Extraits

"Eh bien mon garçon ? le taquina Mam' par la fenêtre ouverte. Il y a un changement de programme ? Tu m'emmènes au bal chez les Windsor ?"

Youn ne releva pas. Il ouvrit la portière et Mam' monta dans le véhicule avec une mine enjouée.

"Désolé Mam', mais je suis plutôt tendu aujourd'hui et je commence à en avoir marre qu'on se foute de ma gueule, la prévint Youn. Alors même si ma tenue confine au ridicule, j'aimerais assez que vous ne me le fassiez pas trop remarquer.

- Elle confine. Elle confine. Mais je n'en parlerai pas puisque tel est votre bon vouloir, Monseigneur.

- Non. S'il vous plaît, Mam'. Pas vous...

- Que nenni, cocher. Mais faites en sorte que nous soyons rentrés avant minuit. Que notre carrosse ne se transforme pas en citrouille."

- J'adore quand tu essayes de te fâcher... T'es trop mignon.

- C'est ça ! Fous-toi de moi !... Et d'abord, on devient un esprit de quelle manière ? Est-ce qu'au moins les fantômes le savent ?

- C'est comme si tu me demandais : "Les fantômes peuvent-ils se reproduire ?" Je n'en ai aucune idée, Youn, je n'en ai jamais rencontrés.

- Alors pourquoi est-ce que tu es persuadée que c'est à cause d'une faute que tu es là ? Pourquoi est-ce que tu crois que c'est à cause d'une putain de faute que ton âme n'a pas trouvé le repos ?

- Mais parce que, depuis le commencement des temps, c'est comme ça dans les histoires de fantômes ! Les esprits errent pour expier leurs fautes. Il doit bien y avoir un fond de vérité là-dedans, tu ne crois pas ?

- Pas forcément ! Il y a quelques années, j'ai lu un bouquin sympa où l'héroïne, plongée dans un coma profond, s'évadait de son enveloppe corporelle pour aller rejoindre un amoureux.

- Et ça se terminait bien ?

- À l'heure qu'il est, ils doivent avoir plein d'enfants.

- Dieu tout puissant ! Youn, rassure-moi ! Ta belle au bois dormant, au moment de la procréation, elle était consciente au moins ?!"

"Pourquoi tu veux savoir ?"

Toujours donner des raisons : c'était usant... Pourquoi les choses ne pouvaient-elles être simple de temps à autre ?

Vous vous lèveriez un matin, il y aurait déjà un ciel bleu d'azur. Et la fille que vous observez à la dérobée depuis des semaines parce que vous la pensez trop belle pour un type comme vous passerait sous votre fenêtre. Alors elle lèverait les yeux et vous sourirait à en éclipser le soleil. [...]

Mais ça n'arrive jamais ce genre de chose. Parce que la vie est merdique, parce qu'on n'ose pas, ou peut-être parce qu'à s'être laissé convaincre que l'existence est une fatalité, on se dit que ces choses-là ne se peuvent pas.

Youn était si charmant. Cela faisait si longtemps qu'elle était enfermée dans son cauchemar : elle ne se formaliserait pas d'y demeurer quelques jours de plus. Qu'elle se soit découvert un ami après tant d'années de solitude lui était déjà un enchantement et suffisait presque à son bonheur. Que pourrait-elle désirer de plus ? Elle, une âme en peine condamnée pour l'éternité. Une défunte privée sans aucune explication de repos éternel. Qu'avait-elle fait, ou que n'avait-elle pas fait, pour mériter ce sort peu enviable ? C'était la question qu'elle se poserait à jamais. Et ce jamais lui sembla bien long tout d'un coup.

"Je vous remercie... Youn, fit-elle en rosissant légèrement. Youn ? C'est bien votre prénom ?

- Mais vous avez fini de lire dans mes pensées, oui ? C'est désobligeant à la fin. J'ai l'impression d'être tout nu."

