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Liste des extraits

— Il est temps que nous ayons une petite conversation, soupira-t-elle.

— À quel sujet ? s’enquit Emily en prenant un peu de cire pour sceller son enveloppe.

— Au sujet du désir masculin.

— Clarice !

— Vous ignorez ce qui motive ces messieurs, ma chère. Cet homme qui écrit à lady Justice depuis des années est amoureux d’elle. Ou plutôt, il est obsédé par elle.

— Pas du tout. Il cherche à la réduire au silence, à l’empêcher de défendre les droits de gens qu’il considère comme des imbéciles. Il est intelligent, manipulateur, et persuadé que, étant une femme, lady Justice est sensible à la flatterie et encline à l’imprudence au moindre compliment.

— Certes, il cherche à la réduire au silence, mais elle l’intrigue, elle le fascine même. Il a envie de la contrôler, de la posséder. Pour un homme, tout cela équivaut à la même chose, voyez-vous.

— Je vous crois volontiers.

La loi sur l’égalité des droits conjugaux qu’elle prônait ne visait-elle pas à atténuer le contrôle exercé par les hommes sur leur épouse ?

— Il faudrait être stupide pour ne pas exploiter le désir d’un homme à votre avantage. Et vous n’avez rien d’une idiote, chère Emily. À vous de voir : jusqu’où êtes-vous disposée à aller pour atteindre votre objectif ?

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— Arrêtez !

Elle tendit la main, paume en avant, et plongea dans le regard ténébreux du comte, si sombre et si familier à la fois. À une époque, ces yeux reflétaient le plus chaleureux des sourires.

— J’ai exprimé mes condoléances et je vous ai souhaité une bonne journée en toute sincérité. À présent allez-vous-en, je vous prie.

Elle n’était pas femme à se laisser attendrir par un regard envoûtant.

— Pas encore, je le crains.

Clarice et Shauna ne mentaient pas : il avait les traits réguliers et une mâchoire volontaire, qui semblait fort tendue en cet instant.

— J’ai quelque chose à vous demander, reprit-il.

Intriguée, Emily s’efforça de ne pas le dévisager.

— Parlez, puis laissez-moi.

Il se redressa légèrement.

— Milady, déclara-t-il d’une voix impérieuse, me ferez-vous l’honneur de m’épouser ?

Jamais Colin n’avait vu une femme pâlir à ce point. La réaction d’Emily lui confirmait ce qu’il soupçonnait déjà : elle redoutait cette requête. Même ses lèvres pulpeuses, d’ordinaire si purpurines, avaient perdu leur couleur – des lèvres faites pour sourire et non pour exprimer une telle stupeur. Ses yeux d’un vert émeraude pétillaient derrière les verres de ses lunettes. Elle avait le menton un peu pointu d’un elfe et les traits fins. Elle portait ses longs cheveux attachés sur la nuque. Enfant, sa tignasse désordonnée était ornée de rubans dépareillés. Avec sa robe d’un bleu sourd, elle avait tout de la vieille fille recluse. Jamais Colin n’avait eu autant envie de conclure un entretien.

— Vous plaisantez, répondit-elle enfin, rompant le silence pesant.

— Pas le moins du monde.

— Dans ce cas, vous avez perdu la raison.

— Bien au contraire.

— Ah, fit Emily, la mine soucieuse. Vous êtes contraint de me demander en mariage, n’est-ce pas ? Ce sont les termes du testament de votre père.

Elle était intelligente et intuitive, et bien plus franche que la plupart des femmes. Elle n’avait que faire de ce que les autres pensaient d’elle. Elle avait toujours été ainsi.

— En effet, admit-il.

Il s’était toujours montré honnête envers Emily. Sauf une fois.

— Il ne fallait pas vous déplacer. Il vous suffisait d’écrire à mon père, à Willows Hall.

— Le testament spécifie la façon dont je dois procéder.

— Vraiment ? C’est détestable.

— Je…

Il s’interrompit, se racla la gorge.

— Je dois également attendre votre réponse, ajouta-t-il.

— C’est grotesque ! Je refuse de vous épouser. Vous pouvez partir.

Elle se tourna vers son bureau, puis lui jeta un regard par-dessus son épaule, les yeux écarquillés.

— Vous n’êtes pas vraiment obligé de m’épouser afin d’hériter de Maryport Court, n’est-ce pas ? Ce serait illégal. Votre domaine est inaliénable.

