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KARAKÖZ se rendait chaque soir, et ce depuis le commencement du monde, dans toutes les maisons d’Istanbul et d’ailleurs. Dès que s’allumaient les étoiles, on pouvait voir son ombre glisser le long des murs. Une ombre pourvue d’un long nez crochu, d’une jambe plus courte que l’autre, et portant un sac sur le dos.
« Bonsoir, Karaköz ! » disaient les enfants lorsqu’il apparaissait.
Il leur lançait des pincées de sable fin dans les yeux, en chantant :
« Dormez, je le veux, il est temps, grand temps,
Le pays des songes vous attend ! »
Sous l’effet du picotement, les paupières des enfants se fermaient toutes seules. Et chacun franchissait, sans même s’en rendre compte, la frontière qui sépare rêve et réalité.
Afficher en entierUN VEUF avait une fille, aimable de visage et de cœur. On l’appelait Marie-Pâlotte, car elle avait un teint si blanc que les lys le lui enviaient. Ce veuf se remaria, épousant en secondes noces une femme laide et acariâtre, ayant elle-même une fille qui lui ressemblait trait pour trait. Cette vilaine créature se nommait Rubiconde ; elle était rougeaude, couperosée et de tempérament maussade. Jalouse de la beauté de Marie-Pâlotte, elle la prit très vite en aversion. Sa mère en fit autant, de sorte que la pauvrette, dont le père voyageait souvent, se retrouva livrée aux tracasseries des deux mégères.
Tandis que Rubiconde se prélassait, Marie-Pâlotte exécutait les tâches domestiques les plus pénibles. Elle lavait le sol à quatre pattes jusqu’à en avoir les genoux à vif, ravaudait le linge jusqu’à ne plus pouvoir bouger les doigts, lessivait et repassait à s’y briser les reins. Et lorsque, fourbue, elle voyait enfin tomber la nuit, il lui fallait encore aller au puits remplir les seaux pour le lendemain.
Cependant, malgré la dureté de son existence, jamais Marie-Pâlotte ne se plaignait. Elle accomplissait l’ingrate besogne avec le sourire, trouvant encore le temps de coiffer sa marâtre et d’apporter des friandises à sa sœur, qui ne quittait le lit que pour se parer ou aller au bal. Loin d’éprouver une quelconque reconnaissance, les méchantes femmes ne l’en rudoyaient que plus, l’une prétendant qu’elle lui tirait les cheveux, l’autre qu’elle l’empoisonnait avec des fruits gâtés. Bref, tout était prétexte à récriminations, et Marie-Pâlotte, quoi qu’elle fît, se voyait châtiée même pour ses bonnes actions.
Afficher en entierDANS LA VILLE de Bagdad vivait jadis un couple de marchands sans descendance. L’épouse se désolait car, l’âge venant, elle redoutait de demeurer stérile. Aussi passait-elle ses journées à consulter médecins et rebouteux, absorbant toutes les potions qu’ils jugeaient bon de lui prescrire, au point qu’elle en avait les entrailles chamboulées. Son mari, quant à lui, se rendait chaque matin à la mosquée pour prier Allah de bénir leur union.
Ils firent tant et si bien que, pour leur plus grande joie, le ciel finit par les exaucer.
L’épouse en était à son sixième mois lorsque, regardant par sa fenêtre dans la cour voisine, elle vit des jarres d’olives si noires et si dodues que l’eau lui en vint à la bouche.
— Il me faut goûter ces olives, dit-elle à son mari. Va vite m’en chercher, sinon je mourrai ainsi que mon enfant.
Effrayé, le marchand s’empressa d’obéir. Mais hélas, la voisine ne voulut rien entendre. Il eut beau lui offrir tout l’or qu’il possédait, elle refusa de céder ne fût-ce qu’une olive, si bien que le pauvre homme rentra chez lui bredouille.
Afficher en entierCHAQUE JOUR, au crépuscule, la Toinon menait son troupeau au ru du Bois-Houlet. Tandis que ses brebis se désaltéraient, la bergère s’asseyait sur la berge, mêlant ses larmes amères à l’eau fraîche du ruisseau. Car elle souffrait d’une mélancolie que chaque soir ranimait, et que ni le temps ni les saisons n’étaient capables d’apaiser.
Cette fois-là, donc, Toinon pleurait comme de coutume quand une curieuse lueur capta son attention. On eût dit l’éclat d’un diamant brillant parmi les cailloux. Intriguée, la jeune fille s’essuya les yeux et s’approcha, afin d’observer le phénomène de près. Mais en fait de diamant, elle n’aperçut qu’une libellule, morte en apparence, et qu’entraînait le courant. L’étrange clarté qui en émanait était due au soleil couchant se reflétant dans ses ailes mouillées.
Toinon, un peu déçue, allait faire volte-face, quand elle vit bouger l’insecte. Prise de pitié, elle le saisit entre le pouce et l’index pour le poser au sec sur la rive. À sa grande surprise, elle put alors constater qu’il s’agissait, non d’une libellule comme elle l’avait cru, mais d’une femme minuscule pourvue d’une paire d’ailes irisées.
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