueuse. Comme toutes les danseuses et gymnastes, en dépit d’une apparence délicate, Katelyn est tout en muscles.

L’air glacé pénètre dans ses poumons lorsqu’elle saute, arquée comme un plongeur, et rattrape le V qui se raidit. Elle conserve la pose avec grâce sous un tonnerre d’applaudissements. Une pluie de pétales de rose écarlates tombe du ciel, jetée depuis la cime du chapiteau et tandis que la musique va crescendo, elle lâche insolemment la corde. Les bras rejetés en arrière, le menton levé, elle ignore la salve de flashs, pourtant interdits dans la salle. Elle n’a peur de rien. Bien sûr qu’elle n’a peur de rien.Mais le silence médusé du public se mue soudain en cris stridents tandis qu’elle chute, tête la première, et fend l’air à une vitesse phénoménale. En une fraction de seconde, la joie devient panique.

Le filet a disparu !

Le sol se rapproche en dépit de ses moulinets désespérés.

Je vais mourir !

Dessous, la piste se fissure et révèle ses entrailles déchiquetées. De la crevasse, des flammes surgissent et montent vers elle. Comme giflée par cette chaleur brûlante, elle continue de dégringoler, droit vers l’enfer...

– Katie, Katie ! Oh, mon Dieu, réveille-toi ! hurlait sa mère

à son oreille.

Katelyn ouvrit les yeux pour presque aussitôt les refermer. Elle toussa, puis cligna des paupières. Elle suffoquait, étendue sur le divan du salon, le bras mollement posé sur l’épaule noueuse de sa mère. L’halogène art déco éclairait par intermittence les énormes spirales de fumée qui montaient dans la pièce. Les pieds du canapé frappaient le parquet, comme une rafale de mitraillette, et le plâtre du plafond tombait en morceaux. Elle remarqua que sa mère était uniquement vêtue de la veste de kimono qui lui servait de robe de chambre.

– Séisme, articule péniblement Katelyn.

L’antalgique que lui avait donné son prof de gym pour sa cheville foulée l’avait assommée.

– Vite, hurla sa mère en français.

Sa langue maternelle revenait toujours dans les moments de panique. Elle tira Katelyn par le bras et l’appuya contre son dos pour tenter de la redresser comme l’aurait fait un sauveteur chevronné. Katelyn glissa et saisit le poignet de sa mère, tout en essayant vainement de dissiper la fumée qui déclenchait chez elle de furieuses quintes de toux. Cramponnées l’une à l’autre, elles titubèrent dans ce brouillard âcre. Katelyn avait conscience de ralentir sa mère. Groggy, toujours sous l’effet des médicaments, elle était prise de vertiges. Elle sentit quelque chose de brûlant sous la cambrure de son pied, à l’endroit où la peau n’est pas protégée par des cals, et gémit. La pièce tout entière vibrait et tanguait. La lampe bascula et projeta sa lumière sur les portraits de sa mère, la grande danseuse étoile Gisèle Chevalier, qui claquèrent contre la cloison avant de se briser sur le sol.

– Passe sous le chambranle, lui hurla Geneviève.

Katelyn était incapable de se remémorer la disposition du salon. ’espace d’un instant, elle se figea, désorientée. Ses jambes se dérobèrent, mais Gisèle la retint avant qu’elle ne s’effondre. Autour d’elle, tout éclatait, explosait. Katelyn lutta pour continuer à avancer et sortir de sa torpeur. Ses poumons s’embrasaient. Soudain, elle fut plongée dans le noir. Puis Gisèle gémit et lâcha sa main.

– Maman ?

Katelyn chancela tout en tâtonnant dans l’obscurité. Elle trébucha et sentit quelque chose de mou contre son pied. La joue de sa mère. Puis, au-dessus, quelque chose de dur : un énorme morceau de plâtre effondré sur elle.Katelyn se laissa tomber sur le parquet et secoua la silhouette inerte.

– Maman !

Celle-ci gémit.

– Ma chérie, sauve-toi, parvint-elle à souffler.

Mais le sol s’ouvrit en deux.

Et Gisèle Chevalier disparut.

Deux semaines plus tard, Katelyn se trouvait à bord d’un petit avion, entièrement vêtue de noir : justaucorps, cachecœur, jean et bottes cavalières qui serraient un peu trop ses mollets. Sans maquillage, elle paraissait complètement éteinte. Son apparence était à l’image de ses émotions : elle se sentait vide, à demi morte. Mais cela valait mieux u’une nouvelle crise de larmes ou un cauchemar. Ses trois derniers rêves atroces la hantaient encore : la chute mortelle au Cirque du Soleil, le solo d’Odile dans le Lac des cygnes au moment où le toit de l’opéra s’effondrait sur la scène et celui où elle s’embrasait en portant la flamme olympique pour l’équipe de gymnastique des États-Unis.

