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C'était bien plus loin que je ne le croyais, et même si les dunes, peu élevées du reste, s'évanouirent dans une étendue grise et caillouteuse aisée à parcourir, mes pieds étaient en feu quand nous parvînmes aux rochers qui se dressaient, chaotiques, en un cercle approximatif, tel un furoncle poussé sur la croûte de la planète. Au milieu des rocs végétaient quelques buissons épineux, signe de la présence de l'eau. Iscariote se mit à gratter furieusement le sable au pied d'une roche. Je m'agenouillai et l'imitai. Nous creusâmes longtemps, et j'allais céder au découragement quand mes doigts captèrent une certaine humidité dans le sable.
Afficher en entierCe matin, au réveil, j'ai eu l'immense surprise de découvrir Iscariote, mon fennec, à moitié enfoui dans le sable à mes côtés. Dès que j'eus ouvert les yeux, il a sauté dans mes bras avec de petits glapissements de joie. Ce brave animal m'avait donc suivi la veille à mon insu, ou avait flairé mes traces dans la poussière de la route..
Afficher en entierMaintenant c'est la nuit, glaciale et silencieuse. Je bivouaque au pied des dunes, non loin de la route de Sichem, ville que j'atteindrai demain si tout va bien. Et là, j'ignore ce que je ferai... Arracher Salomé à son couvent ? En se-rai-je capable ? Et pour aller où ? La colère et la fierté qui m'ont poussé à cet acte inconsidéré sont bien éteintes, et leurs cendres ont un goût amer. J'ai faim, je suis fatigué, mon maigre feu va mourir et je me sens seul comme jamais... Je ne puis retourner chez moi : ce serait m'avouer vaincu, me soumettre à mon père, m'engager dans la Nouvelle Maison de Dieu... N'est-ce pas la seule solution ? Quelle sorte de liberté puis-je attendre de voix immatérielles, impersonnelles, d'origine inconnue et douteuse. Je résiste à l'envie de me connecter de nouveau : au moins ces voix meubleraient ma solitude... Et peut-être se trouve -ra-t-il quelqu'un, là-bas (où que ce soit), pour m'indiquer la bonne voie... Allez — à quoi bon résister ? Il suffit de réciter la formule, et un nouveau monde s'ouvre dans votre tête ! Est-ce que je m'en souviens seulement ? Ça commence comment ? Rejoins les fleurs du ciel... Oui, c'est ça
Afficher en entierPour la seconde fois de la journée, je tombai des nues : Salomé ne m'en avait jamais parlé... Ni d'un déménagement, ni de son départ au couvent ! Cela expliquait alors pourquoi je ne l'avais pas vue ces derniers temps — mais j'étais très occupé par les préparatifs de mon anniversaire... Je demandai des précisions à la voisine, qui ne se fit pas prier pour m'en fournir : il y a donc trois jours, les soeurs de la Rédemption de Sichem sont arrivées dans leur beau glisseur neuf chez Salomé, d'où elles sont reparties deux heures plus tard en emmenant la jeune fille, « qui ma foi ne semblait guère joyeuse de les accompagner ». Et dès le lendemain, cette famille connue pour sa pauvreté trouvait les moyens d'affréter une carriole et une mule, on se demande bien comment, alors que la voisine avait beau tenter d'économiser, etc. etc. Je l'abandonnai à ses jérémiades et suspicions et m'en allai sur la route poudreuse, écrasée de soleil, suivant les traces d'un glisseur effacées depuis trois jours..
Afficher en entierBien que très belle, Salomé vient d'une famille encore plus pauvre que la mienne (qui, pour cette raison, désapprouve notre union) : si mes parents possèdent un petit carré de terre revêche et craquelée, les siens ne possèdent rien hormis leur masure de tôles et torchis ; si les miens vont à contrecoeur aider à la récolte de crostiche pour assurer la soudure, les siens y sont du matin au soir, à ronger leurs mains dans les lichens sous un soleil de plomb ; si mes parents n'ont parfois plus qu'un reste d'eau croupie au fond de leur citerne, les siens n'ont bien souvent que ça — quand ils en ont ; si les miens ne sont allés qu'une fois à Iérhu-Shalaïm, les siens ne sont jamais sortis de Samarie..
Afficher en entierC'en était trop pour mon père qui se mit derechef à hurler et se retint juste à temps de me frapper, car nous étions dans un lieu saint. Je sortis de l'église en courant, bousculai la procession qui attendait et me ruai dans ma chambre où je me mis à emballer rageusement mes quelques affaires. Ma mère accourut pour tenter de me raisonner : je l'envoyai paître. Je ne supportais plus ses larmes et sa figure perpétuellement chiffonnée, comme si elle était coupable de toute la misère du monde. Des oncles, des cousins voulurent aussi intervenir : je les injuriai copieusement — étonné en moi-même de connaître tant de mots grossiers. Ils battirent en retraire, mais je les entendais comploter derrière le rideau : ils parlaient de possession, d'exorcisme, d'aller chercher l'Inquisition. Quand je fus prêt à partir, mon frère Ismaël me bloqua le passage. Dans ses yeux brillait cette lueur fanatique que je n'aime pas — qui, à vrai dire, m'inquiète
Afficher en entierNon, non..., marmonnai-je, désemparé. (Je sentais s'écrouler en moi tous mes rêves, avouables ou non, au sujet de Salomé.) Non, je refuse ! m'écriai-je du fond du coeur. — Si tu refuses, tu n'es plus mon fils, je te déshérite et tu prends la porte immédiatement. A l'heure de tes dix-huit ans, je ne veux plus te voir à la maison
Afficher en entierJe passe sur ces heures longues et pénibles, où crucifié en plein soleil, sur la colline de Garizim, face au clocher de Samarie, j'étais censé éprouver ce que le Christ avait enduré pour nos péchés. J'éprouvais certes de la souffrance et la morsure de la soif, mais je méditais surtout à propos de ces voix reçues à l'aube
Afficher en entierJ'accompagnai les songes étranges de rêveurs solitaires ; je ressentis la musique ouïe par un mélomane, et discutai sur l'analyse qu'il en faisait ; j'effleurai une scène d'amour pleine d'émotion, qui était sans doute privée — mais l'émotion me gagna à mon tour... J'appris nombre de nouvelles tragiques, scandaleuses ou cocasses que les réseaux officiels, j'en suis sûr, ne mentionnent jamais. Je participai à une histoire que plusieurs « cosentants » élaboraient ensemble — malheureusement ils ne recevaient pas mes pensées... Bref, j'ai passé ce matin un long moment d'émerveillement, à écouter tout ce monde qui parlait, chantait, vivait dans ma tête. Mieux qu'un senso, plus qu'un ersatz : une vraie communion, une fusion des esprits ! J'aurais pu rester des heures bercé par ces voix qui m'abreuvaient de tant de choses savantes pour finalement n'en proclamer qu'une seule : liberté ! Ce moment magique fut interrompu par mon père qui écarta violemment le rideau de ma chambre
Afficher en entierJe tentai par quelques balbutiements effarés d'interrompre ces explications qui s'écoulaient d'une voix posée dans ma tête, mais la personne qui parlait ne m'entendait pas ou ne désirait pas être interrompue. Elle m'apprit néanmoins que si je voulais communiquer télépathiquement avec certaines personnes ou émettre moi-même des informations, il me fallait atteindre le niveau de « lucide émetteur » — ce qui nécessitait de longues études ou un talent particulier. Je venais juste d'accéder au stade de « fidèle cosentant »
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