Extraits

Il sait qu'il lui pèse parfois.

Peut-être qu'il aurait dû prendre sur lui et accepter de subir les enfoirades des tordus pour lui offrir sept jours de répit ?

Félix se retient d'évoquer cette étonnante coïncidence avec sa mère. La connaissant, elle désirera lire son texte. D'ailleurs, il devine qu'elle a dû prendre sur elle, quand elle l'a vu gribouiller les pages de son carnet, pour ne pas l'interroger sur leur contenu. Forcément. Elle est d'une curiosité limite insupportable en ce qui le concerne. Elle veut tellement lui adoucir la vie qu'elle ne se rend pas compte combien elle la lui envahit.

Quand il avait 12 ans, l'unique thérapeute qu'il a accepté de revoir après le premier rendez-vous, et qui l'a reçu vingt-deux fois en onze mois avant de partir s'installer à La Réunion, lui avait recommandé d'écrire toutes les pensées qui lui passaient par la tête quand il éprouvait le besoin irrésistible de réarranger le positionnement de ses couverts sur la table. Qu'est-ce qui se produirait s'il ne le faisait pas ? Félix se rendait compte du côté irrationnel de la chose, mais il ne pouvait pas s'en empêcher, c'était plus fort que lui. Cette femme avait vu juste. Établir une liste détaillée de tout ce qui irait de travers si son verre n'était pas à la bonne place lui avait permis à certains repas de s'en détacher. Félix éprouvait une joie incroyable quand il arrivait à se retenir de le bouger avant de le boire. Bien sûr, une fois qu'il avait pris son verre en main, il s'assurait de le remettre à l'endroit requis.

Ça lui casse le moral, à chaque fois, de penser à ce que sa vie serait aujourd'hui si son père n'avait pas eu honte de lui. S'ils étaient demeurés une famille unie. Est-ce qu'il aurait été capable d'affronter les tordus, au lieu de les fuir ? Est-ce qu'il aurait rendu coup pour coup, au lieu de les éviter ? Est-ce qu'il serait en train de s'éclater à la soirée organisée par certains élėves de sa classe pour fêter leur départ à Londres, au lieu de rayer des noms sur une liste, seul dans sa chambre, après avoir souhaité gentiment bonne nuit à sa mėre ?

Félix n'aime pas les surprises. Surtout quand elles se font à ses dépens.

-Tu sais, parfois, quand t'as envie de quelqu'un, c'est difficile de te retenir, avoue Gabin en regardant son camarade droit dans les yeux. En plus, souvent les situations dramatiques exacerbent la libido. Je ne parle pas que pour moi. On dit que cinquante pour cent des personnes qui assistent à un enterrement baisent dans les dix heures qui suivent.

-C'est vrai? demande Samuel épaté. Y a des gens qui se sont penchés sur cette question ?

Sourire malicieux de Gabin.

-Je t'ai cru, mec. C'est fou ce que tu peux être sérieux quand tu mythones.

Félix, le sourire triomphant, fixe la page du carnet sur laquelle il vient d’écrire la fin tragique de Blaise.

— Et de un ! Ça t’apprendra à m’enfermer dans les toilettes avant les cours !

C’est pour cette raison d’ailleurs que Félix ne boit plus au lycée. Pas envie que l’autre tordu récupère une nouvelle fois la clé chez le gardien, sous un prétexte bidon, et verrouille la porte des chiottes une fois qu’il sera à l’intérieur.

Il aurait dû se méfier quand il a entendu leurs rires dans le couloir. Mais il a préféré attendre que le troupeau des veaux s’éloigne pour émerger de la cabine et se laver les mains. Quand il a compris qu’il était enfermé dans les sanitaires, Félix n’a pas tambouriné tout de suite. Il a d’abord tenté de se débrouiller seul, avant d’appeler à l’aide. Mais la fenêtre surélevée, qu’il a atteinte en grimpant sur un des lavabos, était bloquée. Pas moyen de l’ouvrir. Il a pensé, un moment, plaquer son blouson dessus et donner un coup de coude, histoire de la briser, mais il n’a pas osé. Alors il est redescendu et il a crié pour qu’on vienne le sortir de là.

C’est la CPE, qui traîne souvent dans les couloirs, qui l’a remarqué la première. Déjà qu’elle le prenait pour un demeuré depuis la rentrée, cet incident n’a pas arrangé les choses.

Après avoir exigé qu’il décline son identité à travers la porte, Mme Guyot, paniquée, est aussitôt allée prévenir le gardien. Aux dires de ce dernier, il avait fermé les toilettes à clé à cause d’une fuite, sans même jeter un coup d’œil à l’intérieur. Les cours ayant commencé, aucun élève n’aurait dû s’y trouver. Il mentait, évidemment. Pour ne pas avoir à révéler l’erreur qu’il avait commise en remettant son trousseau à un seconde. Sachant pertinemment que Félix ne le contredirait pas s’il comptait continuer à utiliser le local à poubelles pour entreposer son vélo.

« Tu veux que j’appelle ta mère pour qu’elle vienne te chercher ? » a demandé la CPE, un sourire niais au visage.

Elle croit que j’ai dix ans, ou quoi ? Qu’elle laisse ma mère tranquille ! Elle se fait assez de soucis pour moi comme ça.

-Demande à Cormat, si tu ne me crois pas ! Même qu'elle a eu trois côtes cassées. N'est-ce pas, monsieur? lance l'adolescent à son prof d'histoire.

-Comment tu le sais ? lâche Cormat, déstabilisé par les propos du garçon.

- Parce que je l'ai écrit ! Je ne peux pas l'expliquer, mais tout ce que j'ai noté dans mon carnet hier soir se produit aujourd'hui. La mort de Blaise, d'Élodie, de Lenny aussi. Tout est là. Sur ces pages.

Et Félix trouve enfin celle qui concerne Jordan et Enzo.

-Lenny est mort? s'exclame Sofiane.

-Oui. Il est tombé à l'eau tout à l'heure. On était là avec Ambre quand c'est...

Jordan ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase. Il lui arrache le carnet des mains et tente aussitôt de l'enflammer avec son briquet. Qu'on en finisse avec cette histoire débile! Qu'on puisse se friter pour de bon. C'est pas possible qu'Élodie et Lenny soient morts. C'est de la torture psychologique qu'il fait. Le taré essaie de les contrôler mentalement.

- Non ! hurle Enzo qui ne comprend pas l'obstination de son pote à détruire ce calepin.

Putain, c'est une super preuve pour se débarrasser de Félix. Quand le proviseur va apprendre qu'il invente des histoires où il tue ses camarades, il va forcément vouloir le convoquer. Peut-être même l'exclure du bahut. En tout cas, y a matière à le pourrir!

Félix s'écarte lentement de Jordan qui a réussi à embraser le carton de la couverture.

Tout était crédible, extrêmement précis. Un enchaînement d'événements terrifiants réglé au millimètre près, à rendre fou.