Extrait

Une étrange tristesse se lit sur son visage quand je lui raconte mon entrée dans l’enceinte de Bohars, comme si ce lieu résonnait en lui. Des souvenirs douloureux, apparemment. Je change de sujet et réserve pour plus tard la description du professeur Tournesol. Un jour où il sera capable d’en rire. Il fait peine à voir, ce soir. Sous ses yeux bleus injectés de sang, deux poches se sont formées comme deux sacoches trop lourdes à porter. Sa bouche entrouverte n’arrange rien à son air d’oisif paumé. Son verre de « Gobe-mouches » est rempli à ras bord. Yvonne m’expliquera-t-elle un jour pourquoi elle continue à le servir dans cet état ? Du « Gobe-mouches » en plus ! La recette de cet alcool éponyme a été initialement élaborée pour attirer les mouches, les coller et les tuer. Je ne veux même pas savoir ce qu’il y a dedans. J’attrape ce grand échalas titubant par le bras et l’aide à traverser la rue jusqu’à la porte de son immeuble. Pourvu que le foie de Josic soit moins fragile que celui d’une mouche ! Cette pensée me fait sourire – rire jaune – en rentrant à l’appartement.

Quelle journée !

Anna m’accueille les quatre fers en l’air sur le canapé du salon. En allumant la lumière, je dénombre en fait huit fers en l’air – peut-être plus – et je préfère le charme de l’obscurité.

En ce moment, c’est tous les soirs ! J’ai vaguement reconnu les jambes trapues et velues de Gonzo, son co-interne. Mais je ne veux pas le savoir. Sa vie privée palpitante ne regarde qu’elle ! J’attrape quelques affaires dans ma chambre et sors discrètement sur la pointe des pieds. Ma deuxième maison se trouve au port du Moulin-Blanc. Celle qui flotte sur l’eau et me berce presque toutes les nuits. Il me tarde de la retrouver. Tout est allé si vite…