Comme surprise, la jeune femme afficha un sourire confus et ses joues s'empourprèrent pour de bon.

"Attendez, là... s'inquiéta Youn. Ne me dites pas que vous me voyez... ?

- Je suis vraiment désolée. Je n'y suis pour rien.

- Oui et bien ça suffit maintenant !Tournez-vous ! Mais qu'est-ce que je raconte moi ? Pensez à autre chose et tout de suite !

- Mais ce n'est pas moi, c'est vous qui venez de créer cette image..."

"Je suis désolée..., s'éleva à nouveau la voix. Pour la frayeur, je veux dire. Ce n'était pas le but... Mais je n'avais pas le choix."

"Désolé, désolé... T'en collerai du repentir", rumina Youn en s'extirpant des valises.

Ce n'est que lorsque sa tête émergea des éboulis ménagers qu'il tomba nez à nez avec la jeune femme qui venait de parler... Et se demanda aussitôt si le terme jeune femme était bien le plus approprié...

Une masse immatérielle et translucide, possédant tous les attributs propres à une jeune femme, mais flottant tranquillement un bon mètre au-dessus du sol, lui souriant timidement. "Génial comme moyen de locomotion !" fut la première et étrange pensée qui traversa l'esprit de Youn, lui qui promenait depuis toujours une légère et inexplicable claudication. "Bancroche dans la tête, bancroche dans l'attitude", se plaisait-il à répéter.

Personne, hormis Alexandre le psy quinquagénaire, n'avait réussi cette terrible épreuve des valises. Personne d'autre que lui n'avait pu rester plusieurs heures enfermé avec elles sans chercher à en ouvrir au moins une. Et Youn regardait son ami avec admiration, persuadé malgré tout que lui aussi y arriverait... un jour.

« Oh, c'est très simple. Vous faites comme toutes les personnes qui viennent faire des recherches ici pour la première fois, fit l'homme en s'éloignant. Vous voudriez relever un événement survenu le mercredi, dans le journal du mercredi. Alors que le compte-rendu de ce jour se trouve dans les pages du lendemain... Celles du jeudi. »

« Tu crois qu’il naîtra dans un chou ou dans une rose ?

— Youn ? Tu as bien regardé mon ventre ?

— Je ne voulais pas t’inquiéter, mais puisque tu l’as remarqué… Tu ne devrais pas aller voir un médecin pour ça aussi ?

— Bon Dieu ! avait jubilé Nina ce jour-là. J’ai vraiment épousé un dingue.

— Pourquoi ? Tu ne crois pas aux cigognes, toi ?

— Je t’aime, Youn.

— Normal… J’adore les personnes de goût. D’ailleurs je t’ai épousée pour ça…Pour ça et pour ton cul.

— Tu sais parler aux femmes, toi… Qu’est-ce que ça doit être avec les cigognes. »

... Insomniaque depuis sa prime jeunesse, le coq du quartier avait décidé de précipiter le lever du jour de dix bonnes heures, quand Nina couchée dans notre lit fraîchement conjugal s’était lancée :

« Youn ! Je suis enceinte ! »

Je m’étais jeté hors du lit en regardant le ventre de Nina comme une bombe à retardement.

« C’est pour quelle heure ? »

Nina ne m’avait pas répondu. D’après elle, le calcul aurait été trop approximatif. Et puis elle craignait visiblement de me voir appeler une équipe de déminage. Elle me connaissait déjà si bien… Elle avait juste osé un :

« Tu es heureux ? »

Qui m’avait laissé sans voix alors que j’entassais un quatrième coussin dans son dos.

« Tu es heureux Youn ?!

— Merde Nina ! Tu trouves vraiment le moment bien choisi ? avec ce qui nous arrive ?! C’est bien les femmes ça…

— Youn… On a encore huit mois devant nous, tu sais ? »

Pris de nausées, je ne lui avais pas répondu.

Avec le recul, Nina se souviendrait d’une paternité difficile.