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« Madame, commença-t-il, nous avons trouvé ce spécimen coincé entre deux poutres fracassées ; profondément enfoncé dans un petit trou. La première fois, il nous avait échappé. »

Jessica Whitwell fronça les sourcils d'un air dégoûté.

« Et cette... chose mérite notre attention ? »

Comme celles de sa tutrice, les lentilles de contact de Nathaniel ne le renseignaient guère sur ce point : pour lui, c'était un chat sur les trois Niveaux auxquels il avait accès. Mais il devinait de quoi il s'agissait, et la créature avait l'air morte. Il se mordit la lèvre.

Le petit bonhomme fit la grimace et continua à faire osciller le chat.

« Tout dépend de ce que vous entendez par là, madame. Ce qui est sûr, c'est que nous avons affaire à un djinn de basse caste. Laid et mal tenu, en plus ; au sixième Niveau, il dégage une odeur très déplaisante. En outre...

- Je suppose, coupa Jessica Whitwell, qu'il est vivant ?

- Oui, madame. Pour le réveiller, il suffira de lui appliquer le stimulus adéquat.

- Occupe-t'en et disparais.

- Avec joie. » Le petit bonhomme lança sans ménagement le chat vers le plafond, puis pointa un doigt et articula un mot. Un arc électrique vert jaillit de son index, frappa l'animal de plein fouet et le figea tout tressautant dans les airs, hérissé de la moustache jusqu'au bout des pattes. Puis Aneth frappa dans ses mains et s'enfonça dans le plancher. Quelques secondes passèrent. La luminosité verte s'éteignit. Le chat s'abattit au centre du pentacle où, contrairement à toutes les lois connues, il tomba sur le dos. Il resta là un moment, les quatre fers en l'air et la fourrure tout en désordre.

Nathaniel se mit sur pied.

« Bartiméus ! »

Les yeux du félin s'ouvrirent. Il eut tout à coup l'air indigné.

« Pas la peine de crier comme ça. » Il cilla. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

- Rien. C'est toi qui es sur le dos.

- Ah, oui. » Le chat se remit d'aplomb en un clin d'œil. Il lança un regard dans la pièce et vit Duvall, Whitwell et Tallow, impassibles dans leurs fauteuils. Il se gratta nonchalamment avec une patte arrière. « Je vois qu'on a de la compagnie. »

Nathaniel acquiesça. Il croisait les doigts sous son grand manteau noir. Pourvu que Bartiméus comprenne qu'en public il devait le vouvoyer, et surtout, qu'il n'aille pas leur révéler des secrets, comme son nom de naissance, par exemple.

« Fais bien attention à ce que tu vas me répondre, reprit-il. Nous sommes entourés de gens très importants.» Il s'efforça de rendre cet avertissement le plus menaçant possible afin de complaire à ses supérieurs.

Le chat observa un instant les autres magiciens, puis leva une patte et répondit en se penchant d'un air de conspirateur :

« Entre nous, j'en ai vu de plus importants.

- Eux en ont certainement vu de plus importants que toi. Regarde-toi : on dirait un pompon à pattes. »

Le chat prit alors conscience de sa fourrure tout ébouriffée et. avec un feulement contrarié, se métamorphosa instantanément ; dans le pentacle était désormais assise une panthère noire au pelage lisse et luisant qui enroula sa queue autour de ses pattes.

« Bien. Vous désirez entendre mon rapport, je présume ? »

Nathaniel l'arrêta du geste. Tout dépendait de ce qu'allait dire le djinn. S'il n'avait pas pu déterminer la nature de l'ennemi, sa position à lui, Nathaniel, devenait très précaire. Les dégâts étaient presque aussi importants qu'à Piccadilly la semaine précédente, et un gnome messager était d'ores et déjà venu trouver Jessica Whitwell pour lui faire part du courroux du Premier ministre. Ce qui, pour le jeune garçon, augurait très mal de la suite.

« Bartiméus, commença-t-il. Voici ce que nous savons déjà. Ton signal a été capté la nuit dernière devant le musée. Je suis arrivé sur place peu après, avec d'autres représentants de mon ministère. Des activités suspectes ayant été détectées dans le musée, nous avons hermétiquement clos toutes les issues.

- Oui, j'avais remarqué, figurez-vous, répliqua la panthère en dénudant ses griffes avant de se mettre à pianoter d'un air lourd de sous-entendus.

- À une heure quarante du matin, on a vu s'écrouler un des murs intérieurs de l'aile est. Peu après, une créature non identifiée a forcé le cordon de sécurité, tuant au passage les gnomes présents sur les lieux. Depuis, nous avons mené des fouilles, mais sans rien trouver d'autre que toi - et tu étais inconscient.

- Pas étonnant, vu que j'ai reçu tout un bâtiment sur la tête ! » La panthère haussa les épaules. «Vous croyiez peut-être que j'allais me mettre à danser la mazurka dans les décombres ? »

Nathaniel toussa très fort et se redressa de toute sa hauteur.

« Quoi qu'il en soit, reprit-il sévèrement, jusqu'à preuve du contraire, c'est toi qui parais responsable de ces détériorations ; à moins que tu ne possèdes des informations susceptibles de nous faire changer d'avis ?

