Extraits

"Eclipse posa alors une question qu'il n'aurait jamais pensé poser:

-Qui... Laquelle est-tu?

Elle se leva sans hâte, baissa les yeux sur ses mains et ses bras avec une expression totalement indéchiffrable.

-Les deux, dit-elle, et sa voix avait les inflexions maîtrisées d'une sorcière. Ou aucune.

Elle eut un rire doux, teinté d'une note d'incrédulité.

-Quelle importance?

-Quoi? murmura le Chasseur.

Elle le regarda au fond des yeux.

-Elle m'a donné la réponse, Kerestel. J'ai prié pour obtenir une réponse, et la Déesse me l'a montrée.

Puis elle s'évanouit."

La pluie crépitait avec constance sur les feuillages de la forêt avant de goutter sur le sol. Presque invisibles dans l'obscurité, deux silhouettes avançaient entre les arbres. L'averse noyait le bruit de leur progression. La première bougeait bien, mais celle qui la pistait le faisait encore mieux, aussi silencieuse qu'un fantôme, et l'homme qui allait devant ignorait jusqu'à la présence derrière lui.

Trois hommes l'attendaient. Accroupis ensemble à l'abri imparfait d'un vieil orme, ils frissonnaient sous la pluie. L'arrivant fit halte devant eux et leur parla à voix basse :

— Elle est seule. Et tout laisse à penser qu'elle va bientôt se coucher. Si nous attendons un peu, nous l'aurons facilement.

Non loin de là, dissimulée par les arbres, la femme qui avait filé le chef du commando eut un sourire sinistre.

— Moi, je le répète : tout ça ne me plaît pas, chuchota un des trois hommes. Et si elle avait invoqué des sortilèges pour se protéger, ou un truc du genre?

L'expression de la femme se durcit, et tout amusement déserta ses traits.

— Ce n'est pas une sorcière, lâcha une autre voix, sur le ton de quelqu'un qui a déjà répété la formule plusieurs fois. Vous l'avez vue dans la taverne. Elle a bien failli trancher la gorge de ce type qui l'avait accusée d'en être une. Et Tre nous l'aurait dit, si elle avait vendu la mèche quand il est passé la voir.

— Non, confirma l'espion. Elle parlait simplement à son cheval, comme n'importe qui. Et puis, les sorcières ne se promènent pas avec une lame, et elles ne jouent pas aux cartes dans les tavernes.

C'est seulement une Cousine.

— Nous perdons du temps, dit le dernier. Heth, tu y vas en premier. Tu fais ami-ami avec sa monture, pour qu'elle ne l'alerte pas. Ensuite Nessel pourra l'assommer. Avec Tre, nous resterons prêts, au cas où quelque chose ne se passerait pas comme prévu.

— Belle aide en vérité, si c'est vraiment une sorcière, maugréa le peureux. Et comment elle a fait pour avoir cinq Primes en une seule main, hein ?

Le chef cracha dans les buissons.

— Probable qu'elle a triché. Pas besoin d'être une sorcière pour savoir tricher aux cartes.

Écoute, nous sommes quatre et elle est seule. Il n'y aura aucun problème.

Vous pourriez être dix, ça ne suffirait pas, songea la femme, et son sourire réapparut. Pas contre une Chasseuse. Pas contre moi.

Mirage ne voyait aucune insulte à être accusée de tricher aux cartes, d'autant plus que c'était vrai.

Ce qui lui déplaisait, c'était d'être traitée de sorcière, ou même de Cousine. Par ailleurs elle détestait être tirée du sommeil pour se retrouver dans un sous-bois humide, alors qu'elle rêvait de l'ambiance douillette d'une auberge. Et maintenant ces imbéciles, qui espéraient la surprendre ?

Ils méritaient ce qui allait leur arriver.

Sans le moindre bruit, elle s'éloigna des hommes et retourna à son campement. Elle survola les lieux du regard et calcula les directions par lesquelles Heth et Nessel viendraient le plus probablement, puis elle arrangea son couchage pour qu'on ait l'impression qu'elle s'y trouvait.

L'illusion était moins bonne selon un certain angle, mais à la lumière vacillante du feu le subterfuge devrait fonctionner.

Elle se retira dans les ténèbres, et attendit.

