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C’est par une sorte de générosité involontaire que l’époque carolingienne peut malgré tout garder ce titre. Sans doute le plus original et le plus puissant de ses penseurs, Jean Scot Érigène, est demeuré sans audience de son temps et ne sera connu, compris, utilisé qu’au XIIe siècle. Mais alors, les manuscrits copiés dans les scriptoria carolingiens, la conception des sept arts libéraux reprise par Alcuin au rhéteur du Ve siècle Martianus Cappella, l’idée émise par lui de translatio studii — de relève par l’Occident, et plus précisément par la Gaule, d’Athènes et de Rome comme foyer de la civilisation, tous ces trésors amassés seront remis en circulation, versés dans le creuset des écoles urbaines, absorbés — comme la dernière couche d’apport antique — par la renaissance du XIIe siècle.
Afficher en entierAu début il y eut les villes. L’intellectuel du Moyen Âge — en Occident — naît avec elles. C’est avec leur essor lié à la fonction commerciale et industrielle — disons modestement artisanale — qu’il apparaît, comme un de ces hommes de métier qui s’installent dans les villes où s’impose la division du travail.
Auparavant c’est à peine si les classes sociales distinguées par Adalbéron de Laon : celle qui prie — les clercs, celle qui protège — les nobles, celle qui travaille — les serfs, correspondaient à une véritable spécialisation des hommes. Le serf, s’il cultivait la terre, était aussi artisan. Le noble, soldat, était aussi propriétaire, juge, administrateur. Les clercs — surtout les moines — étaient souvent tout cela à la fois. Le travail de l’esprit n’était qu’une de leurs activités. Il n’était pas une fin en soi, mais ordonné au reste de leur vie, il était tourné par la Règle vers Dieu. Au hasard de leur existence monastique ils ont pu prendre momentanément figure de professeurs, de savants, d’écrivains. Aspect fugace, toujours secondaire de leur personnalité. Même ceux qui annoncent les intellectuels des siècles futurs n’en sont pas encore eux-mêmes. Un Alcuin est d’abord un haut fonctionnaire, ministre de la culture de Charlemagne. Un Loup de Ferrières est d’abord un abbé, qui s’intéresse aux livres et aime citer Cicéron dans ses lettres.
Afficher en entierLa danse macabre qui emporte à la fin du Moyen Âge les divers « états » du monde — c’est-à-dire les différents groupes de la société — vers le néant où se complaît la sensibilité d’une époque à son déclin, entraîne souvent à côté des rois, des nobles, des ecclésiastiques, des bourgeois, des gens du peuple, un clerc qui ne se confond pas toujours avec les moines et les prêtres. Ce clerc est le descendant d’une lignée originale dans l’Occident médiéval : celle des intellectuels. Pourquoi ce nom qui donne son titre à ce petit livre ? Ce n’est pas le résultat d’un choix arbitraire. Parmi tant de mots : savants, doctes, clercs, penseurs (la terminologie du monde de la pensée a toujours été vague), celui-ci désigne un milieu aux contours bien définis : celui des maîtres des écoles. Il s’annonce dans le Haut Moyen Âge, se développe dans les écoles urbaines du XIIe siècle, s’épanouit à partir du XIIIe dans les universités. Il désigne ceux qui font métier de penser et d’enseigner leur pensée. Cette alliance de la réflexion personnelle et de sa diffusion dans un enseignement caractérisait l’intellectuel. Jamais sans doute, avant l’époque contemporaine, ce milieu n’a été aussi bien délimité et n’a mieux eu conscience de soi qu’au Moyen Âge. Plutôt que du terme de clerc, équivoque, il a cherché à se baptiser lui-même d’un nom dont Siger de Brabant se fit au XIIIe le champion : philosophus, que j’ai écarté parce que le philosophe est pour nous un autre personnage. Le mot est emprunté à l’Antiquité. À l’époque de saint Thomas d’Aquin et de Siger le philosophe par excellence, le Philosophe avec un P majuscule, c’est Aristote. Mais au Moyen Âge, c’est un philosophe chrétien. Il est l’expression de cet idéal des écoles du XIIe au XVe siècle : l’humanisme chrétien. Mais humaniste, pour nous, désigne un autre type de savant, celui de la Renaissance des XVe et XVIe siècles, qui s’oppose précisément à l’intellectuel médiéval.
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