Extraits

Hugh et vous êtes liés par l’accord tacite que vous ne vous séparerez jamais. Dans cette histoire, vous êtes ensemble, pour toujours. Quand vous l’avez épousé, vous mouriez d’envie d’aimer, d’être transportée : il était l’ami qui avait réussi à vous faire rire jusque tard dans la nuit, alors oui, ça allait marcher. Vous avez toujours chéri sa constance. Vous n’avez jamais été mal à l’aise avec lui, même dans le silence, la preuve d’une véritable connexion. Vous avez tellement de chance de l’avoir rencontré, vous le savez. Vous ne devez jamais l’oublier.

Un monde entier vous sépare de ces souvenirs et maintenant, vous sirotez votre thé vert en regardant par la fenêtre. Il est quatre heures et demie. Votre vie défile au tic-tac de la pendule et les articulations de vos doigts blanchissent au contact de la tasse. Ce sera bientôt l’heure du goûter, puis il faudra les supplier de faire leurs devoirs, les arracher aux écrans de télévision, les harceler pour qu’ils prennent leur douche, se lavent les dents : l’heure des marchandages, des négociations, d’arriver à vos fins à force de cajoleries aura sonné et ce sera le moment de voir votre vie se consumer inexorablement de fatigue.

Que vous ressortez discrètement, le soir venu, comme un billet doux caché dans une taie d’oreiller. Que vous avez gardé, toute votre vie d’adulte. Le souvenir d’un choc exquis : on a chéri votre corps, autrefois. On ne l’a pas utilisé, on l’a fait vibrer de vie. Le souvenir de son toucher continue de troubler votre esprit aujourd’hui, après toutes ces années. Il y avait de la religion dans ses gestes qui vous éveillaient. Et sa voix. De tous nos sens, est-ce là celui qui nous permet de nous souvenir des gens avec le plus de précision, longtemps après leur départ ? Vous vous rappelez encore la manière exacte dont il prononçait votre nom quand il était plongé en vous et qu’il y effectuait des mouvements presque imperceptibles, la sensation d’être nourrie. Cette voix est restée gravée dans votre mémoire bien après que la netteté des traits de son visage s’est évanouie.

Vous aimez Hugh, bien sûr. Vous avez beaucoup de sentiments pour lui, mais vous seriez heureuse d’être célibataire, maintenant. Vous regardez les hommes qui vous entourent à la sortie de l’école et vous savez qu’ils seraient « obscènes », licencieux, coquins, un peu brutes. Ce sont toujours les pères divorcés qui semblent les plus désentravés, libérés, légers. Mais vous n’iriez jamais vers eux. Vous n’avez plus besoin de sexe. L’éclat de ces femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’hommes dans leur vie vous surprend : les veuves, les divorcées que vous avez croisées au fil des ans, ces bonnes sœurs, ces septuagénaires, ces rares femmes qui ne cherchent plus d’hommes, qui se tiennent à leur décision et qui brillent de leur choix. Vous reconnaissez cet éclat.

Vous n’avez pas fait l’amour avec votre mari depuis la naissance de votre troisième fils, il y a deux ans. Peu vous importe. C’est un soulagement. Si Hugh s’en voit contrarié, il ne dit plus rien. Vous avez tous deux cessé de parler de votre manque de vie sexuelle, de vous mettre en boîte sur le sujet, de vous taquiner. Il n’en parle plus jamais. Avant, il prenait une voix nasillarde, espiègle pour débrider sa petite femme avec ses jupes en tweed longueur genou et ses chemisiers sages de bibliothécaire. Il tentait de libérer tout ce qui pouvait bien se trouver en dessous. Maintenant, vous le soupçonnez d’avoir atteint le même degré de fatigue que vous.

Vous vous sentez seule et en même temps, vous mourez d’envie de l’être. Il est si difficile de vous départir de vos petits Tigrou adorés, de réussir à voler des moments de solitude totale à tous ceux qui dépendent de vous. Vous avez l’impression d’avoir été contaminée par l’aigreur. Il n’y a plus de soleil dans votre âme. Vous n’aimez pas qui vous êtes devenue, cette personne au rabais.

Et pourtant, vous êtes tellement chanceuse. Vous avez tant. Vous le savez, désespérément. Vous ne pouvez pas vous plaindre, mais vous êtes enfermée, accaparée par ce petit monde dans lequel il faut donner, donner et donner encore aux autres, tout le temps : vous êtes prise au piège.

Vos enfants viennent de rentrer de l’école. L’extérieur est recouvert d’une couche blanche et métallique. Il s’agit de givre, non de neige, un manteau fragile et immobile qui étouffe le monde. Le givre n’a pas fondu au maigre soleil de ces derniers jours. Les enfants rongent leur frein à l’intérieur de la maison. Ils veulent sortir à la lumière du jour avant qu’il n’y en ait plus, ou presque. Vous les laissez libres. Ils se précipitent en masse sur la porte de la cuisine. Ils courent, détonnent dans le calme froid, le font vrombir, violentent le givre et sa raideur cadavérique.

Vous êtes tellement fatiguée. Vous avez quatre garçons si vous comptez votre mari et l’épuisement est un corps étranger qui s’est désormais niché dans vos veines et qui suce toute votre énergie. Cette extrême fatigue s’étend avec les années, depuis la naissance de votre premier enfant, Rexi. Cet épuisement, c’est celui de ne plus jamais tenir les commandes, de ne plus mener la barque. Autrefois, il y a longtemps, quand vous étiez célibataire et attachée à votre carrière, c’était le contraire. Vous viviez dans une belle bulle blanche, en ville. Vous adoriez vos vêtements bien repassés, rangés par ordre de couleur, vos grasses matinées du week-end, vos voyages à l’étranger et votre vie sociale débordante.

Vous avez un joli visage de petite fille. Encore jeune. Mais Hugh a vu que quelque chose se cachait là-dessous. Très tôt, il l’avait décelé avec son flair de limier. Derrière ce sourire, quelque chose… de décalé. Quelque chose de tapi, qui attend de pouvoir s’échapper.

Il ne mettra jamais le doigt dessus. Vous êtes cadenassée depuis si longtemps. Votre mari n’a pas la combinaison et il ne l’aura jamais. Il n’a même aucune idée du genre de combinaison requis : il pense que votre mariage fonctionne bien, dans l’ensemble. Votre relation n’avance plus. Vous êtes tous les deux trop occupés, trop débordés par tout le reste.

Votre mari, Hugh, rentrera tard à la maison. Vers 10 heures, environ. Ça n’a rien d’inhabituel. Il est médecin généraliste, il travaille dur et vous l’admirez. Il a la déontologie dans le sang. Il ne laissera pas tomber sa famille. À la fin de sa journée, il trouve toujours du travail à faire en plus. De la paperasserie, n’importe quoi.