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Sensualité barbare de Léo : toute la journée, ses yeux passent sur les signes. Il les voit, mais leurs géographies imaginaires ne veulent rien dire. Des angles, des bosses, des creux, des lignes, des vagues, des points : des continents entiers hors du sens, hors de lui. C'est comme ça. Il s'est habitué à ce que le montre parle une autre langue que la sienne et dispense à ses semblables des messages auxquels lui n'a pas droit. Le secret des hommes qui lisent et écrivent lui a longtemps fait envie. Il aurait aimé entrer dans le cercle du secret, être initié à la délicieuse confidence. Cela aurait été vraiment formidable de pouvoir ajouter à sa propre histoire toutes celles des autres et de se sentir modifié par leurs pensées. Or chaque inscription se contente de danser sur sa rétine. (p.40)
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Il y a donc beaucoup de choses que Léo ne peut pas faire. 1) Lire un courrier. 2) Lire les pancartes à l’usine ce qui lui éviterait de passer sous un rouleau compresseur. 3) Remplir sa feuille d’impôts. (Le problème des lettres mais aussi celui des nombres décimaux.) 4) Faire ses courses sans acheter toujours la même chose en raison des prix sur les emballages (rien que le problème des nombres à virgule cette fois, parce que les chiffres ronds et leur litanie triste, il connaît, à force de compter les marches ou les morceaux de gomme sur le trottoir). 5) Lire le nom des stations dans le métro. 6) Lire le nom des rues. 7) Lire les enseignes publicitaires. 8) Lire les sous-titres d’un film de John Ford en VO, alors qu’il adore les westerns. 9) Lire le journal. 10) Écrire dans le journal de l’usine comme ont la chance de le faire ses amis syndicalistes. 11) Conduire un véhicule. 12) Lire un roman. 13) Offrir un livre car cela n’a évidemment aucun sens et qu’il ne veut pas passer pour plus bête qu’il n’est. 14) Écrire une lettre d’amour.
Afficher en entierMais depuis sa rencontre avec elle, il veut autre chose. Savoir mettre les mots au monde lui aussi. Enfanter le langage, inventer des combinaisons de lettres, et traverser les scories écrites sans trébucher dans la forêt des signes. Être père. Ne plus seulement être le fils abandonné.
Afficher en entierUn peu après 6 heures, une sphère orange incendie façades, pylônes, rails, grues, asphalte, arbres chétifs piquant la ZAC, voitures qui filent. L’univers de Léo chauffé à blanc. Plus de signes. – Tant pis. Après avoir donné sa ration de salade à Iggy, il s’habille d’un jean délavé trop grand pour lui, d’un tee-shirt clair, hésite à l’éteindre mais au bout du compte laisse la lampe du reptile allumée, enfile ses baskets sans lacets et descend à pied les sept étages car l’ascenseur est en panne. Dans la cage d’escalier, l’odeur des poubelles est tenace. En été, elles sentent encore plus fort.
Afficher en entierÀ l’usine, on l’apprécie pour son sérieux et son investissement sans faille qui lui confère un petit côté stakhanoviste. Il entra à l’imprimerie à seize ans, parce que l’école il n’aimait pas trop. Ou plutôt, se reprend-il souvent, il ne s’y sentait pas à l’aise. Depuis quatre ans, il est conducteur de machines. Il s’occupe de l’impression des caractères, tâche sensuelle et mystérieuse ayant l’odeur des encres – cyan, magenta, jaune, noire – et le rythme assourdissant des cylindres en métal sous lesquels passent les feuilles blanches. Léo a un secret : il cultive un intérêt particulier pour les lettres grises, les plus grandes, celles qu’on a gravées sur du bois ou du cuivre et qui conservent des vides de manière à n’être pas tout à fait noires. Bancales, incomplètes, elles lui font penser à lui.
Afficher en entierDepuis quelque temps, il se demande comment l’iguane – qu’il a prénommé Iggy en hommage à Iggy Pop – supporte de rester enfermé dans son terrarium, qu’encombrent fientes et épluchures de légumes mêlées au sable marin qu’il s’est procuré chez l’animalier parce que le sable des bacs dans les jardins publics, où il pensait se fournir, est bourré de bactéries et décimerait la bête sur le coup comme on le lui a précisé. Si le propriétaire du meublé n’était pas si maniaque, il libérerait le reptile pour qu’il quitte le rondin de bois auquel il est vissé et gambade dans l’appartement, son apathie étant certainement la conséquence d’un manque de stimulation. Mais Léo est un locataire obligeant et ne se risque pas à ce genre de folie, bien conscient qu’il serait fâcheux pour lui que son iguane en vînt à détériorer de quelque manière que ce soit le mobilier en aggloméré, éminemment friable, indiscutablement laid.