Sa meilleure amie, Kimi Brandao, mettait cela sur le compte de la culpabilité du survivant, la pressant de s’en débarrasser. Gisèle Chevalier aurait voulu que sa fille s’en sorte... avec ou sans elle.

Toujours courbaturée, Katelyn ravala ses larmes et s’enfonça dans son siège. Elle était prise au piège contre le hublot. Elle avait oublié son lecteur MP3, que Kimi avait chargé de morceaux pour le voyage, dans son petit sac mauve, placé dans un compartiment à bagages trois rangées plus loin. Elle pensait pouvoir le récupérer après le décollage. Mais le monsieur qui occupait le siège côté couloir refusait obstinément de se lever et sa voisine avait dû l’enjamber afin de rejoindre les toilettes. Katelyn avait donc abandonné l’idée. Il n’était pas question de se contorsionner par-dessus ce type. Elle dut d’ailleurs fournir un effort surhumain pour ignorer les deux personnes assises près d’elle.

– Jack Bronson est un génie, déclara l’homme à l’intention de son infortunée voisine, aux ongles impeccablement manucurés, cramponnée à sa liseuse numérique.

Au vue de sa raideur agacée, elle cherchait visiblement à éviter la conversation.

– Je dois participer à son séminaire. Enfin, c’est davantage une retraite. Pour les cadres.

Il bombait légèrement le torse. Avec sa timide masse de cheveux bruns, fins et ternes et son double menton naissant, il n’avait pas l’air d’être de Los Angeles. Dans cette ville, les jeunes cadres dynamiques de son espèce passaient leur temps libre dans les salles de sport. Et nombre d’entre eux avaient recours à la chirurgie esthétique. Tout était dans l’apparence.

– Chacun doit trouver le côté « loup » de sa véritable nature.

Il rougit légèrement, soudain conscient de l’absurdité de sa phrase.

– Enfin... Disons que chacun doit atteindre ses objectifs.

Il y eut un blanc.

– Qu’est-ce que c’est, ce « côté loup » ? demanda sa voisine avec une pointe d’accent du Sud.

Était-elle véritablement curieuse ou simplement polie ?

– C’est le côté qui n’a peur de rien. Qui décide de ce qu’il veut et le prend en chasse.

L’homme se pencha avec un sourire concupiscent. Beurk.

– Celui qui se consacre entièrement à ses objectifs.

Beurk. Beurk. Beurk.

Tout cela expliquait peut-être comment Katelyn s’était retrouvée coincée dans cet avion. Elle ne s’était pas « entièrement consacrée » à son objectif d’émancipation. Son grandpère avait finalement refusé qu’elle reste à Los Angeles pour y vivre seule. Elle commençait sa dernière année de lycée et aurait dix-sept ans dans quelques jours, mais pour lui, ça ne changeait rien à l’affaire. Il avait décrété que seize ans était trop jeune. Vaincue par son chagrin, elle s’était résignée, malgré les supplications de Kimi. La mère de celle-ci, avocate, lui avait même proposé de porter sa demande d’émancipation devant un juge ou, au moins, d’habiter avec eux durant l’année de terminale. Son grand-père n’avait rien voulu entendre. Et Kimi n’avait pas apprécié de voir sa meilleure amie céder docilement. Katelyn avait capitulé, sans contre-attaque ni protestation. Mordecai McBride lui avait ordonné de faire ses valises et avait réservé pour elle un aller simple de Los Angeles à destination de l’Arkansas. Une piste d’atterrissage grande comme un sparadrap coincée aux abords de la trépidante bourgade de Bentonville, qui comptait au plus vingt-cinq mille habitants.

Son grand-père vivait à une heure trente de l’aéroport, seul et au beau milieu des bois. La commune la plus proche était Wolf Springs, et au lycée de Wolf Springs, on dénombrait cinq cent quarante-neuf élèves. Bientôt cinq cent cinquante.

– Tu veux que je te dise ? avait pesté Kimi. Tu vas dépérir dans ce bled ! Tu ne dois pas te résigner. Réponds-lui que c’est non, non et non, tu n’iras pas !

