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il a vécu une vie sans éclat, mais bonne et heureuse. Et maintenant, il est là, le cerveau en compote, momie figée dans un lit de honte et d’humiliation. Et il va mourir dans cet état abject. Son papa. Son héros. Victor l’a pourtant souvent visualisé vieux, tout ridé, affaibli, mais jamais comme ça. On ne peut pas imaginer dans un tel état ceux qu’on aime.
Afficher en entierOubliez l’hypnotisme conventionnel. Découvrez un monde plus sombre, un univers plus troublant : celui de vos propres ténèbres intérieures.
Afficher en entierLe fils regarde son père, pris de pitié. Le pauvre est donc rendu au stade de ne plus faire la différence entre ses souvenirs d’antan et le présent, entre ses rêves et le réel ? Tandis qu’il mâche sa purée, Philippe émet trois ou quatre « han… han… » égarés, puis son visage se fige. Ça y est, il va s’endormir, comme ça, en plein milieu de son repas. Victor considère sa mère qui dépose l’ustensile dans l’assiette.
— Tu sembles tellement bien prendre ça, commente-t-il.
Afficher en entierT’as juste à pas monter sur la scène, à pas être volontaire. Go, man ! Il paraît qu’il sera à Drummondville après les fêtes, tu peux être sûr que je manquerai pas ça !
Victor hoche la tête en le remerciant. Ils discutent encore quelques instants, puis il quitte l’établissement, non sans se faire la remarque qu’aucun client n’est venu pendant leur conversation.
De nouveau dans la rue, il continue de jongler avec l’idée. Pierre-Luc a vraiment titillé sa curiosité, il doit bien l’admettre. Le mieux est de ne pas en parler à Josée durant le souper et, si le courant passe bien et que l’ambiance s’y prête, il lui proposera le spectacle.
Satisfait, il arrive chez lui quinze minutes plus tard et s’habille pour courir son dix kilomètres.
Afficher en entierPourquoi tu t’es inscrit au cégep si tu hais ça tant que ça ?
Le bureau de Victor, au premier étage du collège, est sobre. Comme seules décorations, deux tableaux modernes représentant des formes floues et sans signification précise. Une grande fenêtre fournit un éclairage naturel qui invite au calme. Dans un coin se trouve un bureau et, à l’avant-plan, deux fauteuils confortables, face à face, occupés en ce moment par le psychologue et un jeune adulte. Celui-ci est tellement avachi que les doigts de sa main gauche frôlent le sol. En fixant le vide, il hausse les épaules.
Afficher en entierctor tourne sur l’avenue des Saules et poursuit son dernier sprint pendant encore une vingtaine de secondes dans la rue résidentielle tranquille. À quatre maisons de chez lui, il ralentit, puis marche en prenant de bonnes respirations. Il arrête la musique de son cellulaire, retire ses écouteurs sans fil et consulte sa montre Garmin : cinquante-sept minutes. Pas mal du tout. Il y a dix ans, il courait ces dix kilomètres en cinquante minutes mais, à son âge, ces quatre cent vingt secondes de plus lui paraissent tout à fait acceptables.
Il entre chez lui et se rend au lavabo de la cuisine en retirant son cellulaire de sa ceinture étanche. Tandis qu’il avale un grand verre d’eau, on sonne à la porte. Il va répondre en essuyant la sueur sur son front : c’est Claude, son voisin qui demeure en diagonale.
