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Certes, dans mon jeune âge, j'ai espéré et attendu la maternité mais, à peine suis-je devenue femme, que procréer m'est apparu comme la pire des violences. C'est comme si on m'avait dit, pour mon plus grand tourment, que mon coeur, mon cerveau, mon corps, seraient réduits en menus morceaux et distribués à des inconnus, mes futurs enfants. Le châtiment lié au péché originel, ce n'est pas l'enfantement dans la douleur, c'est cet émiettement de l'individu, cette communion forcée, cet oubli de soi, cette façon de donner un sens à son existence en cherchant sa raison d'être dans un autre, singulier, plutôt que dans tous les êtres vivants. Ah! si seulement je pouvais chérir chacun d'entre eux comme mon propre enfant ! Mais, comme cela ne se peut pas, je préfère n'être la mère de personne.
Afficher en entierFini les amoureux crasseux contemplant les étoiles du haut de leur donjon et les demoiselles, vêtues de la même sempiternelle robe, soupirant, le regard rivé sur un pot de basilic. Ces temps-là sont révolus, le monde a perdu toute sa poésie aux yeux des femmes depuis que vous les obligez à s'occuper de leur maison. Préparer un repas, c'est prévoir la quantité de nourriture que vous engloutirez le lendemain, savoir combien il coûtera, de quoi il sera composé, craindre de gaspiller et d'être volé. Dormir, c'est sentir, à chaque inspiration, l'odeur de l'eau de Javel sur la taie d'oreiller ; lire, c'est garder l'oreille à l'affût de la bonne qui surgira pour prévenir que la facture de gaz est arrivée ou que le robinet de la salle de bains s'est cassé ; regarder par la fenêtre, c'est voir les domestiques de la maison d'en face qui battent le tapis.
Afficher en entierEt alors ? Vous croyez qu’en agissant ainsi vous aidez leurs épouses, leurs filles et leurs sœurs ? Elles sont toutes destinées à être louées, encensées en public et rabaissées dans le privé. Les allégez-vous du poids de leur vie quotidienne ? Soulagez-vous leur esprit épuisé par la monotonie de leurs tâches triviales et par l’obligation de mettre au pas leur corps qui galopait, leur cœur qui avait appris à voler et leur âme qui s’amusait à des cabrioles ? Or plus l’homme agit au gré de ses caprices, plus il est considéré, plus il nous écrase, plus il semble généreux. Et plus il court à sa perte, plus il conquiert. Les femmes, en revanche, doivent composer avec un corps qui porte depuis toujours inscrit en lui des échéances, des prescriptions et toutes sortes de mesures de précaution. En vous faisant payer, vous croyez vraiment les défendre ? Vous ne faites que renforcer les barreaux de leur cage, vous leur assignez une valeur marchande et les réduisez à une réalité purement tangible et contrôlable. »
Afficher en entierMais cet idéal de perfection, cet idéal auquel elle a tout sacrifié, désormais ne l’intéressait plus. Rien ne l’intéressait. Elle se sentait de plus en plus distraite et légère ; elle n’aspirait plus à rien, sinon à ployer sous le poids de la vie et à toucher l’échéance suprême. Par moments, il lui arrivait de penser que c’est ainsi qu’avait dû se sentir Jésus en haut de la croix, tout entier concentré sur le poids de son corps qui le tirait vers la terre ; de ce corps qu’il a toujours négligé pour sauver l’âme d’autrui et qui, a présent, se venge, l’accable et, par sa matérialité, lui brise le cœur.
Afficher en entierVoyez comme la vie des êtres humains est cohérente : vous optez pour un rôle et, aussitôt, vous vient le langage correspondant et, avec ce langage, vous devenez l’individu en question.
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