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Et cela confirme nettement mon intuition que les habitants du pays se divisent bien en trois catégories : Nègres, Mulâtres, Blancs (sans compter les subdivisions), que les premiers -- de beaucoup les plus nombreux -- sont dépréciés, tels des fruits sauvages savoureux, mais se passe volontiers de soins; les seconds pouvant être considérés comme des espèces obtenues par greffage; et les autres, bien qu'ignares, ou incultes en majeure partie, constituant l'espèce rare, précieuse.
Afficher en entierQuand la journée avait été sans incident ni malheur, le soir arrivait, souriant de tendresse.
D'aussi loin que je voyais venir m'man Tine, ma grand-mère, au fond du large chemin qui convoyait les nègres dans les champs de canne de la plantation et les ramenait, je me précipitais à sa rencontre, en imitant le vol du mansfenil, le galop des ânes, et avec des cris de joie, entraînant toute la bande de mes petits camarades qui attendaient comme moi le retour de leurs parents.
M'man Tine savait qu'étant venu au-devant d'elle, je m'étais bien conduit pendant son absence. Alors, du corsage de sa robe, elle retirait quelque friandise qu'elle me donnait : une mangue. une goyave, des icaques, un morceau d'igname, reste de son déjeuner, enveloppé dans une feuille verte; ou, encore mieux que tout cela, un morceau de pain... Derrière nous apparaissaient d'autres groupes de travailleurs, et ceux de mes camarades qui y reconnaissaient leurs parents se précipitaient à leur rencontre, en redoublant de criaillerie.»
Afficher en entierCombien sommes-nous ? Je ne crois pas que nous ayons jamais compté. Nous remarquons bien lorsqu’il en manque : chacun a ses préférés et le signale s’il n’est pas là ; et nous sentons aussi bien quand nous sommes au grand complet.
D’abord les entraîneurs : Paul et ses deux sœurs, Tortilla et Orélie. Gesner, mon bon copain, et Soumane, son petit frère. Romane et Victorine, intrépides comme des garçons ; Casimir et Hector. Et moi-même. Car je compte aussi dans la bande.
Puis toute une traînée de moutards plutôt encombrants en certaines circonstances. De la marmaille, quoi ! qui ne sait même pas courir sans se racler les coudes et les genoux dans la poussière, incapable de grimper aux arbres et de sauter un ruisseau.
Tandis que nous autres, « les grands », on sait les chemins et les endroits où l’on peut pêcher les écrevisses à la main, sous les cailloux chantants des cours d’eau. On sait cueillir des goyaves et défibrer les noix de coco sèches. Et les cannes bonnes à sucer, ça nous connaît.
Or, c’est ce qui compte avant tout pour profiter entièrement de la liberté ensoleillée que nous laisse l’absence de nos parents.
Afficher en entierJe suis imprégné de sommeil, et plus rien ne frappe mes sens. M’man Tine défait un gros paquet de haillons qu’elle étale en couches superposées sur une peau de mouton étendue par terre. Elle me déshabille, je bafouille les mots qu’elle me fait répéter à la gloire de Dieu. Je perçois tout comme du fond d’une eau trouble. Lorsque, enfin, je dis : « Bonsoir, m’man ! » et m’effondre sur mon couchage, je suis comme un noyé remonté à la surface.
Mais, le plus souvent, la journée se terminait mal.
Aussitôt levé, le matin, je ramasse mon matelas de haillons et je vais l’étaler au soleil, sur la grosse pierre devant la case ; car il est presque toujours mouillé par endroits. M’man Tine, alors accroupie dans un coin de la pièce où se trouve un petit réchaud à charbon de bois – bidon récupéré et adapté à sa nouvelle fonction par le talent de quelque bricoleur du cru –, prépare son café. Par la fenêtre de la pièce, la lumière du jour se déverse sur son dos, qui montre une peau fanée à travers les déchirures d’une vieille robe devenue ajourée comme un filet, et qu’elle revêt pour dormir. Sur le feu, l’eau chante dans une petite boîte de conserve, et m’man Tine en arrose très parcimonieusement le petit filtre posé à terre.
Afficher en entierCertains soirs, je n’aimerais pas rester longtemps à attendre le dîner. J’ai faim et je trouve que m’man Tine chante trop au lieu de regarder si le canari est cuit.
Ces soirs-là, ce qui m’est le plus pénible à supporter, c’est le temps que m’man Tine met à préparer la sauce avec laquelle nous devons manger le fruit-à-pain. Comme je la trouve lente à prendre un poêlon de terre, le rincer (oh ! ce qu’elle aime laver et rincer toute chose, m’man Tine !), y hacher les petits oignons, râper de l’ail, aller chercher du thym derrière la case, du poivre dans un des multiples petits papiers pelotonnés dans un coin, du piment et quatre ou cinq condiments encore ! Comme je trouve long le temps que tout cela reste à roussir avant qu’on y verse l’eau de cuisson des légumes, le morceau de morue et les épinards ! Et ce n’est jamais bon d’un seul coup. Toujours un clou de girofle à y ajouter ; et le laisser mijoter un peu plus !
M’man Tine a allumé son lumignon à pétrole, et la table est éclairée au milieu de toutes les ombres, y compris les nôtres qui, démesurément agrandies, pèsent sur les misérables parois de la case.
Elle est assise sur une étroite chaise près de la table ; le grand bol de faïence à bandes bleues et jaunes dans lequel elle mange à même ses doigts, est entre ses genoux, mais elle exige que je dépose mon plat d’aluminium sur la table et que je me serve d’une fourchette, « comme un enfant bien élevé ».
Afficher en entierAlors, elle rangeait sa pipe à côté de son tabac et de ses allumettes, dans la petite boîte de fer-blanc, se levait, prenait son panier sous son bras et entrait dans la case.
Il y faisait déjà sombre. Pourtant, en un clin d’œil, m’man Tine a tout passé en revue, s’est déjà rendu compte si j’ai déplacé quelque ustensile ou causé des dégradations quelconques.
Mais, après des journées comme celle-là, je n’ai nulle crainte. J’ai juste déjeuné de la quantité de farine de manioc et du petit carré de morue salée qu’elle m’avait départis. Je n’ai pas abusé de l’huile, je n’ai pu détecter la boîte à sucre qu’elle a dû mettre dans une cachette repérable par le diable seul. Je n’ai pas brisé de vaisselle, et j’ai même balayé le sol en terre battue de la cabane, pour enlever les poussières de farine tombées pendant mon déjeuner.
Afficher en entierJe restais accroupi auprès d’elle, fixant dans la même direction qu’elle un arbre en fleurs – un macata tout jaune ou un flamboyant sanguinolent – les couleurs que faisait le ciel derrière les mornes(1), de l’autre côté de la plantation, et dont la lueur se reflétait jusqu’au-dessous de nous. Ou bien, je la regardais – à la dérobée – car elle me répétait souvent avec véhémence que les enfants ne devaient pas dévisager les grandes personnes.
Je prenais alors un réel plaisir à suivre les courbes de son vieux chapeau de paille à la forme écrasée par son panier, au bord délavé, ramolli et ondulé par les pluies, et rabattu sur son visage à peine plus clair que la terre de la plantation.
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