- Comment ! » La panthère ouvrit de grands yeux offensés. « On m'accuse, moi ? Après ce que j'ai souffert ? Alors que j'ai des contusions sur toute l'Essence ? Y compris dans des endroits où elles n'ont rien à faire ?

- Dans ce cas, dis-nous qui est le coupable.

- Vous voulez dire, qui a provoqué l'effondrement du bâtiment?

- Oui.

- Qui a ravagé le musée avant de vous filer sous le nez ?

- Eh bien, oui.

- Vous me demandez d'identifier la créature qui débarque de nulle part, s'en va comme elle est venue et, tant qu'elle est là, s'enveloppe de ténèbres afin d'échapper aux regards des esprits, des humains et des animaux - à ce Niveau-ci comme aux autres ? Sérieusement... C'est bien ce que vous me demandez ? »

Nathaniel sentit le cœur lui manquer.

«... Oui.

- Facile. Un golem. »

Léger hoquet étranglé du côté de Jessica Whitwell. Petits reniflements méprisants de la part de Tallow et de Duvall. Nathaniel broncha sous le choc.

« Un... un golem ? »

La panthère se lécha la patte, puis lissa sa fourrure au-dessus de son oreille.

« Ouais, c'est comme j'vous l'dis, vieux.

- Tu es sûr de ce que tu avances ?

- Un géant animé, façonné dans l'argile mais dur comme le granit, invulnérable et assez fort pour défoncer les murs ? Qui s'entoure d'obscurité et répand dans son sillage l'odeur de la mort ? Qui tue rien qu'en les touchant les êtres d'air et de feu tels que moi... et qui, en quelques secondes, réduit notre Essence en cendres fumantes ? En ce qui me concerne, ça ne fait aucun doute.

- Tu n'es pas à l'abri d'une erreur, démon », fit Jessica Whitwell avec un geste exprimant toute son incrédulité.

La panthère reporta sur elle ses yeux jaunes. Horrifié, Nathaniel crut un instant que Bartiméus allait lui lancer une de ses insolentes réparties. Mais le démon se ravisa et baissa la tête.

« En effet, madame. Mais j'ai déjà vu des golems, quand j'officiais à Prague.

- Oui. à Prague, il y a des siècles ! » Duvall prit enfin la parole ; manifestement, il n'appréciait guère la tournure que prenaient les événements. « Mais ils ont disparu en même temps que le Saint Empire romain. De mémoire d'homme, la dernière fois qu'on s'en est servi contre nous c'était au temps de Gladstone. Des golems ont forcé nos troupes à reculer jusque dans la Vitava au pied des remparts ennemis. Mais les magiciens qui les dirigeaient ont été repérés et éliminés ; à la suite de quoi les golems se sont désintégrés sur le pont de pierre. Tout ça est dans les annales de l'époque. »

La panthère s'inclina à nouveau.

« Cela se peut, en effet, monsieur. »

Duvall abattit son poing massif sur son accoudoir.

« Non, c'est la vérité ! Depuis le démantèlement de l'Empire tchèque, on n'a plus jamais signalé de golem. Les magiciens qui sont passés dans notre camp n'en ont pas apporté le secret avec eux, et ceux qui sont restés à Prague n'étaient que l'ombre de leurs prédécesseurs ; ils n'exerçaient plus la magie qu'en amateurs. Ce savoir a donc été perdu.

- Pas pour tout le monde, on dirait. » Le djinn balaya le sol de sa queue. « II y avait bien quelqu'un pour guider les faits et gestes de ce golem. Il ou elle guettait derrière l'œil d'observation percé dans le front de la créature. J'y ai vu briller une lueur d'intelligence quand les nuages noirs se sont momentanément dissipés.

- Allons ! » Duvall n'était pas convaincu. « Où vas-tu chercher tout ça ? Ce démon ment ! »

Nathaniel lança un regard à sa tutrice, qui affichait un air soucieux.

« Bartiméus, intervint-il, je t'ordonne de dire la vérité. As-tu le moindre doute ? »

Les paupières de la panthère s'abaissèrent lentement sur ses prunelles jaunes.

« Absolument pas. Il y a quatre cents ans j'ai été témoin des agissements du tout premier golem, créé dans les profondeurs du ghetto de Prague par un grand magicien nommé Loew ; une fois sorti de sa soupente pleine de linceuls et de toiles d'araignées, il devait terroriser les ennemis de son peuple. C'était une créature magique en soi, mais capable de contrer la magie des djinns en maniant l'Essence de la terre avec une puissance considérable. En sa présence, nos maléfices restaient inopérants ; nous devenions faibles et aveugles. Il nous réduisait à sa merci. Et la créature que j'ai combattue cette nuit était de la même espèce. Elle a tué un de mes semblables. C'est l'entière vérité. »

Duvall émit un son incrédule.

« À mon âge, on ne croit plus tout ce que racontent les djinns. Il est évident que celui-ci a tout inventé pour protéger son maître. » II repoussa son verre, puis se leva et dévisagea les autres. « De toute façon, qu'il s'agisse ou non d'un golem, ça ne fait aucune différence. Manifestement, les Affaires internes ont perdu le contrôle de la situation. Nous verrons si mes services s'en sortent mieux. Je vais de ce pas solliciter une audience auprès du Premier ministre. Je vous souhaite le bonjour. »

II gagna la porte à grands pas, raide comme un piquet ; le cuir de ses bottes grinçait. Nul ne dit mot.

