Extrait

Rodal regarda le corps inerte sur le lit, livide, avec ces yeux roulant follement sous les paupières, Pietê penché au-dessus de lui et lui murmurant des choses à l’oreille. Le visage suffisant du sénéchal Ousfassa s’imposa au roi d’Irah, ainsi que la réaction défensive des deux gardes orkaziens, devant la porte.

—Depuis quand ne voyage-t-il plus qu’immobile ? demanda-t-il encore, commençant à entrevoir la vérité.

— Le Roi des Rois ouvrait des portes sur des mondes connus de lui seul en traçant de grands cercles d’air avec ses bras. Il fran-chissait ces porches physiquement, emmenant avec lui ses armées si nécessaire. Il se rendait partout où l’on avait besoin de lui, sur Nopalep, vous êtes bien placé pour le savoir, mais aussi sur les terres qu’il découvrait dans les livres, dans des époques passées ou probables qu’il se plaisait à visiter, ou à retrouver. C’est ainsi qu’il avait redécouvert notre monde : dans les vieilles légendes, les chansons de geste, sur les tapisseries et les bas-reliefs de Tôle…

Le seigneur d’Irah se souvenait de la première fois où il avait été amené à rencontrer un Troll lycanthrope. Après s’être fait raconter la geste de Duncan d’Irah, un de ses lointains ancêtres qui s’était illustré dans la grande guerre de Kurstanie contre les Trolls lycanthropes, le Roi avait ouvert une porte d’air, afin de lui en présenter un. Cela avait failli mal tourner et Heydrick avait dû faire preuve de beaucoup de persuasion pour éviter le massacre. Depuis, Rodal avait appris à connaître et à apprécier ces créatures énigmatiques qui vivaient sur des grèves glacées, au fond de grottes délicatement sculptées ou dans des cités souterraines aussi immenses que fabuleuses. À sa connaissance – mais leur présence dans la chambre le démentait – Heydrick ne les avait jamais fait entrer dans la réalité de Nopalep. Du moins pas dans celle que connaissait Rodal, mais ce dernier savait qu’elles étaient innombrables.

— Lorsque sa reine l’a quitté, le roi Heydrick a essayé de la ramener à la vie en l’emmenant dans des mondes passés où elle était censée vivre encore, puisqu’elle y avait existé. Petit à petit, cette obsession remplit tout son temps et il oublia Nopalep et les devoirs qu’il avait envers l’Île-Continent. Réalisant qu’il avait échoué, il supplia notre homme-totem de lui donner un filtre pour la ranimer, mais notre impuissance était totale. Il devint fou de rage et nous insulta gravement en brisant plusieurs de nos totems ancestraux. Il affirma qu’il n’accepterait pas que nous l’ayons utilisé pour quitter les livres de contes où nous étions cantonnés, alors que Mallia ne lui était pas rendue. Son image pâlissait à vue d’œil, comme si lui-même n’était déjà plus dans la réalité. L’homme-totem l’a mis en garde, mais il a refusé d’écouter. C’est alors qu’il a basculé définitivement dans les mondes illusoires, abandonnant son corps ici et errant dans des limbes alimentés par son chagrin, son imagination et par la Clef.

Le deuxième Troll prit le relais, son crâne aux formes étranges plissant bizarrement sa capuche :

— Nous sommes venus ici, mon compère et moi-même, aspirés par l’extraordinaire force mentale que son image drainait. Nous sommes restés coincés dans cette dimension, coupés de la nôtre, aussi avons-nous décidé de prendre soin du Maître de la Clef en attendant qu’il revienne à lui. Sans son aide, de toute façon, nous ne pouvons pas retourner chez nous. Nous avons vu ce qui se passait pendant son absence : des valets l’alimentaient avec des substances hallucinogènes qui le maintenaient dans cet état d’égarement. Des valets en livrée verte.