Colin se raidit.

— Pourquoi ?

Mieux valait qu’il parte avant de prononcer des paroles qu’il risquait de regretter.

— Si tel était le cas, votre réponse serait-elle différente ?

— Bien sûr que non, rétorqua-t-elle, une lueur d’inquiétude dans le regard. Est-ce le cas ?

— Non. Vous avez raison, le patrimoine est lié au titre.

Néanmoins, Colin était contraint d’épouser la jeune femme pour garder le contrôle sur certaines propriétés à l’ouest du pays et conserver les bijoux de sa mère.

— Ce doit être un soulagement pour vous, persista Emily en lui tournant de nouveau le dos pour s’asseoir à son bureau. Je n’aurais pas aimé vous priver de tout ce qui vous est cher. J’imagine que vous pourriez contester cette stipulation avec l’aide d’un avocat.

— J’ai choisi de ne pas le faire.

Colin tenait à protéger le secret de l’accord conclu entre leurs parents respectifs, ainsi que sa vie privée et celle de la jeune femme.

— Eh bien, vous avez fait votre devoir, vous qui y êtes tellement attaché, déclara-t-elle en plongeant sa plume dans l’encrier. Je vous souhaite une bonne journée.

Colin se sentit soudain oppressé. Il n’avait pas l’habitude d’être congédié comme un valet. Il avait appréhendé cet entretien, mais il ne souhaitait pas qu’il se déroule de la sorte.

— Au revoir, Emily, dit-il dans son dos.

Elle ne répondit pas, ne leva même pas la tête de sa feuille. Colin tourna les talons et, pour la dernière fois, s’éloigna de celle qui, autrefois, avait été son amie. Son unique amie.

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Assise à son bureau, sa plume à la main, Emily était penchée sur son dernier article quand la voix lugubre de Franklin annonça :

— Monsieur le comte d’Egremoor.

Posant en hâte une feuille blanche sur son brouillon, elle se leva.

Il se tenait sur le seuil du salon, dominant le fluet valet de toute sa taille. Le vent frais avait mis de la couleur sur ses pommettes, mais il n’avait pas changé depuis qu’elle l’avait vu à Édimbourg, quelques mois plus tôt : élégant, sobre, parfait. De sa cravate à ses bottes étincelantes, sa tenue était impeccable. Immobile, la mine sévère, il avait les yeux rivés sur elle tel un prédateur jaugeant sa proie.

Un silence tendu s’étira entre eux. Qu’il ne s’exprime pas immédiatement lui parut encourageant ; cet entretien ne devait pas le réjouir plus qu’elle.

— Vous n’étiez pas obligé de venir, déclara-t-elle finalement. Je me serais contentée d’une lettre de votre secrétaire.

L’ombre qui flotta sur ses lèvres ne pouvait être due à un sourire. Cet homme ne souriait jamais ! Il s’inclina toutefois avec une grâce tout en retenue. Ses longs doigts étaient crispés sur son chapeau et sa cravache. Manifestement, il n’avait pas l’intention de s’attarder.

— Bonjour à vous, milady.

Il avait la même voix à la fois suave et grave que lorsqu’ils s’étaient croisés en Écosse, au printemps, et qu’il lui avait à peine adressé la parole.

— J’espère que vous allez bien, ajouta-t-il.

— Oh, je vous en prie ! répliqua-t-elle. Vous vous moquez éperdument que j’aille bien ou pas, et je n’aime pas les conversations creuses, les conventions sociales. Épargnons-nous donc vos banalités. J’ai appris la mort de votre père et j’en suis désolée. Je vous présente mes sincères condoléances.

— Vraiment ?

Il pénétra dans la pièce, et Emily eut envie d’attraper le tisonnier et de le brandir d’un air menaçant. Heureusement, le comte s’arrêta à bonne distance.

— Vraiment, confirma-t-elle. Vous pouvez partir à présent.

Une lueur s’alluma brièvement dans le regard bleu nuit du comte.

— Je viens à peine d’arriver, objecta-t-il.

— Mais je ne saurais endurer cette visite plus longtemps, rétorqua la jeune femme. Bonne journée, milord !

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— Cet homme porte un corset, pouffa Shauna en voyant passer un cavalier.

— Comme nombre d’hommes, répliqua Emily en tournant une page de son livre. Leur gloutonnerie les y oblige et leur vanité les aide à endurer cet inconfort.