La porte se referma. Jessica Whitwell ne broncha pas. Les néons du plafond baignaient son visage d'un éclat peu flatteur. Elle avait le teint encore plus cadavérique que d'ordinaire. Elle se caressa le menton d'un air pensif ; ses ongles longs faisaient un petit bruit sec en frottant contre sa peau.

« Ne traitons pas cette histoire à la légère, déclara-t-elle enfin. Si ce démon dit vrai, nous détenons à présent de précieuses informations. Cela dit, Duvall n'a pas tort d'en douter, même si ses discours visent plutôt à dénigrer nos efforts. Créer un golem, c'est très difficile, voire impossible. Que savez-vous sur la question, Tallow ?

- Pas grand-chose, heureusement, répondit-il en faisant la grimace. Cela fait appel à une forme de magie primitive qui ne s'est jamais pratiquée dans nos sociétés éclairées. Je ne me suis pas donné la peine de creuser le sujet.

- Et vous, Mandrake ? »

Nathaniel se racla la gorge ; les questions de culture générale, il adorait ça.

« Le magicien doit disposer de deux objets dotés d'un grand pouvoir, entama-t-il avec vivacité. Chacun possédant une fonction différente. Premièrement, il ou elle doit détenir un parchemin où est inscrite la formule qui donne vie au golem ; une fois le corps façonné dans de l'argile de rivière, il faut, pour l'animer, insérer ce parchemin dans la bouche du golem.

- C'est juste, fit sa tutrice en hochant la tête. Et cette formule est considérée comme perdue car les maîtres tchèques n'en ont pas conservé de trace écrite.

- Le second objet, poursuivit Nathaniel, est un morceau d'argile spécial, créé par une série de sorts distincts. On le place au milieu du front du monstre, où il contribue à concentrer son pouvoir. Il agit comme un œilleton permettant au magicien d'observer ce qui se passe, comme l'a très justement dit Bartiméus. Le magicien peut alors diriger les faits et gestes de sa créature via une vulgaire boule de cristal.

- Exactement. Donc, si votre démon n'a pas menti, nous devons chercher un individu ayant réussi à se procurer à la fois un œil de golem et un parchemin de vie. De qui peut-il bien s'agir ?

- Mais de personne, voyons ! » Tallow entremêla ses doigts et fit bruyamment craquer ses jointures ; on eut l'impression d'entendre une volée de coups de fusil. « Tout cela est absurde. Ces objets n'existent plus. La créature de Mandrake mériterait qu'on lui administre un Feu Réducteur. Quant à Mandrake lui-même, madame, il doit être personnellement tenu pour responsable de cette catastrophe.

- Vous êtes bien sûr de vous », remarqua la panthère avant de bâiller sans retenue, en dévoilant par là même une denture impressionnante. « II est exact que ces parchemins se désintègrent dès qu'on les retire de la bouche du golem. De plus, le charme veut que le monstre retourne alors auprès de son maître et redevienne argile, de sorte que le corps ne survit pas non plus. Mais l'œil du golem, lui, n'est pas détruit. Il peut resservir maintes fois. Il est donc tout à fait possible que l'un d'entre eux se trouve actuellement ici même, à Londres. Pourquoi avez-vous le teint aussi jaune, au fait ? »

Furieux, Tallow en eut la mâchoire qui se décrocha.

« Mandrake ! Surveillez cette créature, ou vous me le paierez. »

Nathaniel réprima promptement son sourire en coin.

« Bien monsieur. Silence, esclave !

- Oh, pardon, pardon, je ne le ferai plus... »

Jessica Whitwell les fit taire du geste.

« Tout insolent qu'il soit, ce démon a raison sur un point. Les yeux de golem, ça existe. J'en ai vu un moi-même il y a deux ans à peine. »

Julius Tallow haussa un sourcil.

« Vraiment ? Et où cela, je vous prie ?

- Dans la collection privée d'un individu dont nous avons d'excellentes raisons de nous souvenir : Simon Lovelace. »

Nathaniel sursauta et un frisson glacé naquit entre ses omoplates. Ce nom lui faisait toujours autant d'effet. Tallow, lui, haussa les épaules.

« II y a longtemps qu'il est mort.

- Je le sais bien... » Jessica Whitwell semblait préoccupée. Elle se laissa aller contre son dossier et se tourna vers un autre pentacle. semblable à celui de la panthère. La pièce en comptait plusieurs, chacun comportant de subtiles différences. Elle claqua des doigts et son djinn apparut ; cette fois, il était ours de pied en cap.

« Aneth. commença-t-elle. Descends dans la salle des coffres contenant les objets magiques, au sous-sol de la Sûreté du Territoire. Trouve la collection Lovelace et répertorie-la entièrement. Tu y trouveras un œil sculpté dans de l'argile durcie. Apporte-le-moi sans délai. »

L'ours fléchit les genoux, bondit et disparut.

Julius Tallow adressa un sourire onctueux à Nathaniel.

« C'est un serviteur comme celui-ci qu'il vous faudrait, Mandrake. Ni bavard, ni désinvolte, et qui obéisse sans poser de questions. À votre place, je me débarrasserais illico de cette saleté à la langue trop bien pendue. »

La panthère fit aller et venir sa queue sur le sol.