Mais comment Katelyn aurait-elle pu lutter alors qu’elle fondait en larmes à la moindre occasion ? Quatorze mois et elle atteindrait ses dix-huit ans. Alors son grand-père ne pourrait plus l’empêcher de repartir pour L.A. et de reprendre sa vie, sa véritable vie, là où elle l’avait laissée. En imaginant qu’elle fût admise dans une université de Californie, il n’aurait pas le cran de le lui interdire. Et peut-être que onze mois de patience suffiraient. Dans certaines facs, les cours débutaient en août.

Mais si je dois mettre mon entraînement entre parenthèses pendant un an, je ne parviendrai jamais à rien. Et ce dont je rêve, c’est d’une vie bien remplie et extraordinaire !

Cette idée raviva sa colère et plus encore, son chagrin. Comme si perdre ses deux parents n’avait pas suffi, fallait-il à présent qu’elle renonçât à son avenir ?

Machinalement, elle serra contre elle l’ours en peluche que Kimi lui avait offert, juste avant qu’elle ne passe le contrôle de sécurité à l’aéroport de Los Angeles. Il était blanc et doux, et portait des vêtements de gymnaste : un justaucorps turquoise avec des jambières assorties. Lorsqu’on pressait le cœur brodé sur la poitrine de la peluche, la voix de son amie résonnait :

« Tu me manques ! » Elle avait cherché une prise de casque sur l’ours pour pouvoir écouter la voix familière sans se rendre ridicule. En vain.

– Alors comme ça, vous gambadez dans la forêt, pour jouer au loup ? répondit la jeune femme à son voisin.

L’espace d’un instant, Katelyn avait cru pouvoir échapper à

leur bavardage.

– Près de Wolf Springs, à l’ancienne station thermale. C’est là-bas que ça se passe, affirma l’homme. Tout commence demain. Ce soir, en revanche... je suis disponible.

Katelyn leva les yeux au ciel et pressa son visage contre le hublot. Elle préférait s’épargner le spectacle d’un imbécile en mal de sensations qui tente d’impressionner une femme indifférente. Elle se remémora soudain son rêve, la nuit du séisme, où elle avait vu son père en vie. Elle se rappelait ses mimiques hilarantes et sa façon de battre des cils pour faire mine d’amadouer sa mère. Elle en riait toujours. Et maintenant, ils avaient disparu tous les deux.

Et si je n’avais pas pris ce cachet, rien de tout cela ne serait arrivé.

Les larmes montèrent et lorsqu’elle ne put les retenir, elle se mordit les lèvres pour réprimer ses sanglots. Posant son menton sur la tête de l’ours, elle songea à Kimi.

– Regarde ! lança quelqu’un dans la rangée derrière elle. Les tupélos noirs commencent à roussir. Quelles couleurs magnifiques !

– C’est vraiment splendide, acquiesça une autre voix.

L’automne est en avance, cette année. Katelyn ferma les yeux. Elle ne voulait rien voir de splendide, encore moins en Arkansas – que Kimi avait d’ores et déjà rebaptisé le « pays du banjo ».

– Mais j’y pense, le match a lieu demain ! Une victoire facile pour les Tigres.

– Exact.

Ces « Tigres » affronteraient-ils l’équipe des Loups de Wolf Springs ? La petite ville, en dépit de sa taille, entraînait une véritable équipe de football américain. À Santa Monica, où Katelyn avait toujours vécu, les championnats de foot interlycées n’intéressaient pas grand monde. En tout cas pas elle. D’ailleurs, tout ce qui touchait au lycée la concernait peu. Elle avait d’autres passions : la gymnastique et la danse. Pour ce qui devait être leur dernière sortie ensemble, Katelyn et sa mère avaient assisté à une représentation du spectacle du Cirque du Soleil, Alegría. Éblouie, Katelyn avait fait remarquer à sa mère qu’elle pourrait combiner ses talents de gymnaste et de danseuse si elle intégrait un jour une troupe ou, pourquoi pas, le cirque lui-même.

– Peut-être, avait évasivement répondu Gisèle avant de changer de sujet.

Katelyn n’aurait jamais l’occasion de lui demander ce qu’elle sous-entendait par « peut-être ». Que c’était une mauvaise idée ? Ou qu’elle n’en serait pas capable ? Ou si, comme Kimi l’avait affirmé, que Gisèle ne supporterait pas de la voir un jour quitter le nid pour vivre sa propre vie ?