— Vous voyez, milady, reprit Shauna avec un large sourire, un tas de gens ont des secrets que tout le monde connaît.

— La haute société se désintégrerait sans les petits secrets qui la structurent, Shauna. La débauche et les excès circulent de salon en salon, parés de leurs plus beaux atours, ruisselants de bijoux pour masquer la puanteur de leurs âmes creuses. L’aristocratie anglaise n’est qu’un bourbier de cachotteries et de mensonges.

— Vous devriez révéler votre secret au grand jour.

— J’apprécierais un peu de silence pour lire en paix.

— Sauf lord Gray, intervint Clarice. Il n’en a pas, lui.

Emily refusa de mordre à l’hameçon. Elle avait interdit que l’on prononce le nom de cet homme sous son toit. Mais elles n’étaient pas sous son toit. Clarice était décidément finaude.

— Il n’a pas de secrets ? s’étonna Shauna.

— Il ne porte pas de corset, précisa Clarice.

— Il n’en a pas besoin, souffla Shauna. C’est le plus bel homme que j’aie vu depuis des lustres.

— Absolument, roucoula Clarice. Avec des épaules à se pâmer et ses yeux d’un sublime bleu nuit qui semblent sonder l’âme.

— Et il est à moitié irlandais, soupira Shauna.

— Qui ne rêverait pas d’enfouir les doigts dans sa chevelure soyeuse, renchérit Clarice.

— Et cette mâchoire volontaire ! À croquer !

— Quelle expression ridicule, commenta Emily.

Elle remonta ses lunettes sur son nez et relut la même phrase pour la quatrième fois.

— Carrée, et noble, et rasée de près. Elle doit être douce à caresser, supposa Clarice.

— Il a même une fossette sur la joue ! s’exclama Shauna.

— Elle est assez discrète pour un homme de son rang, non ?

— C’est vrai.

— Assez ! décréta Emily, qui se leva et glissa son livre sous son bras. Vous avez bel et bien gâché ma promenade, toutes les deux. Et cessez de me regarder comme si j’étais un petit agneau perdu ! C’est tout à fait déplacé.

— Nous ne voulons que votre bien, milady, répondit Shauna en baissant la tête.

— C’est exactement ce que dit ma mère dans ses lettres. Je n’ai pas envie de l’entendre à nouveau de votre bouche.

— Vous devriez l’épouser.

— Vous me feriez presque regretter mes convictions égalitaires sur les rapports entre employeur et employé, lâcha Emily en toute franchise.

— Mais vous devriez vraiment l’épouser, s’entêta Shauna.

— Ne vous laissez pas duper par des épaules larges et une fossette sur la joue, Shauna. La vertu, la noblesse et le sens des responsabilités qu’affichent les hommes de son espèce ne sont que des écrans de fumée pour dissimuler leur oisiveté et l’inutilité de leur existence aussi aristocratique qu’obsolète.

— Vous en faites pourtant partie, de cette aristocratie.

— En dehors de ce détail infortuné, nous n’avons rien en commun, lui et moi. Il n’est que prétention et privilèges alors que je prône le savoir. Je consacre mes journées à la quête de la vérité afin de la partager avec ceux qui soutiennent mon combat. Pourquoi diable épouserais-je un tel homme ?

— Cette petite doit absolument épouser lord Gray, décréta Clarice avec une moue.

— Il est en faveur des Corn Laws sur l’importation des céréales et farouchement opposé à la réforme de la Chambre des communes. Il n’a ni femme ni enfant, mais possède au moins trois voitures et pas moins de quatre montures. Il gaspille effrontément, à l’instar des membres de l’élite privilégiée.

Et il lui avait à peine adressé un mot en dix-huit ans.

— Et il a un balai dans le derrière, conclut-elle.

— Vous l’admirez.

— En fait, je ne l’aime pas. Pas du tout, même.

— Ma chère, le vieux comte d’Egremoor est décédé, dit Clarice.

Emily cilla.

— Ce projet de mariage n’était qu’un accord informel, récita-t-elle machinalement, comme elle se le répétait depuis des années.

— C’est ce que le vieux comte souhaitait le plus au monde, milady.

La jeune femme croisa le regard de Shauna.

— Comment diable savez-vous cela ?

— Votre mère…

— Très bien, coupa Emily en ôtant ses lunettes pour les glisser dans une poche de sa pelisse. Je rentre à pied. Si vous souhaitez m’accompagner, votre compagnie sera la bienvenue. Mais si l’une d’entre vous évoque une fois de plus ce sujet, je cesserai de vous parler. Définitivement.

