Extraits

Mon nom est Walter Johnson et je suis mort sur le sommet du mont Franklin. Car Alexandra a pris la main de cette chose qui me l’avait ravie, il y a une éternité.

Dans la tempête, le froid et le vent déchaîné, je me suis levé, me suis tenu debout sur ces jambes qui m’avaient tant manqué. Et là, près de l’épave, je glissai la main tendue d’Alexandra dans la mienne. Elle me regardait et me souriait, tandis que le froid, la douleur et tout ce qui me restait d’humain s’effaçaient de mon être. Je me sentais gagner en force et en puissance. Je n’étais plus ce vieil homme malade et l’Esprit des Glaces m’avait redonné mon apparence de ce jour lointain où mon avion s’était écrasé.

Devant nous, l’Esprit s’était mis à marcher et sans hésiter, soudés l’un à l’autre, nous l’avons suivi.

Nous nous sommes enfoncés dans la nuit, ensemble pour toujours.

Dégoûté, épuisé, je retournai dans mon coin, m’y couchant cette fois à même la pierre. Le sol était chaud, le feu propageant bien sa chaleur. Je pleurai sans me retenir, sans me dissimuler. Il m’importait peu qu’elle m’entende, qu’elle découvre combien j’étais devenu pathétique. J’en avais même besoin, au fond. Je faisais mon propre deuil et celui de tout ce en quoi j’avais cru, à tort.

Je m’endormis enfin sur le sol, caressé par les vagues de chaleur émanant du feu. Je priais et rêvais que la mort vienne me chercher, me prenne dans ses bras pour me conduire dans une éternité de silence et de repos. J’en avais assez d’avoir mal, d’avoir des regrets.

La fin était proche et je l’accueillais à bras ouverts.

Nous n’en avions presque pas parlé. Je voulais, avant de mourir, savoir ce que je représentais véritablement pour elle. Sa colère et sa haine à mon égard ne pouvaient pas avoir effacé tous les bons moments, la tendresse et l’amour que nous avions l’un pour l’autre.

Elle me toisa, sans bouger. La lueur des flammes jouait sur son visage, dansait sur ses cheveux blonds et illuminait son regard. Elle était trop belle pour n’être qu’une créature inhumaine. L’avoir perdue était une tragédie.

Je ne sais pas si elle s’était mise à réfléchir, mais elle soutint mon regard durant un bon moment. Entre le vent sifflant dans des interstices invisibles et mon cœur battant à tout rompre, seul le crépitement du feu montait autour de nous.

Finalement, elle leva la tête vers le plafond de la grotte et brisa son silence.

— Le souvenir est vague. Parfois, il m’arrive de ne plus me souvenir, d’être incapable de revoir ma vie d’avant. Avant l’Esprit. Avant ton abandon.

Je voulus protester, mais elle n’avait pas fini.

Il continuait à me ravager; mon corps, sans besoin de sommeil et de nourriture, guérissait et se renouvelait. Durant l’hiver, je trouvais et conduisais des hommes à leur perte, aux mains de cette immondice. L’été, je languissais et patientais en attendant la fin de la saison.

Il me parlait peu, sinon pour évoquer des souvenirs de son passé lointain, des peuplades qu’il avait fréquentées, depuis longtemps oubliées des hommes, ou encore de choses qu’il avait vues.

Il était arrivé avec les glaces qui avaient recouvert une grande partie de l’hémisphère nord, et la glace s’étant retirée, il était resté.

Il ne me questionna jamais, ne voulut rien entendre de ma vie. C’est pourquoi je restai silencieuse.

Notre parcours nous guida partout en Amérique, en Europe et en Asie.

Je découvris de nouvelles grottes, dans des contrées lointaines où il avait vécu avec des humains, bien avant notre ère.

Des milliers d’hommes furent sacrifiés au cours de ces années.

