Extrait

La propagande n’a rien inculqué à ceux qui approuvent la guerre. Elle a réveillé ce qui était latent, elle a activé un virus dormant. L’arrogance humiliée est à l’origine de tout. Un rapport aux autres États et aux autres cultures fondé du point de vue d’une force dominante. Pour la Russie, l’interaction avec les autres civilisations consiste soit en victoire et protection, soit en dépendance et offense dissimulée. La coopération n’est pas un mode de relations envisageable. C’est peut-être là le produit d’un destin forgé par l’Histoire, peut-être en partie un regard sur le monde façonné par la propagande. La Grande Guerre patriotique a causé un énorme traumatisme. Je ne parle pas des immenses pertes humaines, mais du complexe du vainqueur. Cela peut survenir aussi bien avec des individus qu’avec toute une nation. Rendez-vous compte : ce que l’on a accompli est hors norme, remarquable, héroïque, on a risqué sa vie, on s’est ruiné la santé, on en est sorti invalide, mais on a atteint son but. On vous honore, on vous respecte et on vous craint. Vous vous sentez important. Vous baignez dans la gloire, mais il y a aussi d’autres grands personnages autour de vous. C’est le déclenchement d’une guerre pour la suprématie, pour la place sur l’Olympe. Vous n’êtes pas parti favori, on vous accepte, mais avec quelque dégoût ; cela ne vous suffit pas, vous voulez davantage. Vous vous efforcez d’égaler en tout point les autres personnages remarquables – ce serait encore mieux de les dépasser, mais vous n’y parvenez pas. Vous vous énervez, vous enragez, vous êtes envieux. Vos concurrents les plus exercés en profitent, ils vous provoquent, vous poussent à des actions non réfléchies. Vous vous repliez sur vous, vous vous isolez, vous buvez, sombrez en dépression, vous faites du mal à vos proches, vous saccagez votre propre maison, vous regardez les photos de votre jeunesse, contemplez vos décorations, vous épuisez vos petits-enfants avec les récits sans fin de vos exploits personnels, exagérant chaque fois davantage votre héroïsme. Vous avez puissance et richesse mais vous déclinez, vous êtes entouré de courtisans qui aggravent votre isolement en vous entretenant dans l’idée conçue par vous-même que vous êtes un être d’exception. Ils agissent ainsi pour profiter de vos biens, mais brusquement vous décidez de prouver à tous et pour de bon que c’est à tort qu’on vous a oublié. Pendant tout ce temps écoulé vous avez nourri du mépris pour votre entourage et conçu une évaluation inappropriée de votre propre situation. Vous vous comportez comme un homme offensé qui aurait perdu la raison, qui souhaiterait faire revenir à lui, par les menaces et la violence, ceux qui se sont détournés parce qu’il est vieux, agaçant, démodé et arrogant. Cet homme peut encore tenir son entourage dans la terreur, mais son temps s’achève. C’est la véritable tragédie du grand guerrier transformé en vieux psychopathe dangereux, dont on a pitié tout en souhaitant le réduire au silence au plus vite.