Extraits

- Si vous écrivez vraiment un roman, j'aimerais beaucoup le lire quand vous l'aurez terminé.

- Vous risquez de ne pas l'apprécier, l'avait prévenu Laura de sa voix suave. Il n'a rien d'intellectuel. L'écriture est pour moi un gagne-pain. Voyez-vous, de son vivant, mon mari était un boulet. Naturellement, il m'est encore moins utile à présent qu'il est mort, même s'il me coûte moins cher. Mais l'idée m'est venue que, si je parvenais à commettre de bons mauvais romans, je pourrais peut-être financer les études de mon fils.

- De bons mauvais romans ?

- Oui. Des romans médiocres, mais bons dans leur genre : des romans de seconde zone. C'est tout ce dont je suis capable, lui avait-elle expliqué avec le plus grand sérieux.

- Lequel, George ? Le roman historique ?

- Vous vous moquez encore, Laura ! Ne m'a-t-on pas suffisamment reproché d'écrire des biographies qui ne sont en fait que des romans déguisés ? Ma chère, je pensais aux romans terriblement ennuyeux.

- Les romans ennuyeux ? Pourquoi diable ? N'importe qui peut le faire.

- Détrompez-vous. Le roman ennuyeux exige une puissance, une concentration, ce que peu de gens possèdent. Quand on écrit suffisamment de romans ennuyeux, mais alors très ennuyeux, Laura, on se forge une réputation incroyable. J'ai une idée. L'intrigue est quasi inexistante, une histoire vulgaire entre un homme malheureux en ménage et une femme charmante, également malheureuse en amour. C'est banal, me direz-vous.

Ecoutez-moi, George, dit-elle d'une voix grave et claire qui résonna dans la salle. Pas de champagne pour vous. Il risque de vous tourner la tête après cette grippe, or je ne veux prendre aucun risque avec vous. Une bouteille de vin rouge, une demie fera l'affaire ou, si vous y tenez, un whisky-soda.

- Serait-ce si grave ? Les auteurs épousent souvent leur secrétaire, non ? Et ils ne sont pas les seuls.

- En général, ce n'est pas grave. En l'occurrence, cette femme ne lui convient absolument pas. Elle prend de grands airs comme si elle était déjà la maîtresse de maison et ne se montre pas très gentille avec la fille de George, une enfant pourtant adorable, vulnérable et qui a besoin d'égards. Cette secrétaire est une femme d'une jalousie maladive, qui recherche l'attention de tous les hommes.

Comment voulez-vous que je passe par cette toute petite fenêtre, située au-dessus de ma tête de surcroit ! Quel nigaud ! protesta-t-elle. C'est la dernière fois que je vous emmène à une soirée !

- Ne pleurez plus, madame Morland. Ecoutez... Savez-vous ce que j'aime le plus au monde ?

Surprise par la tournure étrange que prenait cette conversation, Laura avait séché ses larmes.

- Votre mère ? avait-elle répondu en dégageant de son visage ses cheveux en désordre.

- Non. La mode !

Laura n'avait guère l'occasion de s'offrir de petits plaisir. A Londres, elle travaillait beaucoup et était souvent trop fatiguée pour sortir le soir venu. Et, à moins d'avoir une vie sociale intense, on ne se faisait guère de nouveaux amis. Et plus, une femme qui n'était pas accompagnée d'un homme n'était pas la bienvenue, du moins ne figurait-elle jamais en tête d'une liste d'invités. Laura l'acceptait avec philosophie. Du vivant de son si peu regretté mari, elle sortait beaucoup, mais elle s'était installée volontiers dans une vie tranquille rythmée par les soirées au coin du feu ou les séances de cinéma. Si elle tait encore assez jeune pour plaire aux hommes et pouvait s'en donner la peine, elle n'en avait pas la moindre envie. Un seul mari lui avait posé assez de problèmes pour toute une vie. Son existence paisible était désormais jalonnée de rares festivités, quand l'un de ses fils rentrait à la maison. Elle s'habillait alors avec soin, se faisait onduler les cheveux, évoquait ses vieux amis, choyait les plus récents... Elle allait au théâtre, organisait des dîners et se couchait tard. Quand Gérald, John ou Dick s'en allait, elle essuyait une larme, poussait un soupir de soulagement et se remettait à ses plateaux-repas.

- Et si vous lui demandiez de s'en occuper pour vous ?

Vous auriez ainsi une excuse pour rendre chez elle. "Papa va très bien. Il va commencer un livre sur la reine Elisabeth 1er. Peut-être rendrons-nous visite à ma grand-mère plus tard. Je n'aime guère laisser les chiens. Merci de m'avoir envoyé ce livre ! Il est merveilleux. Hélas, je n'ai guère eu le tems de le lire, car Jane souffre de la maladie de Carré, la pauvre chérie. C'est aimable à vous de vouloir découvrir mon récit. Je ne crois pas qu'il soit bon. Cependant, vous être le seul à qui je le montrerais. Bien à vous, Sibyl Knox".

Laura rendit la lettre à Adrian, qui la rangea avec révérence dans son calepin. Puis il lui demanda ce qu'elle en pensait.

Miss Grey estima sans doute qu'il avait une idée derrière la tête car Laura la vit afficher, de façon fugace, la même mine boudeuse que lors de leur première rencontre.

George Knox paraissait irrité de cette irruption dans ses projets. Grâce aux quelques ragots que Laura et le Dr Ford avaient échangés, chacun savait que l'autre inspectait du coin de l'œil miss Grey tandis qu'elle apaisait son patron en jouant de ses beaux yeux.

Elle bluffait, bien entendu, ayant une idée très vague quant à la qualité de ces conditions. A chaque nouveau roman elle touchait plus d'argent que pour le précédent, ce qui suffisait à la satisfaire. Si elle s'était renseignée, elle aurait découvert qu'elle était fort bien traitée.

Par chance, George Knox avait été abandonné un instant par la dame assise face à lui et avait pu écouter cet échange assez peu particulier. Il était impatient que le repas se termine pour se retrouver seul avec Laura.