Impressionnées par sa véhémence, Shauna et Clarice gardèrent le silence, ce qui ne leur ressemblait pas.

— Quoi ? reprit Emily. Parlez !

— Vous ne souhaitez pas fonder une famille, milady ?

Emily sentit une sourde angoisse l’étreindre.

— Vous voulez me quitter ? demanda-t-elle en les dévisageant tour à tour. C’est ce que vous mijotez ? Vous en avez assez de vivre avec le vilain petit canard et souhaitez me rejeter au profit d’une employeuse plus en vogue ?

— Non !

— Absolument pas ! renchérit Clarice.

— Je croyais que nous étions bien, toutes les trois, avec Franklin et Jonah. Et Mme Curly. Je nous considérais comme une famille. Pas très conventionnelle, certes, mais heureuse.

— Nous le sommes, milady ! assura Shauna.

— Ce mariage serait une bonne chose pour vous, ma chère, persista la dame de compagnie.

— Le mariage n’est une bonne chose pour aucune femme, Clarice. Elle se retrouve enchaînée à son maître telle une esclave et réduite au silence comme si elle portait un bâillon sur la bouche. Pourquoi voudrais-je d’un tel sort ? J’ai la chance d’avoir un père affectueux, quoique négligent, et je suis libre de faire ce que bon me semble en ayant les ressources qu’il faut pour cela. Je n’ai aucune envie de me soumettre à un homme potentiellement dominateur. J’ai tellement de travail que je n’ai pas de temps à perdre à me disputer avec vous.

— Que faites-vous de l’amour, du romantisme ? insista Clarice.

— Les fleurs, les poèmes, les grandes déclarations, renchérit Shauna, vous les méritez autant que n’importe quelle femme.

— Le romantisme est une supercherie qui vise à soumettre les femmes au pouvoir des hommes.

— Mais… et l’amour ? s’entêta Clarice.

— Ma sœur est tombée amoureuse et voyez ce qu’il lui est arrivé ! Elle a quitté sa famille, son pays, pour suivre un homme de l’autre côté de l’océan et, à présent, elle est portée disparue !

— Quand on épouse un homme honorable, tout se déroule au mieux, assura sa dame de compagnie.

— L’époux d’Amarantha était un homme bien et cela n’a pas empêché ma sœur de disparaître.

Plus important, Colin Gray n’était pas un homme bien. Le problème, c’est qu’elle était la seule à le savoir. Même ses meilleures amies, Kitty Blackwood et Constance Sterling, appréciaient Colin. Elles ne le connaissaient toutefois pas aussi bien qu’elle-même l’avait connu autrefois.

— Clarice, je ne suis pas obtuse. Donnez-moi de bonnes raisons pour qu’une femme renonce à sa vie, à son autonomie, au profit d’un homme à l’exclusion de toute autre personne, et j’accepterai de réviser mon point de vue sur le mariage.

— Vous réfléchissez trop ! riposta Clarice. Que faites-vous des sentiments ? Autorisez-vous à vivre les tourments du cœur avant de vous enfermer dans votre tour d’ivoire pour le reste de vos jours.

— Et il n’y a pas de mal à profiter des charmes de ce beau brun, assura Shauna.

— C’est certain ! s’exclama Clarice. Il faut goûter aux délices de la chair tant que l’on est jeune. Ah, la passion d’un amour naissant ! Ce serait dommage de vous en priver, mon petit.

Naturellement, elles ignoraient qu’Emily avait déjà goûté aux délices de la chair. Par pure curiosité. Cependant, évoquer ce souvenir tout en pensant à Colin Gray lui était insupportable. Elle se sentit soudain oppressée.

— Arrêtez, je vous en prie, implora-t-elle. Je n’ai aucune intention de me laisser passer la corde au cou par un homme.

— Mais le défunt comte…

— Et je vous garantis que si je devais changer d’avis sur cette institution, le nouveau comte d’Egremoor est le dernier homme sur terre que j’épouserais.

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Si le nouveau comte ne méditait pas sur la perte de son dernier parent, il ne se réjouissait pas du décès de vieux comte. Il ressentait un chagrin inconnu, intense, dont il ne se remettrait pas avant longtemps, mais pour rien au monde il n’aurait montré sa douleur.

