Extrait

Akhéris serra les dents. Ses liens étaient solides, étroitement serrés. Il ne pouvait qu’affronter du regard l’être abject qui se moquait de lui.

— La solitude des lieux où les feux de ton dragon m’ont précipité m’enveloppa d’un silence abominable. Sans corps, j’ai erré en vous maudissant, toi et ta chère Ràna Ûr… D’après ce que j’en ai su plus tard, j’étais encore assez puissant pour que ma malédiction vous poursuive, défiant mages et dieux !

Le pseudo Mogalitor fustigea du regard l’un des Nains qui faisait mine de s’approcher pour entendre leur conversation. Face au bâton, aucun d’entre eux, fût-il aussi brave que le Wagonnier Tessmoun lui-même, n’aurait osé faire un pas sans son autorisation. Il se tourna de nouveau vers son prisonnier, et reprit à voix basse :

— Sais-tu ce qu’on raconte, au royaume des morts et des âmes errantes ? On dit que les choses inanimées ont des yeux mais qu’elles ne peuvent rien raconter. Leur mutisme est le garant de l’impunité des puissants. Leurs yeux, en outre, sont surtout ceux des dieux. Ceux de Belthem, notamment… La déesse, ta chère amie Belthem, s’est empressée de déjouer les autres plans divins en me sauvant.

Il eut une moue méprisante et un peu pessimiste, avant d’ajouter :

— Oh, je sais bien à quoi m’en tenir, et peu m’importe au fond… Mon sort ne lui importait guère, et si je ne lui étais pas utile dans ses obscures machinations, elle m’aurait certainement laissé m’éparpiller dans les airs avec les restes incendiés d’Ethelred ! Mais bon, me voilà !

— Guiderod, tu n’as pas fini de regretter d’être revenu à la vie, je t’en fais le serment ! cracha Akhéris en joignant le geste à la parole.

Le sorcier essuya sa joue en ricanant.

— Les précipices abondent dans la région d’Anternacsor, et les accidents y sont non seulement fréquents mais presque toujours mortels. Ce nom te dit-il quelque chose, Renégat ? enchaîna-t-il à haute voix cette fois.

Akhéris nota un regain d’intérêt de la part des gens de Brak’Tipo. Les Nains se rapprochèrent ostensiblement, non sans rester prudemment à distance de celui qu’ils croyaient être le mage Mogalitor. Il ne répondit pas à la question qui n’attendait d’ailleurs pas qu’il le fît.

— Un coup d’épaule, une légère poussée mal calculée, il vous a été facile de me précipiter du haut du col, voici plusieurs lunes… mentait Guiderod. Sans le miracle qui vit ma chute vertigineuse arrêtée par d’épais buissons de flanc, et l’opportune patrouille dans la région de ce groupe de Wagonniers, je pourrirais dans le ravin au fond duquel vous m’avez précipité pour que je ne révèle pas votre retour en Hyriance !

Les gens qui se trouvaient dans l’auberge et qui se remettaient de la rixe en buvant une bière, écoutant avec curiosité le discours du célèbre mage, murmurèrent d’indignation.

— On a tôt fait d’accuser, vieil homme, et de maquiller la réalité. Il faudrait prouver vos dires ! articula Akhéris en luttant contre le sort de mutisme que lui imposait la main de Guiderod.

— Je m’y efforcerai quand l’heure sera venue, et cela ne sera guère difficile !

— Ce n’est donc pas le moment ? Je croyais que vous faisiez mon procès, puisque vous…

— Silence ! grogna Kickapoo en le frappant au visage.

Akhéris sentit sa pommette et sa paupière gauche enfler rapidement.

— Pas encore, affirma le sorcier d’une voix solennelle. D’abord, je veux ce que vous avez dérobé au palais ce soir.

« Tiens tiens tiens », fit la voix de Duncan dans la Plaine.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, Mogalitor. Comment aurais-je pu voler quelque chose dans le Saint des Saints des mages d’Hyriance ?

— Vraiment ? Laissons cela, alors… Pensiez-vous réellement que nous serions dupes de votre déguisement ?

« Et moi du vôtre ? » pensa Akhéris, dans l’incapacité de prononcer ces mots.

— Allons allons, continuait Guiderod. Nous aurions pu nous attendre à mieux de la part de l’élu du dragon blanc de Wilfredion ! Bromatofiel ne vous a-t-il pas dissuadé de vous lancer dans cette nouvelle mésaventure ?

— Il a eu sa part dans la préparation du plan…

— Il est bien malaisé d’établir la preuve de vos crimes, marmonna Guiderod, les yeux au plafond, se caressant le menton d’un air faussement pensif. Bien sûr, l’Histoire fait figure de preuve en ce qui concerne ces malheureux Ailés, mais pour ce qui est de ma personne, c’est ma parole contre la vôtre, n’est-ce pas… Quant au vol de ce soir, sans négliger le fait qu’il fait figure de sacrilège en regard de l’objet même du larcin… Je crois que votre personnalité parle contre vous, et que vos actes rendent mes accusations irrécusables !

— Vous vous répétez, articula ironiquement Akhéris qui commençait à avoir très mal à la tête. Vous me soupçonnez de vol ? Allons donc… Interrogez donc le responsable des archives. Fouillez ses poches s’il nie, vous trouverez du bon et bel or qu’il a touché en paiement des ouvrages achetés. S’ils n’étaient pas à vendre, lui seul est fautif de me les avoir procurés !

Il y eut un autre murmure d’indignation dans la salle. Et de nouveau, il reçut un coup de la part de Kickapoo.

« Cette histoire commence à me porter sur les nerfs ! » fit Duncan d’Irah. « Où est donc passé ce dragon, bon sang ? »

« Il arrive… » tempéra Akhéris que l’agitation de son aïeul empêchait de réfléchir.