Les hommes prirent leur temps pour arriver, mais Mirage savait être patiente. Alors que la flambée déclinait, elle perçut des sons révélateurs. Les acolytes de Tre n'étaient pas tous aussi doués que lui pour se mouvoir sans bruit dans la forêt. Elle scruta les environs et repéra l'espion, qui était déjà en place. Elle ne l'avait pas entendu approcher. Pas mal.

— Nous œuvrons en toute impartialité, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle. Sauf s'il y a une raison bien particulière pour que vous nous ayez choisis...

Jaguar baissa les yeux sur son bureau. C'était l'expression la plus proche de la culpabilité qu'elle l'ait jamais vu arborer. Après un silence insupportable, il déclara :

— C'est Tari-nakana qui t'a amenée ici.

— Une chose encore, dit-elle. En chemin nous avons croisé Vipère. Il a dit qu'il nous attendait. Pourquoi? Est-il au courant du contrat ?

Elle ne l'imagina pas : d'étonnement les yeux de Jaguar s'agrandirent bien pendant une fraction de seconde.

— Alors tu n'es pas au courant... Mirage décrispa les poings une fois encore.

— Non. De quoi devrais-je être au courant ?

Jaguar ne le lui expliqua pas. Il se leva et fit signe aux deux visiteurs de le suivre. Ils sortirent du bureau par une autre porte, celle-ci ouvrant sur un escalier ascendant. Ils débouchèrent au sommet du pigeonnier, avec son balcon qui offrait une vue imprenable sur la cour attenante au gymnase, le terrain de tir à l'arc et celui pour le combat monté. Il y avait du monde à l'entraînement. À une extrémité, un jeune homme répétait un enchaînement de mouvements avec sa lance, selon un rythme d'une lenteur méthodique. La longueur de l'arme lui avait dégagé un espace confortable, mais le reste du terrain était occupé. Un petit groupe d'apprentis, de quinze ans d'après les marques au dos de leurs vestes, s'exerçaient ensemble au maniement du couteau. Un solitaire de douze ans effectuait chute sur chute, manifestement pour apprendre à maîtriser la technique. Et du côté le plus proche des observateurs, les derniers arrivés s'entraînaient par paires. Jaguar dirigea leur attention sur les deux qui se trouvaient au bord du terrain.

— Dites-moi ce que vous voyez.

Mirage les observa. Le rembourrage qu'ils portaient dissimulait leur silhouette. Elle pensa qu'il s'agissait de filles, mais leur jeune âge ne lui permettait pas d'en être sûre. Elles se mouvaient encore avec les hésitations d'apprenties qui n'ont pas assimilé le fait qu'elles sont supposées frapper l'adversaire, mais elle pouvait voir qu'elles le comprendraient bientôt.

— Elles ne sont pas trop mauvaises, dit-elle après un moment. Elles rechignent encore un peu à porter les coups, mais elles savent déjà maintenir leur garde haute, alors que d'autres n'en sont pas à ce stade. La plus grande sera bonne dans les techniques de pied, si elle travaille comme il faut.

Jaguar approuva d'un hochement de tête avant de lancer un regard interrogateur à Éclipse.

— Elles se déplacent comme Mirage, dit le Chasseur.

La jeune femme se retourna vers lui.

— Elles ont ses réflexes, son agilité. Elles ne sont peut-être pas encore habituées à appuyer leurs coups, mais elles comprennent déjà l'essence du combat d'une façon qui échappe toujours aux autres. Elles sont naturelles, comme Mirage.

Les prêtresses nous disent que la déesse, bien qu'étant la Mère, n'est pas nôtre mère.

Mais il lui était impossible de nier la réalité de la scène qui se déroulait devant ses yeux. Mirage avait bondi du haut des rochers et avait fait chuter le chasseur de son cheval. C’était un miracle qu'elle ne se soit pas fait empalée sur l’épée qu'il brandissait. Derrière eux la sorcière entrevit Éclipse qui restait bouche bée et bras ballants.

Et maintenant qu'ils se battaient, Miryo compris ce que le chasseur voulait dire quand il avait affirme que sa partenaire était douée. Blessure ou pas, elle ne ménageait pas sa peine, et même la sorcière pouvait constater se maitrise. Elle enchainait les mouvements a une vitesse impossible. En comparaison, son adversaire paraissait maladroit et lent. Il donna un coup de taille, mais elle n’était plus la depuis longtemps. Déjà elle bondissait de cote pour riposter, et il n'evita l’éventration que d'un souffle. C’était maintenant Mirage qui le faisait reculer, et elle profitait au mieux de cet avantage.