En cet instant, il avait envie de fumer un cigare. Il cherchait à se remémorer le parfum particulier d’un tabac qu’il n’avait pas eu l’occasion de fumer depuis son retour dans le domaine ancestral, quelques mois plus tôt.

Il pensait également au parfum d’une femme qui le hantait.

Des années plus tôt, son père lui avait appris que les deux allaient de pair, qu’il fallait apprécier un bon cigare et le corps d’une femme. Il convenait de fumer après avoir possédé une femme afin de purifier ses sens d’un appétit charnel immodéré.

Colin n’adhérait pas à cette théorie, car il appréciait tout particulièrement la saveur d’une femme. Bien entendu, il n’en avait jamais rien dit à son père. Le neuvième comte d’Egremoor réprouvait la faiblesse de certains hommes envers les femmes. Il condamnait du reste la faiblesse sous toutes ses formes.

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Londres 1822

Extrait du London Weekly :

Lady Justice, la célèbre chroniqueuse londonienne, a encore frappé !

À ce jour, lady Justice est parvenue à influencer les membres du Parlement afin qu’ils travaillent sur des réformes en faveur des citadins les plus défavorisés, les mineurs, les ouvriers des filatures, les invalides de guerre, les étrangers, les vagabonds méritants, les ramoneurs, les débardeurs et les jeunes gens enrôlés malgré eux dans la Royal Navy. À présent, et pour la grande satisfaction des femmes de tout le royaume, elle porte son attention sur les droits des épouses. Cette semaine, il était question de la félicité domestique. Lors d’un événement nommé "Le Thé des épouses", pas moins de trente-six femmes mariées à des politiciens en vue ont dressé des tables devant le palais de Westminster. Sur les nappes était brodée une revendication extraite de la proposition de loi de lady Justice : Les femmes devraient avoir les mêmes droits que les hommes au sein du mariage.

Un député réagira-t-il en inscrivant sa proposition de loi à l’ordre du jour afin de lancer le débat ? On peut en douter. Certains affirment qu’accorder l’autonomie aux femmes mariées saperait la dignité masculine qui fait la grandeur de notre royaume. Le vicomte de Gray, héritier du comte d’Egremoor et plus farouche détracteur de ce texte, s’exprimait au nom de nombreux lords lorsqu’il a déclaré : "Cette proposition est un ramassis d’ordures." Lord Gray est toujours célibataire. Quelle chance il a ! Car la chroniqueuse est persuadée que bon nombre d’épouses ont délaissé leur salle à manger, ce matin, à l’heure du petit déjeuner.

(Lady Fitzwarren, veuve de lord Fitzwarren, dont les états de service héroïques au sein de l’Amirauté sont bien connus, a tenu à apporter son soutien à la manifestation et aurait déclaré : "Un homme incapable de se dresser en faveur d’une épouse qui exige d’être reconnue comme son égale ne mérite pas de se dresser pour effectuer son devoir conjugal.")

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Octobre 1801, Maryport Court, Cumbria,

Angleterre

Immobile, droit comme un I, le jeune garçon était assis dans un fauteuil près de la fenêtre, les mains sur les genoux, les pieds bien campés sur le sol. En dépit de son souffle un peu rapide, son corps osseux demeurait immobile. Son visage n’exprimait rien, comme si un peintre s’était contenté de reproduire ses traits en oubliant de leur insuffler un peu d’humanité.

— Vous ne pouvez pas m’interdire de le voir ! cria sa mère, de l’autre côté de la porte.

Son désespoir noua le ventre de l’enfant.

La poignée de la porte s’agita fébrilement, mais le panneau de bois découpé des siècles plus tôt dans un arbre de Gray Forest demeurait inébranlable. Par le passé, le jeune garçon l’avait martelé de ses poings, et il gardait la trace du soldat de plomb qu’il avait utilisé pour essayer de creuser une brèche dans cette muraille. Sans succès. Il était trop faible à l’époque.

Aujourd’hui, il devait se montrer fort. Les sanglots de sa mère le bouleversaient, pourtant il demeura impassible, les yeux rivés sur le parc, au-delà des branches nues du chêne qui frôlaient les vitres. Sur le chemin menant à la mer, deux arbustes bataillaient contre les bourrasques de vent glacial. Le jardinier avait déclaré qu’ils avaient été plantés au mauvais endroit, qu’ils allaient se gêner en poussant et que l’un d’eux mourrait faute d’espace vital – voire les deux. Pourtant, sa mère s’était obstinée.