« Chacun ses problèmes, mon vieux. Moi je suis trop bavard, et vous, vous ressemblez à un champ de boutons d'or.

- Ce traître de Lovelace possédait une belle collection... » Jessica Whitwell réfléchissait à voix haute sans tenir compte des hauts cris de Tallow. « L'oeil de golem figurait parmi les articles intéressants que nous avons réquisitionnés à sa mort. Je serais curieuse de l'examiner maintenant. »

L'ours réapparut dans un cliquetis de jointures velues et atterrit avec souplesse au centre du cercle. Il ne tenait rien d'autre que sa casquette, qu'il triturait à nouveau de manière à parfaire son attitude humble.

« Le serviteur idéal, en effet, commenta ironiquement la panthère. Taciturne, obéissant... et parfaitement incompétent. Vous allez voir qu'il a oublié la mission qu'on lui avait confiée. »

Jessica Whitwell fit un geste impatient.

« Alors, Aneth, tu as examiné la collection Lovelace ?

- Oui, madame.

- Comprend-elle un oeil d'argile ?

- Non, madame.

- Figure-t-il parmi les articles répertoriés à l'inventaire ?

- Oui, madame. Il porte le numéro 34 : "Un oeil en argile de neuf centimètres de large, décoré de signes cabalistiques. Fonction : œil de golem. Origine : Prague."

- Bien, tu peux disposer. » Jessica Whitwell fit pivoter son fauteuil pour faire face à ses collègues. « Donc, il y a bien eu un oeil de ce type à Londres. Et il a disparu. »

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Le premier [magicien], alchimiste au temps de la reine Elizabeth, avait transformé du plomb en or devant la cour à l'occasion d'une expérience restée célèbre. Mais on s'était rendu compte par la suite qu'il l'avait truquée en enduisant ses pépites d'une fine couche de plomb qui fondait au contact d'une chaleur modérée. On applaudit son ingéniosité, mais il fut quand même décapité.

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Piccadilly était sens dessus dessous. Entre chez Grèbe et chez Pinn, toutes les boutiques étaient éventrées, et tout ce qu'elles contenaient s'était répandu sur le trottoir par les portes et les vitrines fracassées. Vivres, livres, costumes, objets de toutes sortes gisaient, tristes et hors d'usage, au milieu des morceaux de verre, de bois et de pierre. Dans les bâtiments, c'était encore pis. Ces enseignes étaient anciennes et respectées ; et elles avaient toutes été ravagées. Il n'y avait plus rien à récupérer. Les rayonnages, les comptoirs, les présentoirs et les draperies étaient en pièces, les marchandises précieuses réduites en miettes et enchâssées dans la poussière du sol.

L'ensemble formait un tableau impressionnant, mais surtout très étrange. On aurait dit que quelque chose avait traversé tous les murs mitoyens des boutiques, les uns après les autres, plus ou moins en ligne droite. Si on allait se tenir à une extrémité de la zone dévastée, on voyait jusqu'au bout du pâté de maisons à travers la coque vide des cinq magasins successifs où des ouvriers déblayaient les décombres. Par ailleurs, seul le rez-de-chaussée avait souffert. Les étages supérieurs étaient intacts.

Nathaniel fît tinter le bout de son stylo contre ses incisives. Curieux... Ça ne ressemblait pas aux précédents attentats de la Résistance. D'abord, le phénomène était beaucoup plus destructeur. Et puis sa cause restait à déterminer.

Une jeune femme s'encadra dans ce qui restait d'une vitrine.

« Hé, Mandrake !

- Oui, Fenouil ?

- Tallow veut te voir. Il est ici, dans les ruines. »

Le jeune garçon fronça légèrement les sourcils mais descendit de son tas de gravats en faisant attention où il mettait les pieds, pour ne pas trop salir ses souliers vernis, et passa dans la pénombre du bâtiment dévasté. Un individu petit et râblé, en complet sombre et chapeau à larges bords, se tenait au centre de la boutique détruite. Nathaniel s'approcha.

« Vous vouliez me parler, monsieur ? »

D'un geste brusque, le ministre engloba tout ce qui l'entourait.

« Qu'est-ce que vous en pensez ? Qu'est-ce qui s'est passé, à votre avis ?

- Je ne vois pas du tout, monsieur, répondit vivement Nathaniel. Mais c'est très intéressant.

- Je me moque bien de savoir si c'est intéressant ! aboya le ministre. Je ne vous paie pas pour être "intéressé". Ce que je veux, c'est une explication. Alors, qu'est-ce que ça veut dire, d'après vous ?

- Je ne suis pas encore en mesure de me prononcer, monsieur.

- Me voilà bien avancé ! Je vous signale que le public va exiger des éclaircissements. Mandrake, et que nous devrons lui en fournir.

- Oui, monsieur. Je vais continuer à explorer, et avec un peu de chance...

- Dites-moi au moins qui a pu faire ça ! »

Nathaniel soupira. Le ministre était manifestement à bout. Il craquait. Un attentat aussi hardi le jour de la fête de Gladstone... leurs supérieurs allaient en faire toute une histoire.

« Un démon, monsieur. Les afrits sont capables de ce genre de dégâts. Les marids aussi. »

D'un geste las, Tallow passa une main jaunâtre sur son visage.

