Extraits

Une personnalité dysfonctionnelle avec des accès maniaques n’est pas ce qu’on pourrait définir comme une crise existentielle, ou un simple coup de fatigue. Je n’étais pas spécialisé en la matière, mais ce que m’avait laissé comprendre le psychiatre était que plusieurs années d’un suivi intensif seraient nécessaires pour retrouver un semblant d’équilibre. Je ne pouvais voir la réalité telle qu’elle était, cette relation m’avait fait perdre tout discernement. Je faisais de moins en moins la différence entre ce qui était acceptable ou non, m’enfonçant de surcroît dans une abnégation dangereuse, je le sentais. J’entamai avec Luna une discussion qui s’avérait nécessaire, l’invitant à réfléchir sur une potentielle grossesse qui, cette fois, nous convenait à tous les deux. Faire un point dans trois mois, après que son état se serait stabilisé, me semblait être le meilleur consensus. « Il est préférable de mettre toutes les chances de notre côté, il ne faut pas prendre de risque pour la santé du bébé. » Je venais de m’octroyer une bouffée d’air frais. Après cinq jours de turbulences, je rentrai à Paris en pièces détachées. Deux mois étaient passés, Luna avait tenté un retour à la maison, mais les rapports conflictuels avec Uma la poussèrent à retourner chez elle fissa.

C’est Luna qui avait décidé d’organiser le séjour sur place, ne me laissant guère le choix. Spécialiste, elle pourrait avoir un poste de direction chez TripAdvisor tant elle maîtrise le sujet. Pour notre premier dîner, elle avait réservé dans un restaurant gastronomique d’un charme fou, sur les hauteurs de Capri, dont la terrasse encerclée de plexiglas était censée nous protéger du vent, tout en nous incitant à profiter d’une vue imprenable. C’est au coucher du soleil que nous sommes passés à table, après avoir pris une coupe de champagne sur le deck face à la mer, admirant au loin la côte éclairée de mille feux par Naples et ses légendes. Mon cœur battait la chamade, je m’étais rarement senti aussi fébrile, j’étais heureux certes, mais un doute me taraudait soudain, un ego sournois avait pris le contrôle de ma pensée, incitant une peur presque panique de l’échec. Pas que Luna décline, mais plutôt que ma demande ne soit pas originale, ébouriffante à couper le souffle, que je ne sois pas à la hauteur, que toute cette préparation s’écroule, se diluant dans une banalité commune, plate et terrifiante.

C’est alors qu’au bout de quelques minutes, lorsqu’elle se mit à rire, laissant apparaitre au coin de ses grands yeux noirs trois petites rides qui donnèrent soudain de la douceur à ce visage émacié, je sentis une appartenance immédiate et puissante, comme un « déjà-vu » qui m’emporta vers elle, m’enveloppant totalement.

Les yeux dans les yeux, nous étions maintenant seuls au monde, tels deux amants arrachés l’un à l’autre, qui, dévorés par le désir, venaient après une interminable attente de se retrouver. Inconscients de ce qui était à l’œuvre, nous nous laissions porter par une force qui nous dépassait, par nos âmes, qui depuis le premier regard se reconnurent spontanément dans une étreinte invisible à l’œil nu, faisant fi du temps, des siècles même qui les avaient séparées. L’espace d’une seconde, Luna venait miraculeusement d’illuminer mon existence, l’allégeant de tous les fardeaux que la vie avait déposés sur mes épaules.

Quant à moi, après quelques errances de jeunesse, j’exerçais finalement un métier que j’avais choisi et qui me permettait de vivre confortablement. Auteur pour le cinéma et le théâtre, pour le plaisir de raconter des histoires… Le virus m’ayant sans doute été transmis par ma mère, qui, monteuse pour le cinéma, m’autorisait le samedi ou certains soirs, lorsque mes devoirs étaient terminés, à venir la rejoindre à Anthégor dans l’espace noir et clos d’une salle de postproduction, afin de suivre son travail et de découvrir l’élaboration du premier bout-à-bout, puis l’incroyable processus qu’est la naissance d’un long métrage. À l’époque, le monteur coupait directement la pellicule sur sa table de montage pour l’assembler, ce qui ajoutait en plus de son travail artistique, une dimension artisanale qui m’impressionnait beaucoup. J’avais également réussi par miracle à bâtir avec Justine un foyer solide, offrant une jeunesse structurée à nos deux enfants qui par bonheur avait payé.

« Tel un coup de poignard à l’estomac, je venais d’avoir l’horrible sentiment que je ne reverrais plus Luna, qu’elle allait disparaitre à tout jamais de ma vie. Quelque chose de dévorant, comme une peur de la mort. Anxieux je bus mon café à la hâte et allumai une cigarette. Habituellement, je n’aurai jamais dévoilé cet état de faiblesse que je jugeais aliénant, pourtant, sans hésiter, j’appelai Luna. Elle me répondit d’une voix fébrile.

– C’est toi ?

– Oui… Je te dérange ?

– Non j’allais t’appeler, tu as vu, j’ai répondu tout de suite.

– Oui, comment ça se fait, tu avais le téléphone en main ?

– Oui…dit-elle d’une voix un peu rauque.

Je lui racontai ce que je venais de vivre, agité, comme chez le psy lorsque l’on expulse une nuit de cauchemars avec la crainte d’oublier le détail crucial qui pourrait changer le cours des choses. Contre toute attente, elle m’avoua avoir ressenti une émotion identique, qu’elle s’était réveillée en pleurant avec une peur panique de me perdre qui lui tordait les tripes depuis ce matin, qu’elle voulait m’appeler, mais qu’elle avait peur.

Il y avait là sans aucun doute le signe d’une reconnaissance inconsciente de nos douleurs respectives, une reconnaissance de nous-mêmes aussi… »