Gisèle Chevalier, danseuse étoile, avait été surnommée le « Papillon de fer » car sa détermination et son énergie étaient sans égal. Mais après le meurtre de son mari Sean, le père de Katelyn, Gisèle s’était muée en une créature fragile et craintive. Katelyn avait fait son possible pour lui faciliter le quotidien : dispenser les cours des plus petits au studio, préparer le dîner... et tenter de se persuader qu’elle rêvait vraiment de devenir une ballerine. Elle n’avait jamais osé l’avouer à sa mère, mais

Katelyn voyait le monde de la danse classique comme un carcan. Elle avait dû batailler pour obtenir de prendre des cours de gymnastique.

– Et si tu te blessais ? répétait Gisèle. Tu as pensé à ta carrière ?

Katelyn n’avait rien trouvé à répondre. Elle savait seulement que la gym lui procurait un plaisir que le ballet ne parvenait pas à susciter. Elle avait redouté le jour où il lui aurait fallu « déclarer sa préférence », comme le disait Kimi. Annoncer enfin ce qu’elle voulait faire de sa vie. D’après Gisèle, les danseurs professionnels n’avaient pas de temps à consacrer aux études. Katelyn et Kimi avaient néanmoins passé des heures à éplucher les descriptifs de cursus des différentes facs. Nombre d’universités comptaient des départements de danse.

– Ce n’est pas pour les véritables danseurs, avait rétorqué Gisèle. Tu as pensé à ta carrière ?

Non, Katelyn n’y avait pas pensé. Mais ce dont elle était certaine, c’était d’aimer sa mère. Et Kimi... Kimi qui avait ses propres rêves. Et, oui, peut-être y avait-il aussi Alec, qui avait accepté de l’aider à apprendre le trapèze volant, au cours de gym. D’être celui qui la rattraperait lorsqu’elle lâcherait la barre pour prendre son essor. Alec, c’est bien fini, songea-t-elle. Plus la peine d’imaginer comment l’inviter au bal de promo, même si elle y pensait toujours. Comme par réflexe.

Salut, Tarzan, ça te dirait de me rattraper sur le dancefloor ?

Une semaine avant la catastrophe, Katelyn avait commencé sa dernière année au lycée Samohi, diminutif du Santa Monica High School. Des tas de stars et professionnels du cinéma en étaient sortis. Zac Efron y avait même tourné un film. Là-bas, on rêvait tôt et on rêvait grand, avec la certitude de pouvoir tout accomplir. Kimi, d’ailleurs, ne doutait pas de surfer sur la vague de cette vie magique.

– Parce qu’on a le truc ! assurait-elle, tandis qu’elles arpentaient les rues lumineuses en tongs et grosses lunettes de soleil.

Avec un soupir, Katelyn tâcha d’en rire, mais elle avait le cœur lourd. Kimi trouverait quelqu’un d’autre avec qui s’amuser, rêver, faire du shopping et tout le reste. Katelyn l’espérait pour elle, même si l’idée d’être remplacée la terrifiait. Kimi était l’ultime lien avec son foyer, sa dernière famille.

Des turbulences secouèrent l’appareil et Katelyn retint son souffle. Agrippée à son siège, elle essayait de ne pas penser au sol, quelques milliers de pieds plus bas. Ici, aucun filet de sécurité pour la sauver. Lorsque le pilote annonça la descente, elle était si tétanisée qu’elle dut fermer les paupières. Le cœur battant, elle aurait voulu hurler. Lorsque le train d’atterrissage toucha enfin le tarmac, elle rouvrit les yeux et vit... relativement peu de choses. Un petit aéroport. Minuscule. Derrière, un champ en friche. Bienvenue au pays du banjo.

Suite à un problème technique, le départ de Los Angeles avait été retardé de trois heures. Au lieu de quatorze heures trente, elle avait finalement atterri à dix-sept heures trente. Déjà, les ombres s’allongeaient sur le paysage. Chez elle, le soleil darderait ses rayons sur l’étincelant Pacifique pendant encore quelques heures.

Tout le monde se leva dans la cabine. L’homme-loup s’enthousiasmait toujours pour sa retraite dans les bois et la femme à la liseuse l’écoutait en hochant la tête. Pas à pas, Katelyn suivit le mouvement jusqu’au coffre à bagages où elle avait déposé son sac. Mesurant à peine un mètre soixante, elle eut du mal à l’atteindre. Un grand type portant un tee-shirt de l’université de l’Arkansas le lui passa et elle le remercia.

Il lui jeta un regard surpris, ayant probablement remarqué son visage bouffi de larmes, aussi elle baissa rapidement la tête.

Fouillant dans son sac, elle en sortit son téléphone portable qu’elle alluma. Un SMS de Kimi l’attendait, sans doute envoyé de l’aéroport.

Ap quAnd tu Arrives.