« Ce n'était ni l'un ni l'autre. Nos hommes ont envoyé des sphères dans le pâté de maisons alors que l'ennemi était toujours à l'intérieur, et avant de disparaître purement et simplement, elles n'ont signalé aucune activité démonique.

- Pardon, monsieur, mais je ne vois pas comment cela se pourrait. Aucun humain n'est capable d'une chose pareille. »

Le ministre poussa un juron.

« C'est vous qui le dites, Mandrake. Mais franchement, qu'avez-vous réussi à apprendre sur les méthodes de la Résistance, jusqu'à présent ? Pas grand-chose, conclut-il sur un ton où perçait une nuance déplaisante.

- Mais qui dit que nous avons affaire à la Résistance, monsieur ? » Nathaniel s'efforçait de s'exprimer calmement. Il sentait bien ce qui se passait : Tallow allait lui faire porter le chapeau.

« Ce n'est pas du tout sa manière habituelle de procéder, poursuivit-il. Je dirais même que cette opération se situe sur une tout autre échelle.

- Tant que nous n'avons pas plus d'informations, Mandrake, c'est elle que nous soupçonnerons en premier. Car c'est elle qui, d'ordinaire, aime à semer la destruction sur son passage.

- En effet, mais à l'aide de simples globes moiseurs ; les Résistants n'emploient pas les grands moyens. Ils ne pourraient pas pulvériser tout un pâté de maisons, surtout sans l'appui de démons.

- Ils disposent peut-être d'autres ressources, Mandrake. Et maintenant, je veux que vous me fournissiez un compte rendu.

- Bien, monsieur. Je vais me faire un plaisir de vous résumer les événements. » En gaspillant un temps précieux, ajouta-t-il in petto. Il enrageait. Mais il consulta son carnet en vélin et reprit :

« Alors voilà. Aux alentours de minuit, des témoins résidant de l'autre côté de Piccadilly ont appelé la Police de Nuit pour signaler des bruits anormaux chez "Grèbe - Articles de Luxe" à un bout du pâté de maisons. En arrivant, la police a découvert une grande brèche dans le mur du fond ; le meilleur caviar et le meilleur Champagne de M. Grèbe étaient répandus sur le trottoir. Un épouvantable gâchis, si je puis me permettre, monsieur. Entre-temps, on avait entendu des chocs violents chez Dashell, "Au Palais de la Soie", deux portes plus loin. Les agents ont regardé par les vitrines, mais on avait éteint la lumière à l'intérieur et l'origine de ces bruits n'était pas apparente. J'ajoute que ce matin, l'électricité fonctionne sans problème », ajouta le jeune garçon en relevant les yeux.

Le ministre donna un coup de pied agacé dans les restes d'une poupée d'os et d'écaillé qui gisait parmi les lattes de plancher disloquées.

« Et alors ?

- Et alors, cela signifie que ce phénomène inconnu empêche la lumière de sortir. Encore un mystère... Quoi qu'il en soit, le chef de la Police de Nuit a envoyé dans les bâtiments six hommes très entraînés, et plutôt du genre sauvage, monsieur. Ils sont passés par la vitrine de chez Dashell, l'un derrière l'autre, tout près de la source du bruit. Après quoi on n'a plus rien entendu... Puis on a vu six petits éclairs bleus dans la boutique. Pas de grand bruit, rien. Et tout est redevenu noir. Le chef a attendu, mais ses hommes ne sont pas ressortis. Au bout d'un moment les chocs ont repris à la hauteur de chez Pinn. Entre-temps, c'est-à-dire vers une heure vingt-cinq du matin, des magiciens de la Sûreté étaient arrivés ; ils avaient bouclé tout le périmètre au moyen d'un Nexus. On a envoyé des sphères chercheuses dans les magasins, comme vous l'avez dit, mais elles ont presque aussitôt disparu. Peu de temps après, à deux heures moins le quart, quelque chose a percé le Nexus à l'arrière des bâtiments. On ne sait pas quoi car les démons postés à cet endroit se sont envolés aussi. »

Le jeune garçon referma son carnet de notes.

« Et c'est tout ce qu'on sait, monsieur. Six victimes parmi les forces de l'ordre, en plus des huit démons de la Sûreté dont on est sans nouvelles... Ah ! Il faut ajouter l'assistant de M. Pinn. » II lança un coup d'œil au mur du fond, où un petit tas de braises se consumait lentement.

« Naturellement, les dégâts matériels atteignent un montant considérable. »

On n'aurait su dire si Tallow avait beaucoup appris de ce compte rendu. Il émit un grognement irrité et se détourna. Un magicien en costume noir qui arborait des traits tirés et un teint de déterré s'avança dans les décombres ; il tenait une petite cage dorée contenant un gnome assis. De temps en temps le gnome enserrait les barreaux dans ses griffes et les secouait furieusement.

Tallow lança au magicien :

« Alors, Ffoukes. a-t-on enfin des nouvelles de Jessica Whitwell ?

- Oui, monsieur. Elle exige des résultats "et plus vite que ça" - ce sont ses propres termes.

- Je vois. À en juger par l'état dans lequel se trouve ce gnome, peut-on déduire qu'il reste des traces de Pestilescence ou de poison dans le magasin d'à côté ?

- Non monsieur. Il est leste comme un furet, et deux fois plus méchant. Pas de souci à se faire.

