Extraits

Rien de tout ça, ni la beauté de ce paysage, ni son mystère, ni votre solitude, rien, la musique n’exprime rien, ne décrit rien ; au mieux, elle renvoie au mystère d’un drame aussi ancien et mystérieux que l’existence de l’homme. Quand vous l’aurez compris, vous serez un musicien

 Une jolie femme, d’ailleurs, en jupe, avec des talons hauts et des cheveux qui menaçaient tout le temps de se prendre dans les cordes, comme si elle le faisait exprès pour avoir l’occasion de les rejeter en arrière et montrer combien elle était belle avec ses cuisses écartées autour de l’instrument, avait-il dit en ajoutant qu’il n’était guère plus convenable à un homme qu’à une femme de pratiquer un instrument pour lequel on écarte sans cesse les cuisses

Je doute si mes parents voyaient ce que voulait dire le petit homme aux yeux pâles. Avec sa mine lasse, son manteau fatigué que personne n’avait pensé à lui proposer d’ôter et qu’il n’aurait d’ailleurs peut-être pas quitté, il avait l’air d’un comptable bien plus que d’un artiste ou d’un maître de musique. Moi-même je n’étais pas certain d’avoir compris que l’obscure clarté dont il était question n’ait pas renvoyé aux seuls yeux du visiteur, ni que ma destinée ne se soit pas jouée en quelque sorte dans mon dos, ce jour-là, pendant la conversation qui a suivi, autour d’un verre de Suze ou de Pernod, et au cours de laquelle le petit professeur juif et le chef d’entreprise corrézien fermèrent la porte du salon pour discuter du prix des leçons à donner à un petit garçon qui n’avait pas l’air comme les autres et dont il fallait bien faire quelque chose…

A quoi le professeur répondit que gagner correctement sa vie avec un instrument de musique supposait un travail quotidien, long, difficile, acharné, avec peut-être, au bout, une absence de gloire, ou alors la gloire secrète du musicien solitaire, la dévotion à la seule musique : de quoi emplir toute une vie, en effet

Une Pâque perpétuelle, si je comprends bien, murmura le professeur en souriant, avec l’air non pas de se moquer mais de quelqu’un qui est revenu tout. — De quoi parlez-vous ? demanda mon père en songeant probablement au fait que nous nous trouvions en un lieu qui avait abrité des hommes d’Eglise. — De la Pâque juive, pendant laquelle pas même une miette de pain ne doit se trouver dans la maison. La musique n’est-elle pas le pain de l’esprit 

Il avait fallu le convaincre, mais sans doute l’était-il déjà, lui qui n’attendait rien de moi – rien de bon, veux-je dire, parce que je venais trop tard et que sa haine de la musique (une haine qu’il partageait avec ma mère et mes sœurs et dont je n’ai jamais su la raison, mais qui devait bien en avoir une, et plus terrible que ce que j’ai pu imaginer, puisque cette haine confinait à une sorte de terreur qui n’est, peut-être, que la peur de la mort ou de l’amplification infinie du souvenir) le confirmait dans l’idée que je pouvais être musicien comme on est fonctionnaire, associant dans un étonnant mélange de condescendance et de résignation l’art et la fonction publique, et jugeant somme toute que pratiquer un instrument en professionnel valait autant que de travailler pour l’État

C’était à sa mère qu’elle en appelait en fin de compte, le jour de l’éclipse, cette terrible mère qui ne lui répondait jamais, du moins pas à ça : l’angoisse d’être abandonnée et seule au monde, malgré les quatre sœurs qu’elle avait vues naître, les grands-parents et, plus tard, les amants. Et aussi le fait d’avoir à mourir, de ne pouvoir aller au-delà de ses quarante-quatre ans, la peur que les stigmates aient été aussi vains que le reste puisqu’il mourait aussi, ce saint François d’Assise, un autre tableau montrait sa mort, dans l’église de Sillery, et elle le regardait de préférence aux autres qui représentaient les disciples à Emmaüs, l’Annonciation et l’Adoration des rois mages

« Tout ce qui n’était pas ma propre mère », ajoutait-elle en riant doucement et en approchant de mon visage sa chair nacrée de rousse avec un mouvement de la tête par lequel elle rejetait en arrière ses cheveux et qui lui était aussi naturel que la présentation de sa poitrine et les yeux qu’elle fermait pour se laisser embrasser

Elle était là, sur le seuil, pâle dans sa robe noire, me faisant signe d’entrer, sans sourire ni me regarder vraiment, avec dans le regard une absence de clarté qui m’a fait songer qu’elle était aveugle, qu’elle avait regardé l’éclipse ou quelque chose de pire

Et voilà que, des années plus tard, devant la porte obscure d’une autre femme, dans ce couloir où ne séchait nulle lessive, je m’étais mis à trembler comme je l’avais fait à la mort de Céline Soudeils ; j’étais renvoyé à je ne sais quelle terreur d’enfance : j’étais soudain cet enfant, mon propre enfant, et j’aurais pu être en même temps celui de Nicole, que j’imaginais morte, de l’autre côté du bois sombre, que je ne pouvais imaginer autrement à cause de l’absence de linge séchant sur le palier, de la pénombre qui sentait le renfermé, de l’étrange silence de l’immeuble et de ce qui se passait au dehors