Tous les livres de Jacek Dehnel
Krivoklat, citoyen autrichien, est à nouveau interné en institution psychiatrique. À chaque fois qu’il en sort, il réitère son geste fou : asperger ou tenter d’asperger d’acide sulfurique un chef-d’œuvre de l’art occidental. Son idée fixe est de celles qui vous donnent du talent. Son tourment, sa colère noire, sa passion déchirante, il nous les expose dans un monologue torrentiel, atrabilaire, drôle à pleurer – que l’auteur a conçu comme un hommage amusé au grand Thomas Bernhard (1931-1989).
Bien entendu, le crime est passionnel : c’est par amour que Krivoklat vandalise, persuadé que seule la perte, la catastrophe, pourra réinvestir l’icône de son caractère unique, irremplaçable. Dehnel s’amuse, mais il nous livre aussi une réflexion passionnante et passionnée sur l’art et sa puissance. L’art dont on se protège en le photographiant, en le filmant, en en faisant des reproductions à l’infini. Et si Krivoklat déverse des flots de haine sur la société occidentale, hypocrite et vénale, il nous fait également partager sa connaissance intime du geste créateur. À travers l’évocation de son amour défunt, à travers aussi son amitié pour un artiste de génie, Zeyetmayer, interné comme lui, Krivoklat nous fait toucher du doigt ce qui, dans le chef-d’œuvre, nous révèle à notre humanité.
« Je ne touchais plus aux pinceaux, ils me dégoûtaient. Les couleurs également. Elles me soulevaient le cœur comme du sang figé, comme des tibias dispersés, des doigts coupés. En revanche, le vieil âne fleurissait. Et il peignait sans relâche. »
En faisant parler tour à tour Francisco de Goya, son fils Javier et son petit-fils Mariano, Jacek Dehnel nous plonge dans un roman familial d’une tension inouïe. Le grand Goya y apparaît dominateur et rustre, menteur et impulsif : peintre génial, amant insatiable (il aime les femmes et, en secret, un homme), il est aussi un père cruel et déchiré (sa femme et lui ont perdu plus de douze enfants). Goya tourmente le seul fils qui lui reste, Javier, dont le peu de vigueur l’exaspère. Le petit-fils, Mariano, est en revanche un arriviste heureux, un homme superficiel que son grand-père adore. Dehnel restitue magistralement l’Espagne décadente du début du XIXe siècle, la demeure sur laquelle Goya régnait en tyran et cette Quinta del Sordo (la Ferme du Sourd) où se jouera le mystère des Peintures noires, parmi lesquelles figure le célèbre Saturne dévorant un de ses enfants.