Mais son téléphone indiquait « Réseau Indisp. ». Elle tenta quand même de rédiger un bref message. Sans succès.

– J’y crois pas, grinça-t-elle entre ses dents.

Elle descendit de l’avion. Une chaleur et une humidité insupportables l’assaillirent. Sa queue-de-cheval retombait comme un pinceau mouillé. Elle suivit les passagers le long de la piste jusqu’au terminal et chercha des yeux son grand-père. Mais aucun visage familier n’apparut. Il n’avait tout de même pas oublié ? Aurait-il compris que son vol n’avait pas été annulé, simplement retardé ? Imitant la foule, elle s’avança pour récupérer ses bagages. Il n’y avait qu’un seul tapis. Une douzaine de valises s’y promenaient comme des escargots décorés de rubans criards ou étiquettes voyantes. Entre les tee-shirts de la fée Clochette et les valises ornées d’autocollants Mickey, elle devinait que la plupart de ces gens rentraient de vacances. Ils étaient partis en Californie admirer l’océan, visiter Hollywood et les parcs d’attractions.

Toujours pas de grand-père.

Où pouvait-il bien être ? Avait-il renoncé à l’attendre et regagné ses montagnes ?

Je n’ai rien à faire ici.

Sa vue se brouilla tandis qu’elle restait là, cramponnée à son petit sac de voyage. Par réflexe, elle serra plus fort l’ours en peluche déjà humide de larmes.

Puis elle aperçut l’homme-loup et sa proie, la jeune femme à l’accent du Sud. Ils se tenaient curieusement proches l’un de l’autre, devant le tapis à bagages, et à une remarque de son voisin, la jeune femme éclata de rire. Était-il parvenu à la séduire ? Katelyn n’en revenait pas.

La valise en cuir élimé de son père apparut sur le carrousel. Le petit rectangle de cuivre passa sous la lumière, faisant étinceler ses initiales. SKM. Sean Kevin McBride. Elle souleva son sac, coinça la peluche sous son bras et se prépara à attraper la valise. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, elle la saisit tant bien que mal.

Puis elle se retourna et tressaillit.

Elle ne l’avait pas vu depuis près de cinq ans, mais Mordecai McBride n’avait absolument pas changé. Grand, les yeux vert clair, ses cheveux gris étaient coupés à ras et ses rides encadraient ses lèvres minces, sévères. Sous sa veste en cuir, sa chemise en toile bleue paraissait presque trop juste pour son imposante carrure.

La gorge serrée, Katelyn réalisa à quel point elle lui en voulait. Il était son unique parent encore en vie, du moins à sa connaissance, et il ne s’était même pas déplacé pour les funérailles de sa mère.

Leurs regards se croisèrent. Le visage de son grand-père trahit quelque chose, avant de se durcir et de redevenir parfaitement inexpressif. Il se contenta d’un hochement de tête et prit la valise, seulement sur deux doigts, puis tourna les talons. Elle pressa le pas pour le suivre tandis qu’il fendait la foule. Autour d’elle, parents et amis se retrouvaient avec effusion. Son grand-père ne lui avait même pas adressé une parole. Elle serra plus fort l’ours contre elle.

À l’extérieur l’attendait son carrosse : autrefois rouge, le vieux pick-up malmené par les éléments était aujourd’hui recouvert d’une épaisse couche de rouille et sa peinture s’écaillait par endroits. Impossible de faire tenir la grosse valise dans l’habitacle, aussi son grand-père l’arrima à l’arrière et l’enveloppa d’une bâche. Katelyn grimpa sur le siège passager.

Sans lâcher la peluche, elle posa son sac sur ses genoux et tenta une nouvelle fois de joindre Kimi.

Réseau indisp.

Son grand-père se glissa derrière le volant, la regarda, puis regarda l’ours. Il la trouvait probablement trop âgée pour ce genre de jouet, mais elle s’en moquait. Il mit le moteur en route, mais demeura quelques instants immobile. Katelyn attendit, nerveuse.

– Tout s’est bien déroulé pour la... cérémonie de ta mère ?

Ces premiers mots la stupéfièrent. Elle aurait préféré qu’il prenne de ses nouvelles, qu’il s’inquiète de son voyage ou qu’il lui parle de la météo à Wolf Springs. Qu’il amorce une forme de conversation. Mais elle ne voulait pas non plus qu’il se montre indifférent à l’égard de sa mère, ni qu’il taise son absence à l’enterrement.

– Oui, c’était il y a presque une semaine, parvint-elle finalement à répondre avant d’ajouter, sur un coup de tête : Tu aurais dû être là.

