Extraits

Chapitre 1

Londres, automne 1894.

Du haut d’un trépied instable, Elizabeth Dewey tentait d’attraper le bilboquet caché derrière une rangée de soldats de plomb, au fond de la dernière étagère de l’armoire. Qui pouvait bien avoir eu l’idée de placer ce jeu si haut ? Surtout, qu’est-ce qui avait poussé Michaël Trengove à lui demander ce vieux bout de bois qu’il n’avait plus touché depuis plusieurs années ? Cet enfant était insupportable. Si son plus jeune frère était doux, sage et attentionné, l’aîné avait un fort caractère que la gouvernante n’avait pas encore réussi à dompter, malgré les six mois qu’elle venait déjà de passer à leur service.

Betty avait d’autres ambitions. Grâce à l’emploi de sa mère, elle avait bénéficié d’une éducation honnête, comme tous les enfants de domestiques de la prestigieuse maison où ils travaillaient. Lady Broadbent était une altruiste qui croyait à l’instruction des plus pauvres, à commencer par ses propres gens. Ainsi, Betty avait appris à lire, écrire et compter. Non seulement connaissait-elle ses classiques, mais elle avait également des notions de latin, de philosophie, de géographie et d’histoire, sa matière favorite.

Avait-elle trop d’arrogance pour croire en ses compétences ?

Durant les premières semaines, elle s’était souvent demandé pourquoi lady Trengove l’avait choisie. Jamie lui avait apporté une partie de réponse en lui expliquant que les autres gouvernantes n’étaient pas aussi sympathiques. Betty avait apprécié le compliment, mais avait fini par comprendre qu’il devait y en avoir eu un bon nombre à leur service. À leur âge encore jeune, cela paraissait étrange, car il s’agissait d’un poste de longue durée. Pourquoi tant d’employées avaient-elles été renvoyées ?

Au rez-de-chaussée, les Trengove organisaient une soirée avec quelques amis, ce qu’ils faisaient régulièrement. Lady Trengove adorait se montrer à la société londonienne au bras de son éminent mari, membre de la Royal Academy. Chaque fois, elle en profitait pour arborer ses plus belles et extravagantes tenues tandis que lord Trengove s’autorisait uniquement l’éternelle fleur à sa boutonnière, prenant garde à ne jamais y glisser un œillet. O’Brian, le valet de pied, avait expliqué à la gouvernante – non sans un certain dégoût – que cette fleur était très connotée puisque mise à l’honneur par le sulfureux auteur irlandais, Oscar Wilde. Ce dernier avait lancé la mode de porter un œillet vert, tendance reprise par ses amis et proches.

Du mouvement dans les escaliers dissipa la tension qui régnait. Le maître de maison en profita pour aller voir de quoi il retournait. Son épouse revenait accompagnée d’une jeune femme qu’il avait aperçue une ou deux fois. La gouvernante. La pauvre âme allait devoir s’occuper du service durant la soirée, une tâche bien éloignée de ses fonctions habituelles. Les autres domestiques devaient avoir de fâcheux ennuis pour que lady Trengove soit obligée de faire appel à elle. William soupira en trempant les lèvres dans son verre. Suzanne n’avait jamais su choisir son personnel.

Betty Dewey sursauta lorsque la porte de la nurserie, transformée en salle de jeu, vola pour venir claquer bruyamment contre le mur. Les deux garçons posèrent par réflexe leurs mains sur leurs oreilles dans un geste exagéré. Certes, l’intrusion de lady Trengove était une surprise saisissante, de là à se comporter ainsi… Mais la gouvernante avait remarqué que Michaël et Jamie réagissaient de la sorte à chaque intervention de leur mère. Pour leur défense, cette dernière était parfois un brin exubérante. La robe qu’elle arborait ce soir en était un parfait exemple : son corsage, exagérément serré, remontait sa poitrine suffisamment haut pour qu’elle semble prête à s’échapper. La jupe de satin bleu nuit était large et si volumineuse qu’elle passa la porte en se déversant dans la pièce telle une mer agitée par une violente tempête. Le tout était parsemé de roses rouges fraîchement coupées de la journée. La couleur jurait fort sur le bleu de la robe, mais Betty n’était pas là pour juger de ses choix vestimentaires.

— Miss Dewey, c’est une catastrophe ! commença-t-elle, le visage aussi rouge que les fleurs de sa tenue.