Il s’en souvenait à peine. Il n’avait que cinq ans, à l’époque, mais elle aimait lui raconter l’histoire de ces arbustes jumeaux, et il l’écoutait avec passion.

L’un était couvert de feuilles rouge vif qui se mêlaient à celles, dorées, de son voisin. Le jeune garçon ne les quitta pas des yeux, tandis que la querelle se poursuivait derrière la porte.

— Partez, à présent, Amelia, ordonna le comte, son accent irlandais plus prononcé que jamais.

— Il n’en est pas question.

Elle actionna de nouveau la poignée de la porte.

— Permettez-moi de le voir, Eirnin, rien qu’un instant. Je vous en supplie.

— Ce n’est souhaitable ni pour vous ni pour lui.

— Bien sûr que si ! Je sais ce qu’il a envie de dire. Je le comprends, contrairement à vous. Je…

Le jeune garçon reconnut le claquement sec d’une gifle. Un profond malaise s’empara de lui. Il crut même qu’il allait défaillir.

Le cri étouffé de sa mère se transforma en sanglots.

— Je vous interdis de me contredire, reprit le comte, implacable. Et ne suppliez pas. Ce n’est pas digne d’une comtesse.

— Eirnin, murmura-t-elle. Je vous en conjure…

— L’enfant parlera de lui-même ou restera silencieux à jamais.

— Accordez-lui un peu de temps, pour l’amour du ciel ! Ce n’est qu’un enfant.

— C’est mon héritier. Il deviendra un homme bien plus vite que nous ne l’imaginons.

— Ce sera un homme bon, insista-t-elle. Et un grand comte, qu’il parle ou pas.

Le cœur du garçon battait à tout rompre. Il ouvrit la bouche, s’humecta les lèvres. Mais pas un son ne sortit. Jamais un son ne sortait.

— Cela n’a que trop duré, décréta le comte, plus grave. Vous l’avez rendu dépendant de vous, Amelia. Je ne souhaitais pas en arriver là de nouveau, mais…

— Non, Eirnin ! Vous ne pouvez pas m’infliger cela, souffla-t-elle, entre peur et incrédulité. Vous ne devez pas.

— Colin, appela le comte, derrière la porte. Ta mère s’en va. Si tu souhaites parler, fais-le immédiatement et je l’autoriserai à rester.

L’enfant se crispa. Un brouillard envahit son cerveau, brûlant, sombre, suffocant. Ses narines se dilatèrent, et ses yeux le picotèrent tandis qu’il prenait une inspiration tremblante. Il ouvrit la bouche et tenta d’émettre un son. Rien ne sortit.

— L’affaire est réglée, conclut son père.

— Colin ! cria sa mère, les lèvres contre le battant. Je reviendrai, ne t’inquiète pas. Nous nous reverrons bientôt, je te le promets.

Elle étouffa un sanglot.

— Sois un bon garçon. Obéis à ton père et écoute M. Gunter. Non, Eirnin ! Non, je vous en prie…

Sa voix s’éloignait déjà.

— Colin, n’oublie pas ce que je t’ai dit. Tu es parfait tel que tu es. Tu es parfait, mon fils adoré !

L’enfant entendit les pas résonner au loin, dans l’escalier. Les sanglots se turent. Il demeura assis sur cette chaise jusqu’à ce que la nuit commence à tomber et qu’il ne voie plus les deux arbustes sur la colline. En l’absence de chandelle, il se retrouva bientôt dans l’obscurité. Le froid l’enveloppa et le vent venu de la mer se mit à fouetter les vitres en émettant un hululement de fantôme. Il ne bougea cependant pas, car son père admirait le courage et la force.

Le lendemain matin, quand la gouvernante viendrait déverrouiller la porte, il irait prendre ses leçons avec M. Gunter, qui dirait au comte à quel point son fils était discipliné et intelligent malgré son incapacité à réciter un poème. Satisfait, le comte permettrait à sa mère de rentrer à la maison, comme il l’avait déjà fait.

Et peut-être que cette fois, lorsqu’elle reviendrait, s’il essayait de toutes ses forces, il lui parlerait.

Il y arriverait ! Il en était capable. Cette fois, il dirait :

— Bienvenue à la maison, maman !

Alors, elle le prendrait dans ses bras et ils riraient ensemble.

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