Un silence. Il effectua une manœuvre pour quitter la place de parking, puis enclencha les essuie-glaces pour dissiper le crachin qui constellait le pare-brise. Les nuages s’amoncelaient dans le ciel sombre. Le dais flamboyant des arbres s’étendait devant eux.

– Je n’ai pas pu me libérer.

– Tu es à la retraite, rétorqua-t-elle, incapable de se contenir.

Il lui jeta un bref regard, puis se concentra sur la route.

– Ce n’est pas parce que je suis retraité que je n’ai plus d’obligations.

Il frappait là où ça faisait mal. Et moi ? voulait-elle lui dire. Est-ce que je ne fais pas partie de tes responsabilités ?

– J’ai dû tout préparer pour ton arrivée, ajouta-t-il en se tournant une fois de plus vers elle.

Tout ? Comment ça, tout ? Était-elle une gêne, un fardeau ? Parce qu’elle serait volontiers restée à Los Angeles. Et si elle ne représentait rien pour lui, pourquoi avoir tant insisté pour qu’elle vienne habiter ici ? Simplement pour la rendre malheureuse ?

Ils croisèrent un entrepôt désaffecté, des champs de bruyère abandonnés, quelques maisons et immeubles qui auraient pu ressembler à certains quartiers de Los Angeles. Elle repéra un fast-food appelé Las Fajitas et songea à lui demander de s’arrêter. Durant le vol, elle n’avait rien pu avaler et malgré son manque d’appétit, la faim se faisait sentir. Mais il aurait fallu pour cela s’adresser à son grand-père, ce dont elle se sentait parfaitement incapable. Comment allait-elle tenir une année entière ?

Elle l’observa. La mâchoire crispée, il agrippait le volant si fermement que ses phalanges saillaient aux jointures.

– Je veux rentrer avant la nuit, annonça-t-il d’un ton brusque.

Pourquoi ? Qu’est-ce que cela pouvait bien changer ? À moins que les phares de sa vieille épave ne fonctionnent plus...

Elle se tourna vers la vitre tandis que l’orage déchirait l’horizon et que l’averse redoublait. Le ciel s’était réduit à une épaisse masse grisâtre, sous laquelle la camionnette rampait comme un insecte le long de la route bordée de champs en friche et de végétation luxuriante.

Katelyn vit défiler des caravanes abandonnées, d’immenses tas de bois, et même une vieille cabane dont l’enseigne peinte à la main, posée derrière la fenêtre, indiquait : Hameçons et spiritueux. Le chemin était ponctué de flaques traversées par le reflet des éclairs.

Elle eut quelques scrupules à sortir son lecteur MP3 et ses écouteurs. Mais puisqu’il ne desserrait pas les dents, quelle différence ? Elle l’alluma et une chanson de Lady Gaga, que Kimi avait insisté pour l’ajouter à la playlist, retentit. La musique était trop gaie, trop entraînante, mais elle l’écouta tout de même.

Ils atteignirent un pont de fer. En contrebas s’agitaient les remous d’un courant aussi maussade que le ciel. Une rivière. Et soudain, Katelyn réalisa : l’Arkansas était une région enclavée. Elle s’imagina comme un point minuscule sur la carte du pays, prisonnière de cet État aux frontières rectilignes. Elle avait toujours vécu près de l’océan et pris l’habitude de méditer, assise sur la plage, de rêver à son avenir en observant les vagues. Souvent, elle songeait au meurtre de son père. Abattu par balle, sans témoin, sans piste sérieuse. On avait depuis longtemps classé l’affaire Sean McBride, mais au bureau du procureur, où il avait travaillé, tous ses collègues avaient accusé le coup. À l’autre extrémité du pont, la première chose qu’elle aperçut fut un panneau en bois blanc où le mot « Danger » était inscrit en lettres noires. Il y avait autre chose, mais les caractères avaient été rongés par le temps. Une marque rouge, dans l’angle inférieur droit, aurait pu figurer une patte d’ours. Difficile à dire, sous cette pluie battante. Elle retira un écouteur et se tourna vers son grand-père. Elle voulait savoir si l’on trouvait des ours dans la région, mais avant d’avoir pu l’interroger, un gémissement étrange, grave, la fit bondir sur son siège. Il lui parut provenir de l’extérieur et elle crut d’abord qu’il s’agissait du cri d’un animal, mais l’écho demeurait lointain. Un hurlement, peut-être. Il semblait...mélancolique. Durant une seconde, elle eut la singulière impression d’avoir elle-même poussé ce cri.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle. Un ours ?

– Quoi ? Je n’ai rien remarqué, répliqua son grand-père.

