Mémoire de corsaire

[Kudan_Yoko]

Elle brassait les feuilles de papier, les arrangeant en une pile bien nette, que le vent qui soufflait dehors allait sans doute défaire quelques minutes plus tard. Il fallait les arranger convenablement, mettre les pages dans l’ordre, au risque de les voir s’éparpiller si un courant d’air les effleurait ; et alors tout le travail d’une vie serait réduit à néant.

Il s’agissait de sa vie, sa vraie vie, couchée sur le papier à l’encre pervenche, écrit à la plume finement taillée, pour ne pas que l’encre s’échappe en un flot ininterrompu. Elle avait mis sa vie par écrit, comme un point d’orgue à ce qu’elle avait accompli jusqu’à l’instant présent.

Elle ne risquait pas d’être dérangée dans sa tranquillité, l’île qu’elle avait choisie pour domicile était déserte. Il n’y avait personne, seulement la végétation et quelques animaux. Les poissons muets comme des carpes ne risquaient pas de l’importuner. Le roulis des vagues frappait les pilotis, lui rappelant la mer, l’océan et ses périls, mais aussi le danger des flammes, sans qu’elle sache vraiment pourquoi.
Les vagues s’échouaient, le papier qui bruissait, tout cela partageait la même couleur bleue, un peu mauve, et l’amenait inexorablement à reprendre sa plume, et à corriger les mémoires de sa vie. Excepté qu’ici, avec le roulement régulier des vagues, lui revenait un souvenir profondément enfouis, d’un autre temps, d’une autre époque.
Alors elle attrapa sa plume, une feuille vierge puis elle ferma les yeux. Et elle vit. Elle vit ce jour, alors qu’elle avait atteint une petite île au milieu de nulle part.


Il faisait beau, sec, elle avait amarré son bateau dans une crique non loin du village. Aussitôt, des enfants qui jouaient s’étaient précipités, laissant échapper des cris d’admiration face à elle, cette femme au bandana noir noué dans les cheveux, deux gros sacs sous le bras. Dans leur imagination, ils devaient être pleins de trésors, elle était pour eux une corsaire débarquant sur leur île, fascinante et dangereuse à la fois.
Ils lui avaient posé de nombreuses questions de leurs voix stridentes, et elle avait aimé leur répondre. Oui, elle naviguait en mer, oui ses baluchons étaient pleins à craquer des trésors de ses exploits marins. Leurs yeux brillaient, et elle leur avait souri, avant de se diriger vers le village. Elle avait été accueillie chaleureusement pour une fois, les gens semblaient heureux de voir quelqu’un de neuf, ils se connaissaient tous ici. Mais l’allégresse avait été de courte durée. Elle n’était pas là pour le tourisme. Elle avait demandé à Le voir, avec un grand L, et aussitôt, le village s’était tu.
Ils l’avaient regardée d’un œil mauvais alors qu’un tavernier lui désignait la grande maison au bout de la rue principale.


Elle y était entrée sans hésiter, saluant quelques individus aux visages sombres, attrapant une bouteille de jus de pomme dont elle avait fait sauter le bouchon avec grand bruit. Les rencontres avec le patron n’étaient jamais les plus agréables, aussi le goût sucré un peu aigre de la pomme lui redonnait une once de courage. Mais elle était confiante. Après tout, ces trésors, elle les avait acquis au péril de sa vie.


Elle était montée à l’étage, où l’on entendait rires, fracas et chansons de marins, buvant à la bouteille avec nonchalance et insolence.
Elle s’était approchée de la silhouette au coin du feu, fauteuil tourné face aux flammes ardentes qui projetaient un éclat aveuglant de lumière jaune et rouge. Sans rien dire, elle avait laissé tomber ses deux sacs de tout leur poids sur le sol, et on avait pu entendre distinctement les pierreries et les coupes d’or rebondir sur le parquet qui grinçait au moindre pas.

Alors le fauteuil s’était retourné, il pianotait sur les boiseries du bout des ongles, en un rythme impatient et agacé. Sa barbe noire taillée avec précision, celle qui lui avait valu un surnom connu de tous, se reflétait dans son regard où brillait une cruauté extrême. Cela n’augurait rien de bon.
Elle savait bien qu’elle avait deux jours de retard sur la date prévue, mais elle avait fait face à une tempête, cet imprévu que redoute tout bon marin, aussi chevronné soit-il. Deux petites journées de retard et un butin ridicule en comparaison de celui qui s’amassait dans un coin de la pièce, mais elle avait pensé que le patron serait indulgent.