Afficher en entierSans cesser de nourrir son mari, elle hausse les épaules en souriant, son vieux visage ne démontrant ni désagrément ni tristesse. Elle s’est résignée, et cette résignation lui procure une certaine sérénité. Lorsque Philippe est réveillé, elle lui caresse les cheveux, lui parle de ce qui se déroule dans le monde, lui remémore des souvenirs… Le reste du temps, tandis qu’il dort, elle tombe dans ses propres pensées, ou regarde la vieille télé portative qu’elle a apportée il y a quelques mois, en tenant la main de son homme. Parfois, elle lit, mais jamais longtemps : sa capacité de concentration est de plus en plus limitée. Victor lui a souvent répété qu’elle n’est pas obligée de passer toutes ses journées ici, ce à quoi elle répond toujours : « Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse, toute seule, chez nous ? Tant qu’à regarder la télé, aussi bien le faire ici. » Il est vrai que Thérèse, maintenant seule, s’ennuyait dans son logement pour personnes semi-autonomes, et toutes ses amies étaient décédées sauf une ou deux qui n’étaient plus en état d’entretenir une discussion. Mais Victor savait qu’il y avait plus que ça : l’idée que Philippe puisse quitter ce monde sans qu’elle soit présente était inconcevable pour la vieille femme et elle ne partait que lorsque les employés du CHSLD la mettaient poliment à la porte.
Afficher en entierVictor dévisage la chef infirmière d’un air réprobateur. Comme si elle réalisait la maladresse de sa phrase passe-partout, elle tente de réajuster le tir :
— À quatre-vingt-onze ans, on a quand même eu une bonne vie, non ?
Victor pourrait expliquer à Daphnée que l’âge avancé de Solange n’était en rien garant de la qualité de sa vie, mais il se contente de tendre à nouveau le livre :
— Bref, vous le rendrez à sa famille.
— Mais on la voit plus, sa famille, monsieur Bettany. Solange est morte il y a plus de cinq mois. Gardez-le, puisqu’elle vous l’avait prêté.
— Je l’ai pas lu, ce bouquin, j’avais même oublié son existence. Vous pourriez le donner à un bénéficiaire…
Daphnée a un sourire entendu.
— Vous voyez souvent des gens lire, ici ?
Afficher en entierLe boîtier en plastique frotte avec de plus en plus de force la partie antérieure de son avant-bras et Victor fronce les sourcils.
— Je veux dire : je suis pas certain pantoute que le texte a un sens important, poursuit Antoine.
Tout à coup, le coin du boîtier s’enfonce dans la peau du musicien et le psychologue écarquille les yeux.
— Il a peut-être pris cette toune juste pour la pratique, c’est pas sûr qu’il voulait l’utiliser pour son show…
Et en prononçant ces mots d’une voix égale et normale, le regard calme et étrangement absent, Antoine remonte lentement le boîtier vers son coude, créant une coupure sur quelques centimètres. Victor cesse de respirer tandis qu’Arnaud, qui réalise à son tour ce qui se passe, laisse choir sa bière au sol.
— I’m dying, I hope you’re dying too…
Le coin en plastique ensanglanté quitte le bras, survole la blessure jusqu’à son point de départ…
— Tu te rappelles, Arnaud, les tounes qu’il avait utilisées pour son premier spectacle ?
… puis s’enfonce à nouveau dans la plaie, de laquelle s’écoulent de longs filets écarlates.
— Qu’est-ce qu’il y a, Arnaud ? T’as pas l’air à…
— Antoine, ciboire !
Victor bondit vers le musicien et tire sur le poignet qui tient le boîtier. Antoine se débat, outré.
— Hey, hey, qu’est-ce qui te prend, man ?
Quelque chose revient alors dans le regard déconnecté d’Antoine et, en apercevant son membre mutilé, il blêmit.
Afficher en entier— … Pascal filmait toujours ses pratiques sur son cell.
— Il les filmait ? Mais l’autre jour, tu disais que c’était pas urgent de craquer son cellulaire !
— Parce que ça donnerait sûrement rien : Pascal transférait toujours ses vidéos sur son ordinateur pis il les effaçait à mesure sur son cell. En tout cas, c’est ce qu’il faisait en général. Mais, bon, comme faut rien négliger, ça fait cinq jours que j’essaie toutes sortes de passwords sur son appareil, au cas. Mais je trouve pas.
— Donc la police va finir par voir les pratiques sur l’ordinateur de ton chum.
— Elle les a vues.
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