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La lettre cachée
Marius Malaguet ne ressentait rien. Jeanne, sa femme, était morte ; et lui, vide. On venait de la porter en terre.
Après les funérailles et les témoignages de sympathie, sincères ou de circonstance, après la collation d'usage, les visiteurs venaient de se disperser. Il était anesthésié, indécis. Sa vie ? Comme avant, nécessairement : la scierie, son travail... En fait : rien, plus personne à aimer...
Marise, la femme de ménage, sa tâche accomplie, était partie. Il l'avait croisée en rentrant après avoir raccompagné Trésor. Son compagnon de guerre, son associé, indéfectible ami, était resté le dernier. Même cette présence l'avait peu réconforté, à peine l'avait-elle touché. Il était perdu, au-delà de la douleur.
Tout le jour, il s'était recroquevillé en lui-même, offrant un visage de pierre, comme lorsqu'il était enfant et qu'on le traitait de bâtard, par habitude. Il était soulagé d'être seul. Il pressentait pourtant le sens désormais écrasant de ce mot.
Il s'arrêta pour contempler la bâtisse baroque qu'il habitait. Un original l'avait construite quatre-vingts ans plus tôt, dans le style italien, avec stucs, corniches et frontons, sans aucun rapport avec le granit sobre des fermes du pays. L'aimait-il ? Elle avait abrité son mentor, un vieux sage, coureur de bois, qui lui avait appris la dignité. Le Gallu, qu'on disait sorcier, avait succombé seize ans plus tôt à la grippe espagnole. Marius avait hérité de sa maison. Jeanne et lui avaient gardé les trésors accumulés par cet aventurier, en particulier de hautes statues de dieux hindous qui impressionnaient les visiteurs.
Il se tourna vers l'allée bordée de grands frênes qui menait au village. À sa gauche, chantait l'Ance. Les pentes de la vallée, boisées de pins, répandaient une subtile fragrance de résine chaude. La canicule s'atténuait avec le soir. En ce 30 juin 1936, il avait trois bonnes heures de jour devant lui avant de pouvoir sombrer dans le néant du sommeil. Qu'en faire ? Désoeuvré, il entra dans la maison. Jeanne et lui la trouvaient trop grande car nul enfant ne leur était venu. Aux yeux des autres, ils semblaient résignés. Illusion : cette damnation s'était enkystée en une douleur sourde qu'ils partageaient sans jamais en parler.
Il erra de pièce en pièce, finit par s'asseoir devant un secrétaire, meuble hors d'âge en merisier patiné dont il aimait la silhouette à la fois élégante et solide. Il le caressa. Il appartenait à Jeanne. S'installer à sa place l'aiderait-il à la retrouver ? Il l'espérait vaguement. Pour l'instant, lui, elle, les autres n'étaient que des silhouettes diffuses.
Il ouvrit l'abattant du dos-d'âne, en soutint le plateau par les tirettes de cuivre, y posa ses mains. Il contenait des papiers qu'il contempla. Nulle indiscrétion, désormais, à fouiller les affaires de Jeanne : cette pensée le troubla. Il sortit les documents, les lut. Ils n'étaient pas d'elle. L'un après l'autre, il tira les petits tiroirs étages, fouillant sans conviction. L'un d'eux s'ouvrait mal. Il voulut le débloquer, le manoeuvra de droite et de gauche, sans forcer, pour ne rien casser. Le coin blanc d'un pli apparut en dessous : c'était lui qui coinçait. Un coupe-papier dépassait d'un pot à crayons. Il s'en servit comme d'un levier, extirpa le tiroir, saisit la lettre et fronça les sourcils. Elle lui était adressée.
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