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Je ne fais définitivement pas partie de ce milieu des clubs, ni de celui de la nuit, sinon j’aurais tout de suite compris que quelque chose se tramait, que Cassie m’avait embarquée dans une sale magouille. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? J’ai l’impression que, dans ma tenue minimaliste de danseuse de charme, je ne suis pas apte à réfléchir correctement. Je me sens vulnérable, fragile. Et surtout, j’ai peur de ne pas comprendre – ou de trop comprendre d’ailleurs – ce qu’on attend de moi.
Voyant mon air déboussolé, Paul, le client qui vient de me jouer la comédie du coup de foudre, recule sans un mot.
Cassie attend toujours, la liasse de billets dans la main. Elle insiste du regard, ne me quitte pas des yeux et fronce à présent les sourcils en sentant que j’hésite. Puis, elle s’avance vers moi.
– C’est quoi, cette embrouille ? je lui souffle de sorte qu’on ne nous entende pas.
– Du calme, Eddie, me répond-elle sans se départir de son sourire, en me touchant doucement l’avant-bras. Je ne te demande pas de faire ce que tu ne veux pas. Fais-moi confiance, s’il te plaît, j’ai besoin que tu me suives sur ce coup-là.
Je la fixe sans répondre. Sa tirade semble tout droit sortie d’un polar, c’est tellement convenu. Pourtant, je ne me trompe pas… Ce qui se passe, là, ça ressemble à une proposition de passe, de sexe tarifé, non ?
La tête me tourne. Combien de verres ai-je bus ? Il fait tellement chaud ici, on se croirait dans un sauna.
J’essaie de penser clairement à ce que Jez m’a dit de Maryam et de tout ce qui touche à son business. Il faudrait que je me sorte de cette situation, que je fuie cette alcôve. La main de Cassie est toujours sur mon bras.
– Ce que tu me proposes, je ne le fais pas, je dis simplement à voix basse. Je ne fais rien avec ces types.
– Je t’assure, ce n’est pas ça, Eddie, crois-moi, répond-elle sur le même ton, son visage plus proche du mien pour que nos paroles soient noyées par la musique.
Cassie m’adresse un regard complice, intense, censé me rassurer. Mais à présent, je grelotte.
– Tu ne sais pas, je murmure à ma partenaire.
Non, elle ne sait rien. Elle ne sait pas que la situation réveille encore de douloureux souvenirs, que j’ai déjà été une proie et que je n’ai rien fait. Elle ne sait pas non plus ce qui peut nous arriver, et je me mets à envisager le pire : quatre hommes pour deux jeunes femmes. Comment peut-elle être sûre ?
– Il ne nous arrivera rien, me répond-elle en serrant doucement mon bras, la chaleur de son corps me réchauffant un peu alors qu’elle s’approche encore de moi. Eddie, je te jure. On ne craint rien. Je ne te le proposerais pas. Tout est prévu.
Je ne sais pas ce que cela veut dire. Tous les yeux sont tournés vers moi. Le temps est suspendu à ma décision. Je me rends compte que je vacille. La chaleur, la tension… Je n’ai tout simplement pas la force, pas le discernement. L’alcool pèse sur moi comme une armure de plomb. La peur m’alourdit davantage. À quoi puis-je me raccrocher ?
Jez.
Je me raccroche à son souvenir comme à une bouée. Mais je suis fatiguée, mon esprit glisse sur ce qui pourrait me sauver. Si Jez me voyait là, il me reprocherait sans doute de ne pas avoir tenu compte de ses mises en garde. Mais Jez n’est pas là, il n’a même pas appelé depuis hier. Et c’est bien parce qu’il ne s’est pas manifesté que je me suis trouvé toutes les raisons qu’il fallait pour venir au Secret et finir en petite tenue dans une alcôve en compagnie de clients trop riches et trop entreprenants.