- Très bien. Je vous remercie, Ffoukes. »

Avant de prendre congé, ce dernier dit à Nathaniel en aparté :

« Va falloir faire des heures supplémentaires, cette fois, Mandrake. On dit que le Premier ministre n'est pas content du tout. » II s'en alla en souriant de toutes ses dents ; le bruit que faisait le gnome en agitant les barreaux de sa cage décrut progressivement.

Impassible, Nathaniel rangea ses cheveux derrière son oreille et s'apprêta à suivre Tallow, qui se frayait un chemin entre les tas de gravats.

« Mandrake, nous allons à présent inspecter les restes des agents de police. Vous avez pris votre petit déjeuner ?

- Non monsieur.

- Tant mieux. Passons dans la boutique voisine, chez Coots. » Un soupir. « On y trouvait du bon caviar. »

Ils arrivèrent devant le mur mitoyen, complètement enfoncé. Le ministre fit une pause.

« Maintenant, Mandrake, je vous suggère de mettre à profit vos fameuses capacités intellectuelles et de me dire ce que vous déduisez de cette brèche. »

Malgré lui, Nathaniel appréciait ces petites mises à l'épreuve. Il tira sur ses manchettes et fit une moue pensive.

« Cela nous donne une idée de la taille et de la morphologie de l'intrus, commença-t-il. La pièce a quatre mètres de plafond, mais le trou ne mesure que trois mètres de haut ; donc, notre ennemi aussi, selon toute probabilité. La largeur de la brèche étant d'un mètre cinquante, en me fondant sur les dimensions relatives je dirais qu'il peut avoir forme humaine, bien que les proportions soient bien supérieures à la moyenne. Mais le plus intéressant reste la manière dont l'ouverture a été pratiquée... »

Il s'interrompit et se frotta le menton en essayant de prendre l'air intelligent et réfléchi.

« Jusqu'ici, vous ne m'apprenez rien. »

Nathaniel était raisonnablement sûr du contraire.

« Eh bien, si l'ennemi avait utilisé une Détonation ou une autre formule explosive, les briques auraient été pulvérisées, ou du moins réduites en miettes. Or, celles qui restent sont cassées, mais toujours cimentées les unes aux autres par pans entiers, dans l'ensemble. À mon avis il a foncé droit à travers les murs, monsieur ; comme s'ils n'existaient pas. »

II attendit, mais le ministre se contenta de hocher la tête, l'air accablé par un profond ennui.

« Donc ?...

- Donc... » Le jeune garçon serra les dents. On lui demandait de réfléchir à la place de son patron, et cela le mettait hors de lui. « Donc, l'hypothèse de l'afrit ou du marid est encore moins probable - ils auraient tout vaporisé sur leur passage. Non, nous n'avons pas affaire à un démon classique. » II se tut. Tallow n'obtiendrait plus rien de lui.

De toute façon, le ministre semblait satisfait pour l'instant.

« C'est exactement ce que je me suis dit, Mandrake. Exactement. Mais que de questions sans réponses !... Tenez, en voilà encore une. » II enjamba la partie inférieure de la brèche menant à la boutique mitoyenne. Nathaniel suivit, non sans enrager silencieusement. Julius Tallow était un imbécile. Au premier abord, il paraissait content de lui, mais sous la surface, il se démenait frénétiquement pour garder la tête hors de l'eau, tel un nageur qui s'est aventuré en eaux trop profondes. Et quoi qu'il arrive, il n'était pas question que Nathaniel coule en même temps que lui.

Une odeur piquante, désagréable, planait chez Coots. Le jeune garçon tira sa grande pochette multicolore de sa poche de poitrine et la plaça sous son nez. Puis il entra à son tour dans la pénombre de la boutique. Des tonnelets d'olives et d'anchois marines avaient été renversés ; leurs effluves formaient un mélange désagréable avec une autre émanation, plus dense et plus acide. Une vague odeur de brûlé. Nathaniel toussa dans sa pochette.

« Voilà donc les valeureux agents de Duvall », commenta Tallow, sarcastique.

Six cônes de cendre noire et d'os ponctuaient le plancher. Deux crocs typiquement canins pointaient à travers le plus proche, ainsi qu'un os long et fin qui pouvait correspondre à un tibia. Le corps du policier avait été presque entièrement consumé. Le garçon se mordit la lèvre et déglutit.

« Aux Affaires internes, on doit s'habituer à ce genre de spectacle, déclara de bon cœur le ministre. N'hésitez pas à aller prendre l'air si vous ne vous sentez pas bien, John. »

Les yeux du garçon lancèrent des éclairs.

« Non merci, ça ira. Ceci est très...

- ... intéressant ? Je trouve aussi. Ils ont été purement et simplement carbonisés - ou peu s'en faut. Il ne reste guère qu'une dent par-ci, par-là. Et pourtant, chacune de ces petites piles nous en dit long. Prenez par exemple celle-là, près de la porte... Elle est plus dispersée que les autres. Cela signifie que l'homme se déplaçait rapidement, sans doute pour aller se mettre à l'abri. Rapidement, mais pas assez. »

Nathaniel resta muet. Pour lui, le cynisme du ministre était plus difficile à encaisser que les cendres - qui, après tout, n'étaient que de petits tas bien nets.

« Alors, Mandrake ? Qu'est-ce que vous en dites ? »

Le garçon inspira profondément puis consulta rapidement son impressionnante mémoire.

