Extraits

"A quatre pattes, elle examine le semis de gouttes sombres grignotant la neige entre ses paumes écartées. Dans les ténèbres, le sang paraît noir. Ne te retourne pas, s'intime-t-elle. Lentement. Ne te relève pas. C'est encore trop tôt. Sa lèvre supérieure est engourdie, elle a dans la bouche un mélange à la fois brûlant et salé. Elle n'a pas mal, elle n'a pas encore peur, elle est simplement concentrée. Elle a besoin d'une pause pour reprendre ses esprits. Il n'y a rien d'irréparable dans le coup qui l'a jetée à terre ; ce n'est rien de plus que l'instant du choix. Une bifurcation. Ce qui va arriver ne se trouve écrit ou défini nulle part, le cours des événements peut être encore infléchi. Alors elle sent sa tête qui bourdonne, l'incline, crache un peu de sang, écarte même sa main gauche pour ne pas la souiller."

Sans plus se soucier de la perfection de ses quartiers de pommes de terre, Lora examine le visage humide et révulsé de ces trois grandes femmes, dont deux se gondolent, tandis que la troisième sanglote et, sans l'avoir vu venir, elle découvre la ressemblance effrayante entre le rire et les larmes. Les unes comme l'autre aussi invincibles qu'une crise cardiaque, comprend Lora consternée. Comme des convulsions. Si l'on remplissait une pièce de gens pleurant et gloussant pour prendre un cliché, on découvrirait les mêmes bouches tordues et béantes, les mêmes yeux larmoyants, les mêmes paupières bouffies. De l'écarlate, de la transpiration. Des grimaces crispées sans une once de naturel.

Ivan comme objet d'un amour maladif et avide. Cet Ivan-là. L'amitié ne présuppose aucun aveuglement, au contraire. Son essence, son sens même résident dans le fait que, parmi une multitude de gens très différents, nous en choisissons quelques-uns. Peu nombreux. Très souvent de façon aléatoire. Après quoi nous commençons à les aimer et à les accepter les yeux ouverts, sans nous faire d'illusions, juste en échange du fait qu'ils nous connaissent et pardonnent nos faiblesses et nos imperfections. Nos bizarreries et nos péchés. Si nous ne soumettons pas l'amitié à des épreuves inutiles, si nous n'en exigeons pas d'éclatants sacrifices, si nous ne chargeons pas le bouchon trop loin et ne cherchons pas la petite bête, si nous louons sans être jaloux et ne faisons pas preuve d'ingérence dans les affaires de nos amis sans qu'ils nous l'aient demandé, si nous avons de la chance et qu'aucune catastrophe ne se produit, alors nous pouvons voguer pendant des années dans la même direction, côte à côte, au gré des flots, nous approchant ou nous éloignant, mais sans jamais nous quitter longtemps. En éprouvant de la tendresse, une parenté d'âmes, une filiation et allez savoir quoi encore.