Dans une vie, il y a parfois des moments terribles qui ressemblent à des scènes de film d’horreur. Je me sens comme une héroïne terrifiée et paralysée par ses démons, face à une porte qu’il ne faut pas ouvrir. Je me sens aussi comme la spectatrice impuissante qui hurle « Non, n’ouvre pas cette porte ! » alors que l’héroïne tend la main vers la poignée, ivre de peur, persuadée de faire preuve de courage.
Je suis ivre de peur et d’alcool. Je veux croire Cassie parce que croire en moi reste compliqué.
Ils attendent toujours. J’acquiesce en hochant la tête, les yeux dans ceux de Cassie. Je m’éclaircis la voix.
– C’est bon, OK, je dis à ma partenaire de danse. J’espère que tu ne me mens pas.
Une fois mon approbation exprimée, le Paul trop collant s’approche pour reposer la main sur ma cuisse. Je frissonne et me crispe, regrettant déjà ma décision.
Et pourtant, je ne dis rien. Je subis, paralysée, la main baladeuse du client qui a payé, comme j’ai déjà enduré la caresse d’un autre homme. Il me tend une coupe de champagne et je la vide d’un trait, consciente que boire davantage n’améliorera en rien ma réactivité si la situation dégénère. L’alcool fait son office et me détend rapidement. Puis Paul se penche vers moi pour me susurrer à l’oreille d’une voix qui se veut sensuelle :
– Personne ne saura rien de ce qui va se passer entre nous, jolie Eddie. Ça restera entre toi et moi… Mais je crois que tu ne l’oublieras pas et que tu ne regretteras pas d’avoir saisi cette opportunité.
Je me raidis d’un coup. Ce genre de propos sexistes, prétentieux et répugnants m’en rappelle d’autres, tenus deux soirs plus tôt par Robert Stanley dans le bureau de mon père. Je suis prise de nausée, la rage me remonte dans la gorge, mais mes lèvres restent étrangement closes. Mes mâchoires contractées ne laissent pas passer un mot de protestation, à peine mon souffle.
Une part noire de moi-même se complaît à rejouer une scène déjà connue. Je m’inflige cette épreuve. Je joue au jeu dangereux de la chute. Tomber bas, toujours plus bas, pour me prouver que je ne vaux pas grand-chose, donner raison aux autres, ma famille, ces clients… Ou me prouver que je peux survivre ?
L’alcool ne brouille pas tout en moi, il souligne mon incohérence. Je suis comme ces papillons de nuit qui vont se frotter à l’ampoule qui va les brûler. Pour exister, il me faut sans doute prouver que je peux résister à tout et au pire, au danger que je connais et vers lequel je me précipite. Que je suis plus forte que les pièges.
Paul remplit encore mon verre, je le bois automatiquement, comme un robot, avec la volonté évidente de me transformer en créature insensible, anesthésiée. C’est plus fort que moi, et mon comportement m’atterre tout autant qu’il me rend impuissante. La répulsion est là, mais je ne m’y soustrais pas. Titubante, je l’affronte comme un monstre au cours d’un combat déterminant.
Je regarde Paul par en dessous. Le type n’a pourtant rien d’un monstre. J’ai cru comprendre qu’ils étaient tous dans la finance, avaient leur petite importance. Lui est plutôt dans la norme du jeune homme d’affaires aux dents longues, beau costard et assez de fric pour se rendre désirable, bonne coupe de cheveux, peau saine, pas moche. Il serait certainement prêt à entendre ce que j’ai à dire de mon état de détresse, de ma nausée, du viol que j’ai subi, mais je ne donne rien à voir de tout ça. Je ne suis pas moi devant lui et il ne voit qu’une jeune femme à moitié nue qui s’est trémoussée de manière sexy devant lui et ses amis, une femme qui vient d’accepter de passer du temps dans une chambre d’hôtel contre de l’argent.
Et encore une autre coupe pour oublier la jeune femme que je montre aux autres, et celle à qui je refuse de donner la parole.
Où suis-je là-dedans ?
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