La plainte retentit de nouveau, grave, triste, désespérée, même. Comme moi, pensa-t-elle.

– Et là ? Tu l’as entendu, non ? C’était quoi ?

Seul le ballet des essuie-glaces ponctuait le silence.

– Le vent, répondit-il enfin.

Le bruit disparut, mais Katelyn n’en demeurait pas moins perturbée par l’attitude de son grand-père. Impossible ! Ça ne pouvait être le vent. Elle remit ses écouteurs et fixa la vitre.

Malmenés par l’orage, les arbres étaient splendides. Leurs branches écarlates dansaient comme des flammes. À travers le prisme des gouttes de pluie, les taches de couleurs prenaient des formes inattendues. Progressivement, la végétation se fit plus touffue et plus abondante aux abords de la route jusqu’à presque la recouvrir. Ils grimpaient une côte et Katelyn s’assoupit peu à peu, dodelinant au gré des nids-de-poule. Brusquement, elle se sentit observée. Elle se retourna sur son siège et aperçut son grand-père qui la fixait. Il remuait les lèvres.

– Pardon ? demanda-t-elle en ôtant son écouteur. Je n’ai pas compris.

Il fronça les sourcils.

– Ça ne fait rien, répliqua-t-il. Moi non plus, je ne te comprends pas.

Le sous-entendu n’échappa pas à Katelyn. Il se décidait peut-être enfin à parler. Elle retira l’autre écouteur, mais n’éteignit pas la musique.

– Moi ? Qu’y a-t-il à comprendre ?

– Mme Brandao disait que tu cherchais une salle de sport...

– Et ? demanda-t-elle, pleine d’enthousiasme. Tu en as trouvé une ?

– Il y en a une, mais tu devras y aller en voiture.

Katelyn ne voyait pas où était le problème. Dans le sud de la Californie, tout le monde conduisait : impossible de se déplacer sans véhicule.

– Tu sais que je cherche un cours de gymnastique ? insistat-elle prudemment, sans saisir où il voulait en venir.

Il hocha la tête.

– Oui. Ta mère m’avait expliqué que tu renonçais à la danse pour faire des galipettes.

La révélation lui fit l’effet d’une gifle. Depuis quand Gisèle et lui étaient-ils en contact ? Elle ne lui en avait jamais rien dit. Et puis qu’insinuait-il, exactement ? Des galipettes ? Cherchait-il à se moquer d’elle, à lui saper le moral ? Sa mère partageait-elle cette opinion ?

– Je n’ai pas abandonné la danse classique, répliqua-t-elle. D’ailleurs, je dois aussi trouver un studio, pour m’entraîner.

– Eh bien, je crois qu’il y a un cours de yoga. Et de tai-chi, au gymnase.

Katelyn comprit brutalement que son grand-père ignorait tout d’elle et de sa vie en Californie. Ou plutôt, de sa vie passée. La danse classique n’était pas un simple passe-temps, pour elle. Elle ne pouvait pas remplacer cette discipline par du yoga ou du tai-chi ! Que s’était-elle donc imaginé en acceptant de venir habiter chez ce vieil ours, avec son antique pick-up et sa cabane au fond des bois ? Avait-elle perdu la tête ?

Kimi avait raison. Elle n’aurait pas dû renoncer si vite. Elle aurait dû imposer ses exigences, fixer des conditions.

– Écoute, je sais qu’il n’y a pas de grande ville dans le coin.

Je... je sais...

Mais au fond, que savait-elle ? Cet homme était un étranger. Il ne connaissait pas sa petite-fille. Comment aurait-il pu d’ailleurs ? Jamais il ne leur avait rendu visite. Il n’appelait jamais, sauf à Noël. Et suite au décès de sa mère, il n’avait pas daigné se déplacer.

– J’ai besoin de faire de la danse, poursuivit-elle d’un ton farouche. Et de la gymnastique. Je travaille dur pour... pour devenir une artiste. Et si je ne peux pas m’entraîner, autant renoncer tout de suite.

Il la dévisagea, impassible. Elle pouvait presque deviner ses pensées. Eh bien, renonce.

À son tour, elle le fixa d’un air médusé. Elle voulait pleurer, hurler, se jeter de cette voiture... Mais rien de tout cela n’aurait amené son grand-père à la considérer comme une adulte. Elle se remémora leur ultime visite en Arkansas et combien elle avait ri à l’idée que son père ait grandi là, au milieu de nulle part. À l’époque, Sean était encore en vie. Ce furent les dernières vacances en famille des McBride.