Déjà, je fermais les yeux, incapable de le repousser ou de résister, car j’étais devenue son esclave. Il fondit sur moi dans l’obscurité et le silence de la grotte, son souffle glacial et son corps puissant prenant possession de moi. Il me fit mal, si mal que j’en perdis connaissance, sombrant dans un océan de douleur et de vide, un vide dans lequel la trahison de Walter me déchirait avec encore plus d’acuité.

Encore et encore. La douleur ne disparut jamais, car il la renouvelait avec sadisme et cruauté. Je n’étais rien pour lui, sinon un objet à utiliser.

Mais j’étais devenue incapable de pleurer.

J’arrivai enfin au pied de l’escalier, un escalier si haut, si long, si inaccessible qu’on eût pu croire qu’à son extrémité se trouvaient les lourdes portes donnant sur le paradis où Saint-Pierre serait mon juge. Mais surtout, un escalier infranchissable dans ma condition.

Observant l’escalier, je remarquai un filet d’eau qui ruisselait, par intermittence. Un courant d’air plus frais que la température ambiante vint caresser ma joue. Aucun doute, c’était la voie à suivre pour me libérer. Cette découverte me donna le courage nécessaire pour reprendre ma progression. Au loin, tout en haut, je croyais percevoir des sons étouffés.

M’agrippant de toutes mes forces contre le mur, je parvins à me hisser de quelques marches. Courte pause. Je me remis en mouvement et progressai encore un peu, avant de prendre une nouvelle pause. Ainsi, par étapes, je m’approchais lentement de ma rédemption. Sous moi, le feu semblait se propager avec plus d’intensité et j’entendis quelques déflagrations. Devant, je ne voyais que l’obscurité créée par la fumée qui suivait le même parcours que le mien, qui tentait de s’enfuir. Elle me passait dessus comme un immense monstre marin glissant dans les courants, sombre et rapide.

Tu es la raison de ma présence à ses côtés. Et il est la raison de ma présence ici.

Sa présence, ces hommes qui me donnaient l’illusion d’avoir un but, une mission, ma solitude, les vexations, les violences… Tout cela allait-il vraiment me manquer? En fin de parcours, je réalisais que si elle pouvait me détruire, me priver de tout, m’arracher des cris de douleur et des sanglots interminables, vivait en moi une chose qu’elle ne pouvait changer: mes souvenirs. Souvenirs de cette douce et pure Alexandra de Détroit, cette femme qui m’avait comblé et avec qui j’avais cru pouvoir terminer ma vie.

— Et maintenant? lui demandai-je.

Elle m’observa avec patience, puis me répondit.

C’était tout ce qui me restait, la mémoire, une mémoire terrible et blessée. Je me déplaçai en sautillant sur le lit et rejoignis mon fauteuil, y pris le pantalon de coton que j’enfilai. Je pus ensuite me transférer du lit au fauteuil, sans effort. Elle faisait face à la fenêtre. Elle posa une main sur l’épais rideau, sans l’ouvrir.

Mon cœur cessa de battre et mon sang se figea;

alors qu’Alexandra remuait et qu’un air de panique

se dessinait sur son visage, je sus que nous allions

mourir. Cette pensée atroce envahit mon esprit, occultant toute autre réflexion. Reprenant mes sens, j’offris à Alexandra un sourire que j’espérais rassurant.

— Walter, qu’est-ce qui se passe?

J’étais incapable de lui répondre. Paralysé, je nepouvais articuler la moindre phrase. Devant mon silence, elle hurla à nouveau sa question, m’agrippantle bras avec force. L’avion piqua du nez et entamaalors une chute horrible – le son de l’appareil plongeant vers le sol était terrifiant, assourdissant. Nousétions violemment secoués en tous sens par les tentatives désespérées du pilote pour le redresser.

.. dans mon cerveau survolté, il n’y avait de place que pour les paroles de l’Esprit et les multiples répliques que j’aurais dû lui livrer. Je revoyais maintenant chaque seconde de cet épisode – le crash, Alexandra, l’orignal, la longue marche à travers la forêt –, avec une clarté et puissance qui me désarmaient. Mais je ne parlai jamais à quiconque de l’Esprit des Glaces.

D’ailleurs, qui m’eut cru ?