Extraits

Enfermé dans l’armure de détachement du directeur de production qui me cuirasse, c’est comme si rien de tout cela ne se passe maintenant, mais que cela s’est passé il y a très longtemps dans une ville du Sud-Ouest il y aura de cela cinquante-trois ans jeudi prochain, ce ne sont déjà plus que des objets pétrifiés, leurs os deviennent de la cire à cacheter, et je me demande dans combien de temps ma patience atteindra sa limite.

Elle passa sa main sur son front large et plat. Grosse conne ! Je ne supporte pas leurs attitudes implorantes. Combien de fois le leur ai-je répété ? Si je lui ai accordé ce rôle, c’est uniquement parce qu’elle m’a supplié. Les archives l’attesteront. Ce n’est pas une actrice. Ce n’est pas une actrice, Kennedy n’est pas un acteur, Connally ne sait pas ce qu’il fait. Il n’y en a pas un seul, à l’exception, peut-être, de Lee Harvey Oswald, qui ait la moindre idée du métier ni de la particulière, de la terrible obligation qu’ils assument tous. Qu’ils assument ! Et je n’ai aucun moyen de le leur expliquer. Certains canaux de communication avec les lumpen sont bloqués. Ils ne sont pas humains.

Je remarque que c’est maintenant au tour d’Oswald de nous rejoindre. Débouchant des tours, il s’amène en courant et en boitant à cause d’une blessure insignifiante qu’il s’est faite, les yeux dilatés. Il a donc vu le fusil tomber. Maintenant, il voit les interprètes agglutinés autour de moi, leur physionomie anxieuse, la façon que j’ai de me tenir l’épaule (je reconnais que j’exagère un peu la douleur pour les impressionner) et il comprend ce qui s’est passé. Il possède un semblant de sensibilité, contrairement aux autres dont le comportement se situe au niveau animal du plaisir et de la douleur. Je ne sais vraiment pas comment il s’est mêlé à ce ramassis, mais de toute façon, il n’est pas indiqué de se perdre en spéculation. Il est là, il est utilisable. Sans lui, la reconstitution serait un fiasco complet.

— Ça va mieux, monsieur ? demande-t-il en s’arrêtant à l’écart des autres.

Ils s’agglutinent en hâte autour de moi : Kennedy, qui bondit à bas de la voiture, Jacqueline, Johnson, Connally, les gardes du corps. J’ai beau avoir quand même réussi à leur fourrer dans la tête qu’il est nécessaire qu’ils restent tout le temps dans la peau de leur personnage, le frémissement de la peur est discernable en arrière-plan dans leur composition. Que feront-ils si je meurs ? Qui prendra leur défense quand les incendiaires passeront à l’action ? Ils semblent affolés. Tant mieux. Il est indispensable qu’ils me témoignent le respect qui m’est dû. Je suis leur seule chance de s’évader de la ville et ma personne est sans prix.

Oswald tire sur Kennedy.

Jusque-là, c’est bon, cette fois, mais ensuite, tout recommence à aller de travers. C’est bien simple, il n’y a rien à faire avec ces gens-là. Cet imbécile de Kennedy a jugé bon de se mettre debout dans la limousine, ce coup-là, et il tombe pesamment sans aucune élégance dans son jeu, s’effondre sur les genoux de Jacqueline parmi les roses qui s’écrasent sous son poids. Explosion de pétales. Oswald, inconscient du désastre et ne pensant, comme tous les autres, qu’à sa propre prestation, balance allègrement son fusil du haut du dixième étage et disparaît de la fenêtre tandis que je me sauve ventre à terre.

Le balcon du troisième du Municipal fait dévier la trajectoire de l’arme qui heurte le mât d’un drapeau par la gauche, percute une gouttière, rebondit en décrivant un arc de cercle et, finalement, manquant mon oreille de quelques centimètres, entre en collision avec mon épaule. Sur le moment, j’ai l’impression que c’est la fin, que je vais mourir là, sur les pavés de la ville, tué par un crétin.

Je n’ai pas cette chance.