D’une main, il lui avait fait signe d’approcher les sacs, de l’autre le bruit régulier des ongles frappant l’ébène en un rythme qui l’avait angoissée. Elle avait soulevé les sacs et les avait déposés sur la petite table face à lui, sans croiser ses yeux chafouins et luisants. Il n’y avait pas besoin de mots, les gestes qui avaient suivi étaient amplement suffisants.
Il s’était relevé lentement, en prenant son temps. Il avait agrippé le premier sac avec une telle violence que celui-ci s’était éventré. De petites piécettes d’or s’étaient échappées et avaient roulé sur le sol, loin, très loin, jusqu’à être hors de vue. Elle avait tenté de ne pas céder à la panique lorsque le deuxième avait subit le même sort, répandant une partie de son contenu sur le sol, le bruit des pièces et des coupes roulant avec grand bruit, puis devenant un son ténu, indistinct, qui retentissait encore à ses oreilles alors qu’elle écrivait sur la feuille maintenant couverte d’encre.


Elle se souvenait du sentiment d’humiliation qu’elle avait ressenti lorsqu’Il avait regardé les sacs désormais vides avec mépris. Elle se souvenait aussi de la peur qui s’était emparée de toute l’assistance, se levant comme le brouillard en mer, lorsque l’homme à la barbe noire avait saisi à pleines mains une poignée de bijoux, de pièces d’or, de vases et de couronnes, tous plus rares les uns que les autres.

Sans la regarder, il avait jeté le tout dans les flammes, sous le regard effaré des hommes et femmes présents, et surtout son regard à elle, blessé, humilié par ce geste. Pour lui faire payer son retard, et la pauvreté de ce qu’elle avait rapporté d’une expédition solitaire.
Comble de l’affront, il lui avait tourné le dos et avait tourné le fauteuil dans une autre direction. Elle avait contemplé l’or rougir et fondre progressivement en des soupirs ténus et répétés, alors que toute la matière retournait à l’état de liquide, dans une chaleur intense et des flammes qui, dans l’âtre, semblaient s’élever de plus en plus haut.
Déjà la couronne n’en était plus une, les pierres produisaient un éclat étrange et malsain, couleurs indistinctes sur l’or rougeoyant. Et elle, elle ne pouvait que regarder, payer le prix de son retard.
Cet homme, ce corsaire cruel, rendait la monnaie de sa pièce à chaque fois qu’il se sentait offensé. Elle avait fait partie du groupe pendant sept ans, mais toutes les bonnes choses ont une fin, avait-elle pensé.


En rouvrant les yeux, les pages amoncelées à ses côtés, ces mémoires, sur cette île déserte, avaient retracé à l’encre bleue l’histoire du jour où elle avait décidé de quitter l’équipage de Barbe Noire.

[DH180]

Salut
J’ai bien aimé ton début d’histoire, elle est sympathique et nous donne envie de lire la suite !
En plus, j’ai toujours aimé tout ce qui est pirates, corsaires, mer et navigation....
Après, j’espère que l’histoire sera un peu plus vivante, qu’on aura le droit à des souvenirs avec des dialogues, et surtout des batailles navales !
Hâte de voir la suite...

[Kudan_Yoko]

Merci pour ton message !
J'avais écrit ce texte lors d'un atelier d'écriture un peu particulier cette année. Il s'agissait d'une sorte de rallye où chaque personne présente devait produire un son (par exemple retourner sa bouteille d'eau) et se laisser porter pendant l'écriture par le son des autres. C'était un challenge très amusant !
J'aime moi aussi beaucoup les histoires de pirates, je trouve ça très inspirant et puis ça fait rêver !!
Cependant...comme il s'agit d'un fragment écrit lors d'un atelier, je n'ai pas prévu de suite...

[DH180]

Oh C'est dommage car il ya pourtant du potentiel dans ton histoire
Après c'est comme tu le sens, si tu veux écrire une suite ou pas....

[Kudan_Yoko]

Je pense que je vais essayer de l'intégrer à un moment ou à un autre dans une de mes histoires, comme ça ce fragment ne restera pas tout seul dans son coin !

[DH180]

Bien bien bien
Préviens moi sur mon profil lorsque tu mettra l’histoire en ligne s’il te plaît.