« Ce n'est pas une Détonation, commença-t-il. Ni un Miasme ; ni une Pestilescence - on aurait eu des dégâts beaucoup plus étendus. On pourrait penser à un Inferno...

- Ah oui ? Et pourquoi ça, Mandrake ?

- J'allais dire : sauf qu'on n'observe aucune détérioration dans les parages des corps incinérés. Ils sont les seuls à avoir été atteints de cette manière.

- Je vois. Et vous en concluez ?

- Je ne vois vraiment pas, monsieur. Et vous, qu'en pensez-vous ? »

Tallow aurait-il trouvé quelque chose à répondre ? Nathaniel en doutait ; mais de toute façon, un son de clochette et un miroitement dans l'air vinrent lui sauver la mise. Ces signes annonçaient généralement l'arrivée d'un serviteur. Tallow énonça un ordre et le démon acheva de se matérialiser.

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Comme toujours, évidemment, j'essaie de résister.

Je mets toute mon énergie à lutter contre la traction que je sens s'exercer sur moi, mais la formule est trop puissante ; les syllabes sont comme autant de harpons qui se fichent dans ma substance, la concentrent et cherchent à m'entraîner. L'espace de trois petites secondes, la faible gravité de l'Autre Lieu joue en ma faveur, mais sa résistance s'affaiblit d'un coup et je suis comme le nourrisson arraché au sein de sa mère.

En un temps extrêmement court, mon Essence se comprime, puis s'étire à l'infini ; brusquement expulsée de son habitat naturel, elle se retrouve alors dans un cadre à la fois familier et haï : un pentacle.

Où, conformément aux lois immémoriales, je me matérialise instantanément.

Je n'ai que l'embarras du choix. Voyons, que vais-je être ? Il y a beaucoup de puissance dans cette invocation ; le magicien inconnu qui m'appelle doit avoir de l'expérience. Je doute de pouvoir l'intimider en lui apparaissant sous la forme d'un gobelin malfaisant, genre buggane de l'île de Man, ou d'un spectre aux orbites pleines de toiles d'araignées. J'opte donc pour un aspect délicat, soigné, histoire de l'impressionner par le formidable raffinement dont je suis capable.

Et je dois dire que le résultat est à la hauteur. Je suis une grande bulle iridescente nimbée d'un éclat nacré qui tourne lentement sur elle-même, suspendue dans les airs. Je répands simultanément de subtiles émanations de bois aromatiques tandis que se fait entendre - mais très doucement, comme si elle venait de très loin - une musique éthérée à base de harpes et de violons. Dans la bulle est assise une ravissante jeune fille. Elle regarde tranquillement l'extérieur du pentacle à travers les petites lunettes rondes perchées sur son joli nez.. [1]

... et pousse un cri de rage mêlé de stupeur.

« Toi !

- Écoute-moi, Bartiméus...

- Toi ! » La musique aérienne s'interrompt avec une espèce de rot déplaisant. Les fragrances boisées tournent à l'aigre. La belle jeune fille devient cramoisie, les yeux lui sortent de la tête (on dirait deux œufs pochés). Le verre de ses lunettes se fendille. Sa bouche en bouton de rosé révèle des dents jaunes et pointues qui s'entrechoquent de rage. Des flammèches dansent dans la bulle, qui s'enfle dangereusement, comme si elle allait éclater. Elle tourne si vite sur place que l'air se met à vibrer.

« Écoute-moi une minute !

- On avait conclu un pacte ! On avait tous les deux prêté serment !

- Concrètement, ce n'est pas tout à fait exact et...

- Ah bon ? Tu as déjà oublié ? Pourtant, ça ne fait pas si longtemps, me semble-t-il. Dans l'Autre Lieu je perds le fil, mais tu n'as pas tellement changé. Tu es toujours un gamin ! »

Nathaniel se redresse de toute sa hauteur.

« Je suis un membre éminent du gouvernement, et...

- Tu n'as même pas l'âge de te raser ! Combien d'années ont passé ? Deux, trois peut-être ?

- Deux ans et huit mois.

- Ça te fait donc quatorze ans. Et voilà que tu te remets déjà à m'invoquer !

- Oui, mais attends un peu... À l'époque, je n'ai pas fait de serment, moi. Je t'ai juste rendu ta liberté. Je n'ai jamais dit que...

- ... que tu ne m'invoquerais plus ? C'était sous-entendu. Je devais oublier ton vrai nom et toi le mien. Marché conclu. Et au lieu de ça... » Dans la bulle en rotation, le visage de la belle jeune fille régresse vers le bas de la pente évolutionniste. Le front se bombe en s'alourdissant de sourcils broussailleux, le nez perd de sa régularité, les yeux virent au rouge comme ceux des bêtes sauvages... Les petites lunettes rondes ne sont plus tellement à leur place ; d'ailleurs, une patte griffue les attrape et les fourre dans la bouche de la créature, où des crocs acérés les réduisent en poudre.

Le jeune garçon lève la main.

« Arrête un peu et écoute-moi, tu veux ?

- Pourquoi devrais-je t'écouter alors que je me remets à peine de la dernière fois ? Je ne te cache pas que j'espérais un peu plus de deux ans de tranquillité, après ce que tu m'as...

