Extraits

De ce jour, en effet, Dor ne fut plus ennuyé. Qui aurait eu envie de contrarier son encombrant ami ? Mais Dor ne se sentait pas beaucoup mieux pour autant. Les brimades l’affectaient moins que Kandira. Avec son pouvoir supérieur, il savait qu’il trouverait toujours le moyen d’amener les autres à résipiscence, si le besoin s’en faisait vraiment sentir. Mais il commençait à souffrir de son isolement, et puis il y avait aussi sa nouvelle perception de Millie-la-revenante. Quel abîme entre une femme comme Millie et cette sale morveuse d’Irène ! C’était le jour et la nuit. Seulement, c’est avec Irène qu’il était censé s’entendre. La vie était vraiment mal faite.

Il fallait qu’il parle à quelqu’un. Il aurait pu aller voir ses parents, mais Caméléon était tellement changeante, physiquement et moralement, qu’il ne savait jamais comment la prendre, et il n’était pas sûr que Bink prêterait une oreille complaisante à son problème. De toute façon, ils n’étaient pas là. Le roi les avait envoyés de l’autre côté de la Voûte, jeter les bases de relations diplomatiques entre Xanth et la Vulgarie. Après des siècles d’inimitié, c’était une affaire qui requérait beaucoup de doigté. Kandira était toujours prêt à bavarder avec lui, mais l’ex-golem avait une fâcheuse tendance à faire le malin. Quelle idée, aussi, de rebaptiser main qui pète la main verte d’Irène ! Dor ne pouvait pas en vouloir à la princesse d’avoir réagi avec violence, même s’il en avait fait les frais par la suite. Kandira n’était pas insensible, loin de là, c’est d’ailleurs pour ça qu’il était devenu un être vivant à part entière, mais il y avait des choses qui lui échappaient. Et puis il connaissait trop bien Dor. Roland, son grand-père, qui avait le pouvoir de figer les gens, était un bon interlocuteur, mais il habitait au Village du Nord, à deux bonnes journées de marche, de l’autre côté de l’Abîme.

Tout à coup, Dor et Kandira eurent l’impression que la foudre tombait sur eux. Ils sursautèrent avant de se rappeler que cet animal de Dada avait le don de projeter des coups de tonnerre. Les deux vauriens éclatèrent d’un rire tonitruant.

Dor quitta l’abri du pin parapluie et mit le pied sur un serpent. Il le retira aussitôt, mais l’animal se changea en une volute de fumée. C’était le don de l’autre chenapan : la conjuration de petits reptiles inoffensifs. Les deux garçons continuèrent à se taper sur les cuisses avec un tel enthousiasme qu’ils finirent par rouler par terre, au pied du pépin.

Dor et Kandira se réfugièrent sous un autre arbre, aiguillonnés par un coup de tonnerre retentissant. Dor fulminait. Il s’en voulait de se laisser traiter ainsi, mais il n’était pas de taille à lutter contre ces deux voyous, plus âgés et plus forts physiquement. Son père, Bink, était un grand gaillard, capable de se battre quand les circonstances l’exigeaient, mais Dor tenait plutôt de sa mère : il était petit et mince. Comme il aurait voulu ressembler à son père !

Sauf que Kandira n’était plus un golem. Comme si ça changeait quelque chose, d’ailleurs. C’était le complice de Dor lors de ses expéditions hors du Château. Il était toujours prêt à le suivre dans ses escapades. Ça, les parents de Dor avaient bien balisé le terrain : il y avait toujours quelqu’un pour le tenir à l’œil ; quelqu’un qui n’avait pas de secrets embarrassants, comme Millie, ou qui s’en fichait pas mal, comme Kandira. En vérité, Kandira aurait été trop heureux d’avoir un sujet d’embarras.

Millie se retourna en souriant, comme toujours. Elle était devant l’évier et faisait la vaisselle. Vladimir liquide, le fournisort, n’avait vraiment pas inventé la poudre à récurer ; il avait conjuré le mauvais sort et livré de la Coudre d’escampette à la place. Dor l’avait fait parler - la poudre - et on avait bien ri quand la nouvelle s’était répandue au Château comme une traînée de poudre. En attendant, Millie avait décrété qu’elle aurait aussi vite fait de laver les assiettes à la main.

— Tu n’as plus faim, Dor ?

— Non, répondit-il, un peu gêné.

Si, il avait faim, mais pas de nourriture. Enfin, dans la mesure où le mot « faim » était le terme approprié.

Quelque chose frappa à la porte, un coup timide, un peu flasque. Millie tourna la tête, faisant voltiger ses cheveux en vagues souples, éblouissantes.

— Ça doit être Jonathan, dit-elle vivement.

Jonathan le zombi… Dor se renfrogna. Il n’avait rien contre les zombis mais il n’aimait pas les voir rôder dans la maison. Il les trouvait répugnants avec leur habitude de semer sur leur passage des lambeaux de chair putride.

chapitre 1

OGRE

A défaut d’une intelligence fulgurante, Millie-la-revenante - enfin, Millie-la-nounou, car elle n’était plus un fantôme - était d’une grande beauté, bien que plus toute jeune. Elle avouait vingt-neuf ans, mais les autres lui en donnaient huit cent vingt-neuf, ce qui faisait d’elle la plus vieille habitante de Château-Roogna. Elle avait été ensorcelée à l’âge de dix-sept ans, lors de la construction du Château commencée huit siècles plus tôt, et ramenée à la vie au moment où Dor avait vu le jour. Elle avait passé ces huit cents ans à l’état de spectre, et cette étiquette lui collait encore à la peau. Et qu’est-ce que ça pouvait faire, dans le fond ? Tout le monde s’accordait à dire que pour une revenante, elle était très séduisante.

Elle avait les plus beaux cheveux qui soient - des cheveux de soie, justement, qui ruisselaient comme une coulée d’or liquide jusqu’au creux de ses… disons de ses genoux, passant sur des portions d’anatomie si… tellement… enfin, comment Dor avait-il fait pour ne pas s’en rendre compte plus tôt ? Millie était sa nounou depuis sa naissance, elle veillait sur lui quand ses parents, Bink et Caméléon, étaient occupés, et ils étaient presque tout le temps occupés.