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« Quelle est ta profession ? »
«J'ai été homme de cour, marchand, j'ai fait la guerre. Et j'ai fait de la musique. »
« Quel genre de musique ? »
«Je joue de l'orgue et du virginal. »
«Je n'ai jamais entendu parler du virginal. »
«En Angleterre, on appelle ainsi les instruments à clavier,
1 epinette, le muselaar, le clavecin. Ce sont des instruments très populaires. J'ai aussi appris à les fabriquer. »
« Tu saurais remettre un orgue en état ? »
«Je crois. »
« Bien entendu tu sais lire et écrire ? »
« Oui. »
« Alors voilà une bonne raison de t'emmener à Echallens. Je t'engage pour réparer notre orgue. Histoire de faire enrager les protestants, hé, hé... Tu sais copier de la musique ? »
Un instant, j'ai la sensation qu'il lit dans mon passé.
«Parfaitement», ai-je fini par admettre. «J'ai toujours copié
mes partitions préférées. »
«Alors, à Echallens, il y aura du travail pour toi. Et maintenant, avant que je ne t'emmène chez moi, que je ne t'accueille en frère sous le toit où vivent ma femme et mes enfants, je veux savoir ce que tu crains, ce que tu fuis. Et je veux la vérité. Tu ne t'appelles pas Pietro Ricordi, tu n'es pas Italien. »
Il perçoit mon hésitation.
«Je te jure devant Dieu que je ne répéterai rien à personne.
Même pas à ma famille. »
Cet homme m'a recueilli, m'a fait confiance, il s'occupe de moi sans chercher à savoir qui je suis - par simple générosité. Je n'ai plus hésité.
«Je m'appelle Francis Tregian. Je suis Anglais. Je me suis
évadé de prison. Je ne suis pas un criminel, je n'ai ni tué ni volé.
Au contraire, le volé, ce serait plutôt moi. Mon seul tort a été
d'être le fils de mon père, et catholique. On me croit mort, et si ceux à qui j'ai voulu échapper savaient que je vis, ils essaieraient peut-être de me tuer. Mais j'ai envie de vivre. En paix. Loin des guerres et des querelles. »
Afficher en entierLes deux voyageurs s'appelaient l'un John et l'autre Thomas.
Thomas (que de souvenirs liés à ce nom) est un marin qui vient de Cornouaille, je le reconnais à l'accent et à l'allure. Si je disais trois mots en anglais, il repérerait probablement en moi un compatriote. Son compagnon et lui vont à Gênes. Je n'ai pas bien compris pour quelle raison ils font la route à pied — ils ne parlent qu'un français primitif, glané sans doute en chemin. J'ai tenté de leur poser des questions sans me trahir, et ils ont essayé
d'y répondre avec leur vocabulaire limité. Au bout d'un instant ils sont retournés à leur dispute sans se soucier de moi.
Et là, j'ai compris que — ma plume a peine à formuler la chose tant elle est incroyable — l'Angleterre a aboli la monarchie, et que Charles - le ROI Charles ! - a été arrêté.
John et Thomas sont l'un anglican, l'autre puritain. Cela ne les empêche pas d'être amis. Ils ont accepté d'aller à Gênes pour le compte d'un armateur anglais. Ils ont passé par la route du sel, Vallorbe, vont à Lausanne, puis ils se dirigeront vers le
Piémont. Leurs points de vue sur les causes de la guerre civile divergent, mais sur les événements ils sont unanimes : le roi ne règne plus, l'Angleterre est une sorte de république appelée
Commonwealth, le pouvoir est à la Chambre des communes, les
Lords ne font que suivre et on parle même de les abolir. L'Eglise anglicane est persécutée par les puritains, ou l'inverse, il m'a été
impossible de comprendre vraiment ce qui se disait, de mettre une étiquette sur tous les noms. A la tête de l'État il y a un certain
Oliver Cromwell — un descendant de l'autre, de celui qui
était un grand ami de mon aïeulJohn, sans doute. J'ai cru comprendre que Cromwell aurait révoqué les lois contre les récusants
(c'est ainsi qu'on appelle ceux d'entre nous qui sont restés catholiques). Mais j'ai peut-être mal compris, j'ai peut-être pris mes désirs pour des réalités.
J'aimerais bien revoir ces compatriotes, les faire parler. Je leur ai demandé — oh, pas directement — s'ils resteraient quelque temps dans notre coin de terre. Ils ne pensaient pas.
J'ai dû faire un effort surhumain pour ne pas les presser de questions. Comment fonctionne ce Commonwealth? Que se passe-t-il dans l'armée ? Dans la flotte ? Dans l'Église ?
Lorsque je suis rentré, après leur départ, Madeleine Dallinges m'a demandé si j'étais malade.
«Juste un peu incommodé, ce n'est rien», ai-je répondu pour avoir la paix.
Je suis monté, et me voici à ma table.
Lorsqu'il m'a recueilli au bord de la route, à moitié mort, dévoré de fièvre, Dallinges m'a entendu délirer en anglais.
«D'où viens-tu?» m'a-t-il demandé lorsque j'ai été en état de parler.
« De... de Vénétie. »
« Comment t'appelles-tu ? »
« Pietro Ricordi. »
Il n'a pas fait de commentaire. Mais il a sans doute vu que je ne lui disais pas la vérité, je n'ai jamais fait un très bon menteur.
« Es-tu catholique ou protestant ? »
J'ai hésité à répondre. Et si cet inconnu était un fanatique de l'autre bord ? Mais il était tout en rondeurs, avec de tranquilles yeux gris, mon instinct me soufflait que c'était un homme pondéré.
Afficher en entierTout ceux qui ont, une fois dans leur vie, été face à Henri IV l'ont dit, et je ne fais pas exception:cet homme sec, grisonnant, toujours en mouvement, rayonnait la sympathie et dégageait en toute circonstance une disponibilité pour son interlocuteur qui tenait du miracle. Il y avait dix personnes dans la pièce, mais si c'était à vous qu'il parlait, vous aviez la sensation d'être seul avec lui.
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