Extraits

Emma pensait que Kittredge, qui venait de divorcer, vivait seul, et qu’il avait peur de rentrer dans une maison vide. Mais lorsqu’elle apprit à mieux le connaître, elle se rendit compte que ces réunions n’étaient qu’un moyen de prolonger la décharge d’adrénaline que lui procurait son métier. La seule raison d’être de Kittredge était de voler. Pour s’entraîner, il lisait les manuels de la navette, d’une redoutable aridité. Il passait tout son temps libre aux commandes d’un des T-38 de la NASA. On aurait dit qu’il en voulait à la gravité qui lui rivait les pieds au sol

Vous êtes tellement doué pour donner des ordres, Bob, dit-elle. Vous avez fait croire à votre équipage que c’était un jeu d’enfant. — Non, c’est eux qui en font un jeu d’enfant. Parce qu’ils sont vraiment bons. — On verra. La simu intégrée est pour mardi, avec Hawley et Higuchi à bord. Comptez sur nous pour tirer de nouveaux lapins de notre chapeau. — D’accord, essayez de nous tuer, répondit Kittredge avec un sourire. Mais tâchez de rester fair-play. — Le destin est rarement fair-play, rétorqua solennellement Hazel. Ne comptez pas sur moi pour l’être

Après cette déclaration lâchée d’une voix calme et tranquille, un ange passa. Depuis Challenger, tous les membres du corps des astronautes étaient bien conscients qu’un nouvel accident majeur leur pendait au nez. Ce n’était qu’une question de temps. Les hommes et les femmes assis dans le nez de ces fusées faites pour exploser, propulsées par des milliers de tonnes de poussée, ne pouvaient se permettre de craindre les risques du métier. Et pourtant ils abordaient rarement le sujet. Parler de mourir dans l’espace, c’était en admettre la possibilité. Reconnaître que son nom pouvait figurer parmi ceux de l’équipage du prochain Challenger

Gordon Obie était le directeur des opérations de vol, un homme si étrangement silencieux et lointain que personne au Johnson Space Center de Houston ne le connaissait vraiment. Il pouvait assister à une réunion entière de programmation de mission sans dire un mot, et pourtant tout le monde était sûr qu’il enregistrait mentalement le moindre détail. Les astronautes le considéraient avec un mélange de crainte et de respect. Il avait un tel pouvoir sur la désignation des équipages qu’il pouvait faire une carrière ou la briser à jamais. Le fait qu’il ait porté un jugement élogieux sur l’équipage de Kittredge était vraiment une bonne nouvelle

Le vacarme des charges explosives signala la séparation du réservoir ventral. Ils ne le virent pas sombrer dans l’océan, mais ils savaient qu’ils venaient de surmonter une nouvelle crise. L’orbiteur volait librement, maintenant, gros oiseau maladroit planant vers son nid

Emma commença à lire tout haut, d’une voix qui lui parut aussi étonnamment calme que celle de Kittredge et de Hewitt. Si quelqu’un avait surpris leur conversation, il n’aurait jamais soupçonné qu’ils couraient à la catastrophe. Ils fonctionnaient comme des machines, toute panique abolie, chacun de leurs mouvements dicté par la mémoire et l’entraînement. Les ordinateurs de bord régleraient automatiquement leur trajectoire de retour. Ils poursuivirent la procédure, montant encore à plus de cent mille mètres pour dissiper leur carburant. Puis l’orbiteur amorça la manœuvre de retournement qui consistait à effectuer un tête-à-queue, et Emma eut l’impression de se retrouver dans le tambour d’une machine à laver. L’horizon, qui était au-dessus de leurs têtes, se redressa brusquement et ils repartirent vers Kennedy, à près de six cent cinquante kilomètres de là.

Sa voix – ils étaient en contact permanent avec le contrôle de mission – paraissait toujours aussi ferme et assurée, presque blasée, alors qu’ils approchaient de la limite des deux minutes, le point critique suivant. Le signal d’extinction des moteurs d’appoint se mit à clignoter sur le tube cathodique de l’écran de visualisation. L’arrêt serait bientôt effectif. Emma ressentit la brutale décélération lorsque les propulseurs eurent consommé tout leur carburant. Puis les propulseurs se détachèrent du réservoir, et un éclair de lumière vive emplit le hublot, l’obligeant à fermer les yeux. Le rugissement du lancement laissa place à un silence inquiétant, les terribles secousses s’apaisèrent et leur trajectoire devint paisible. Dans le calme soudain, elle prit conscience de l’accélération de son propre pouls, des battements de son cœur qui cognait contre ses côtes

Emma, qui feuilletait déjà la liasse de check-lists, retrouva la fiche intitulée « Retour à la base après interruption du lancement ». L’équipage connaissait la procédure par cœur, mais, dans la frénésie d’un tir avorté, une étape vitale pouvait être oubliée. La check-list était leur filet de sécurité

Dans le vacarme assourdissant des moteurs d’appoint et les trépidations qui menaçaient de leur briser les dents, l’ordre d’interrompre le lancement de l’orbiteur s’imposa avec une telle évidence à Emma Watson, la spécialiste mission, qu’elle aurait aussi bien pu l’entendre rugir dans ses écouteurs. Aucun des membres de l’équipage ne l’avait prononcé à haute voix, mais elle sut à cet instant que la décision s’imposait, et d’urgence. Elle n’avait pas encore entendu le verdict de la bouche de Bob Kittredge, le commandant, ou de Jill Hewitt, la pilote, qui étaient assis dans la cabine, devant elle. Ils n’avaient pas besoin de se parler. Ils travaillaient en équipe depuis si longtemps qu’ils se comprenaient sans mot dire, et les voyants jaune d’or qui clignotaient sur la console de la navette leur dictaient sans ambiguïté la suite des opérations

Il cessa toute manœuvre, le cœur battant. Allons, ce n’était pas le moment de céder à la panique. Pourquoi l’appareil refusait-il de bouger ? Pourquoi cette absence de réaction ? Il s’obligea à regarder les voyants lumineux de la batterie et du moteur. Aucun problème de ce côté-là. La jauge de profondeur indiquait six mille quatre-vingt-deux mètres. Les sédiments se déposèrent lentement et des formes apparurent dans le rayon du projecteur tribord. Droit devant lui, au-delà du dôme, s’étendait un paysage étrange de pierres noires, déchiquetées, peuplé de Riftiae rouge sang. Il se démancha le cou pour regarder son aile droite. Ce qu’il vit lui cailla le sang dans les veines