Elle sentit les larmes monter alors que la foudre illuminait le ciel et les bois mornes. Les poings serrés, elle se souvint de l’époque pénible qui avait suivi la mort de son père. Elle s’en était sortie grâce à sa mère, parce qu’elles pouvaient compter l’une sur l’autre, se blottir l’une contre l’autre quand le poids du chagrin devenait insupportable. Se soutenir mutuellement chaque fois que la police annonçait qu’il n’y avait rien de nouveau.

– Tu entres en terminale, cette année, non ?

Sans le regarder, Katelyn ravala ses larmes.

– Oui. Les cours ont commencé il y a six semaines. Et je vais tout manquer. La soirée de promo, la remise des diplômes...

– Toutes ces choses existent ici aussi.

Était-ce censé lui remonter le moral ?

– Ça n’est pas la même chose, rétorqua-t-elle, piquée.

– Mais si, voyons ! Le lycée, les diplômes, tout ça, c’est partout pareil. Où qu’on aille, les ados sont tous les mêmes : ils ont peur de leur ombre et luttent pour survivre. C’est aussi immuable que les montagnes. Que la vie.

Elle avait oublié cette facette de son personnage. Rude. Pragmatique. Un trappeur solitaire, à la Davy Crockett. Difficile de croire aujourd’hui qu’il ait longtemps enseigné la philosophie. Le père de Katelyn n’avait jamais fait grand cas de cette discipline. Pour lui, les philosophes avaient décidément trop de temps libre s’ils pouvaient se permettre de le gaspiller en devisant sur le bien, le mal et la signification de l’existence. Pour Sean, le bien et le mal étaient une réalité quotidienne. Il avait passé sa vie à poursuivre des criminels, jusqu’à ce que l’un d’eux finisse par le tuer. Et on pouvait bien dire ce qu’on voulait, Katelyn ne doutait pas de l’existence du mal : elle n’en connaissait que trop bien les ravages.

Son grand-père avait-il conscience de l’angoisse qu’elle pouvait éprouver ?

– À Los Angeles, beaucoup de jeunes de mon âge sont déjà

des artistes confirmés. Ils ont quitté l’école. Ils n’ont plus de temps à consacrer à leurs études et se concentrent sur leur carrière.

Il demeurait silencieux.

– Ça, déclara-t-il enfin avec lenteur, c’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue.

– Non, ça n’a rien de stupide...

Le désespoir la gagnait. En quelques minutes, elle avait la sensation de tout perdre. Venir ici était une erreur.

– C’est la vie des artistes. Maman...

– … a fini par se marier, coupa-t-il. À un homme qui, lui, avait un véritable emploi. Une ballerine, ça s’arrête à quel âge ? La petite trentaine ?

– Elle a ouvert son cours de danse ! objecta Katelyn.

– C’est vrai. D’ailleurs, c’était un succès, hein ?

Il cligna des yeux, comme surpris de ses propres paroles, puis porta son attention sur la route.

Katelyn fronça les sourcils. Qu’avait-il voulu dire ? Le cours Chevalier marchait plutôt bien. Du moins, c’est ce que lui avait affirmé Gisèle. Son grand-père savait-il quelque chose qu’elle ignorait ?

– Ma mère était passionnée par son métier, s’obstina-t-elle.

– À force de vivre au pays des contes de fées, poursuivit-il comme s’il ne l’avait pas entendue, les gosses s’imaginent qu’ils vont tous devenir des stars de ciné. Alors que c’est la loterie. On a davantage de chance d’être frappé par la foudre que...

– J’ai passé ma vie à Los Angeles, grinça-t-elle d’une voix tranchante. Et certains de mes amis y réalisent déjà leurs rêves. Ça n’était pas tout à fait vrai, mais il n’avait pas besoin de le savoir.

– On peut devenir une star très jeune.

– Un sur un million y parvient, peut-être. Les autres finiront voituriers dans des parkings. Ce qu’il te faut, c’est un peu de normalité. Les sourcils froncés, il poussa un soupir, puis répéta :

– De normalité.

Elle comprit qu’elle n’avait pas su y faire. Loin de lui démontrer l’importance vitale de ses choix, elle n’avait fait que le convaincre qu’elle devait y renoncer.

– Tu dois me laisser rentrer chez moi, supplia-t-elle.

Le tonnerre gronda lorsqu’il immobilisa brusquement la camionnette. La pluie tambourinait contre le pare-brise. Les échos joyeux du lecteur MP3 résonnaient comme la mélodie éraillée d’une vieille boîte à musique.

– Katelyn, tu es chez toi.

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