Extraits

Malmenés par le vent, les nuages jouaient avec la lune pleine. L’homme pesta une nouvelle fois. La luminosité insuffisante lui avait caché un rocher sur lequel il avait manqué de trébucher. Il approchait du lieu de rendez-vous. L’angoisse qu’il avait tenté d’occulter durant toute la journée exsudait de chaque pore de sa peau. Minuit moins vingt. Il était en avance et avait le temps de s’accorder une pause pour reprendre ses esprits. Il s’assit sur un bloc de granit et sortit un paquet de cigarettes de sa veste. Il en alluma une et inspira longuement la première bouffée. Il aimait la fumée âcre des Gitanes sans filtre. Il jeta un regard panoramique sur la carrière qui s’étendait à perte de vue : l’origine de la fortune de la famille Karantec ! C’est grâce à elle qu’il pouvait jouir pleinement des plaisirs de la vie. C’est aussi à

cause d’elle qu’il était ici cette nuit… alors que c’est dans le lit d’une femme mariée qu’il baisait chaque mardi soir depuis plusieurs mois qu’il aurait dû se trouver. Chaque médaille a son revers.

Quand son père, Yann, l’avait appelé en fin de matinée, Patrick Karantec l’avait rejoint sans demander d’explication. Avec le vieux, on ne négociait pas, on obéissait. Bizarrement, son père avait l’air particulièrement nerveux. Ce n’était pas dans les habitudes du démiurge qui régnait sur Saint-Ternoc et les environs.

Yann Karantec avait ordonné à son fils d’aller dans la carrière de granit familiale à minuit. Patrick avait essayé de refuser la mission en arguant qu’il avait déjà des obligations. Malheureusement, son père connaissait tout de son agenda hebdomadaire, et même s’il avait effectivement eu un rendez-vous à

l’autre bout de la France, le vieux le lui aurait fait annuler. Patrick avait donc cédé. Il profitait de l’argent familial en tant que directeur commercial largement payé à ne pas faire grand-chose. Il devait, par conséquent, rendre un service de temps à autre.

Yann Karantec avait résumé en quelques mots ce qu’il attendait de lui. Il avait reçu une lettre anonyme au courrier du matin. Son interlocuteur l’avait convoqué le soir même. Il détenait soi-disant de mystérieuses informations. Quand Patrick s’était inquiété d’une tentative de chantage, son père l’avait rabroué. Sa mission était simple : savoir ce que l’inconnu leur voulait. Yann s’occuperait lui-même de la suite des opérations. Patrick avait proposé de se faire accompagner par deux amis de confiance : ils pourraient si nécessaire menacer l’indésirable. La réponse s’était bornée à un silence glacial et méprisant.

Patrick Karantec écrasa le mégot de la cigarette qu’il avait fait durer le plus longtemps possible. Il n’avait jamais brillé par son courage, mais s’en satisfaisait parfaitement. Cette nuit, cependant, il ne pouvait compter que sur lui-même. Il reprit sa marche en regardant avec anxiété la vaste forêt limitrophe. Les légendes bretonnes rabâchées par sa grand-mère avaient laissé des traces. Il se secoua. Il n’allait pas explorer les bois, mais discuter avec un maître chanteur aux intentions louches… et il excellait dans l’art de la négociation.