Afficher en entierC’est le petit matin blanc. Comme chaque jour Léo se lève à 5 h 45 pour pointer à l’usine à 6 h 30. L’imprimerie se situe à quelques blocs de la cité Youri-Gagarine. Érigée aux portes de Paris à la place d’un ancien bidonville, l’énorme construction en béton est percée de fenêtres aussi resserrées que les alvéoles d’une ruche. Agglutiné à cette masse borgne, il y occupe seul un meublé aux murs nus, le propriétaire interdisant que l’on y plante des clous. Dans cet espace impersonnel situé au septième étage, rien que le minimum. Un salon faisant office de chambre quand le clic-clac est déplié. À gauche un coin cuisine flanqué d’un muret pour séparer l’espace et sur lequel il a posé une misère, dont il prend grand soin. À droite un couloir minuscule avec une porte au bout qui ouvre sur la douche et les WC, pièce unique, sans fenêtre, carrelée de mosaïques orange.
Afficher en entier– Tu dis rien ? – Y a rien à dire. – Pourtant tu lui as avoué que t’aimais bien parler dans les cimetières. – Là, j’ai pas envie. – Ça t’a plu d’être avec elle ? – Je crois pas. – Mais une première fois, ça peut pas t’avoir laissé indifférent. – Si. – Dis quelque chose, bon sang. – Tu veux savoir ? Eh bien, c’est comme si j’avais été seul. – Mais tu l’as prise. – Elle a tout fait. Et puis on s’aimait pas. – C’est la règle, mon vieux. – Nos corps. Deux mécaniques. J’ai détesté. – Tu n’y étais pas allé pour tomber amoureux, mais pour voir si tu réussissais à le faire. – Je flottais, j’étais encore plus perdu que d’habitude, alors qu’elle était sur moi et qu’elle me regardait dans le noir.
Afficher en entierLe noir s’engouffre dans le crâne du jeune homme. Le vide l’aspire. Il flotte. Une fragrance d’eau de Cologne monte des draps. Il ne sait pas s’il aime sentir la main experte qui s’échine à rendre possibles les instants qui vont suivre, ces moments mystérieux pour lesquels il a payé. Accroupie sur l’aine bouillante du garçon, elle produit un petit mouvement sec du bassin pour l’aider. Et il tombe dans la douce combe rose de la prostituée. Le soir émollient enduit sa conscience, englue ses gestes. Précipitant le désastre, Léo presse les deux pâles lunes qui se soulèvent et retombent sur son corps éperdu. Sa respiration se fait courte avant de se bloquer tout à fait. Ses jambes se tendent. Un courant électrique remonte le long des vertèbres jusqu’à la nuque. Parce que Louisa a négligé de tirer complètement le rideau, il voit les étoiles dans un carré du ciel, et pense qu’elles ressemblent aux morceaux de gomme imprimés sur la chaussée. Le rapport existant entre les astres et la crasse de la voirie est plus évident que l’apparente proximité des corps. Il est pourtant en elle, elle qui consent à lui pour quelques secondes encore. La nuit se dresse puis s’écoule dans une autre nuit plus obscure. Spasme. La honte à nouveau, épaississant la mélasse de la chambre, dont l’odeur a changé. Il ne sait quoi rendre à cette femme et encore moins quoi lui dire. L’étreinte est courte. Comme la parole.
Afficher en entierIl n’ose pas la regarder. Il remonte la rue jusqu’à la boîte de nuit Le Divan du Monde, où s’agglutine un groupe de touristes coréens. Beuglant des borborygmes bizarres, la horde avinée, en transe devant ce temple à fantasmes vanté par tous les guides touristiques, l’oblige à revenir sur ses pas. La prostituée s’agace. – Tu fais quoi, poussin, tu montes ou tu dégages ? Il s’abîme dans son rituel : 41. 42. 43. 44. La fille se décolle du mur jaune et poursuit Léo qui a continué à descendre la rue. Ses talons claquent. Les franges de son sac à main s’agitent dans l’air du soir. Parvenue à la hauteur du garçon, elle le saisit par le bras. – J’ai froid, j’ai presque pas travaillé aujourd’hui. T’as combien ? Il sort de sa poche un billet de 50 euros. – Avec ça, on va pas aller loin. Elle lui serre le bras de plus belle. Il la suit. Le couple disparaît dans le noir de la cage d’escalier. – C’est au sixième, poussin. Ils disent qu’ils vont installer un ascenseur. Mais en attendant, on a intérêt à avoir de bonnes guiboles. Je t’ai repéré en bas tout à l’heure. T’es bizarre. Dis, jamais tu parles ? (Il compte les marches : 115. 116. 117. 118.) On y est. Entre, t’es chez toi.
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