- Deux ans et huit mois.

- Deux misérables années humaines, ça ne suffit pas vraiment pour récupérer ; j'ai vécu un grave traumatisme, moi. Bien sûr, je pensais bien que tôt ou tard je me ferais à nouveau invoquer par un crétin à chapeau pointu, mais le même imbécile que la dernière fois, ça, j'étais loin de m'en douter ! »

Nathaniel fait la moue.

« Quel chapeau pointu ?

- Tu es stupide ! Tu me ramènes dans ton monde alors que je connais ton nom de naissance. Tant mieux, d'ailleurs - comme ça, je vais pouvoir le crier sur tous les toits !

- Non ! Tu as juré que...

- Mon serment est caduc, nul et non avenu, fini, terminé - retour à l'envoyeur sous pli cacheté, là ! Tu n'es pas le seul à pouvoir jouer à ce petit jeu, mon ami. » Le visage de la jeune fille a entièrement disparu. À sa place, une tête de monstre tout en crocs et en pelage ébouriffé claque des mâchoires contre la paroi de la bulle comme pour chercher à s'en échapper.

« Laisse-moi au moins m'expliquer ! En fait, c'est un service que je te rends.

- Un service, hein ? Ça c'est la meilleure, alors ! Qu'est-ce qu'il faut pas entendre !

- Si tu voulais seulement te taire une seconde pour écouter ce que j'ai à dire !

- D'accord, d'accord. Vas-y.

- Ah, quand même !

- Je serai muet comme une tombe. Ta tombe, en l'occurrence.

- Dans ce cas...

- Tu as intérêt à trouver un semblant de raison valable pour que je condescende à t'écouter. Cela dit, j'en doute.

- Tu vas te taire, oui ? » Le magicien lève brusquement la main et je sens une pression sur la face externe de la bulle. J'arrête illico de râler.

Il inspire profondément, lisse ses cheveux en arrière et tire inutilement sur ses manchettes.

« Bien, commence-t-il. Comme tu l'as très justement déduit, j'ai deux ans de plus. Et en deux ans, j'ai beaucoup appris. Je suis plus raisonnable. Et je te préviens, si tu fais des tiennes je n'aurai pas recours à l'Étau Systématique, cette fois. Oh non. On t'a déjà fait un Retournement Dermique ? Ou un Écartèlement d'Essence ? Oui, sûrement. Vu ta personnalité, tu n'as pas pu y échapper. [2] Tu vois : il vaut mieux ne pas mettre ma patience à rude épreuve.

- Tout ça, on en a déjà discuté. Tu te souviens ? Tu connais mon nom, moi le tien. Tu me files un châtiment, je réplique instantanément. Personne n'est gagnant dans l'histoire. Et on en ressort tous les deux esquintés. »

Le jeune garçon hoche la tête en soupirant.

« Tu as raison. On devrait peut-être se calmer, tous les deux. » Il croise les bras et s'accorde quelques instants pour contempler ma bulle d'un air maussade. [3]

Je le regarde de travers. Il a toujours le même visage pâle. le même air affamé - du moins pour ce que j'en vois, car sa crinière débordante en masque une bonne moitié. Je suis sûr qu'elle n'a pas vu une paire de ciseaux depuis la dernière fois que j'ai posé les yeux sur lui ; ses boucles lui cascadent dans le cou comme les chutes du Niagara - en plus noir et en plus gras.

Quant au reste, il est moins chétif qu'avant, mais ce n'est pas tellement parce qu'il a pris du poids ; on dirait plutôt qu'il a été distendu. Comme si un géant l'avait attrapé par la tête et par les pieds avant de tirer un bon coup et de le planter là, dégoûté : il a le torse grêle comme un fuseau, les membres maigrichons et mal proportionnés, des pieds et des mains qui rappellent discrètement ceux des singes.

Cette allure dégingandée est encore accentuée par son style vestimentaire : costume chic, ajusté au point de paraître peint sur sa personne, manteau ridiculement long, souliers pointus comme des dagues, pochette de poitrine à volants grande comme un drap de lit. On voit qu'il se trouve terriblement élégant.

Cette tenue m'ouvre d'infinies possibilités en matière d'insultes, mais je décide de prendre mon temps. Un rapide coup d'œil circulaire m'apprend que je suis dans une salle d'invocation classique, probablement dans un bâtiment officiel. Le plancher en imitation bois est parfaitement lisse, sans le moindre nœud, sans imperfection d'aucune sorte, donc idéal pour tracer un pentacle. Dans un coin, une vitrine pleine de bâtons de craie, de règles, de boussoles et de papiers. À côté. une autre où sont rangés pots et flacons contenant des dizaines d'encens différents. À part cela, la pièce est vide. Les murs sont peints en blanc. Derrière une haute fenêtre carrée on voit un pan de ciel nocturne ; un bouquet d'ampoules nues projette un éclat terne. L'unique porte est métallique, et verrouillée de l'intérieur.

Parvenu au terme de ses réflexions, le gamin tire à nouveau sur ses manchettes puis fronce les sourcils et prend l'air peiné ; soit il essaie de paraître grave, soit il souffre d'indigestion - difficile à dire.

« Écoute-moi bien, Bartiméus, martèle-t-il. Je regrette sincèrement de devoir te rappeler, crois-moi ; mais je n'ai pas tellement le choix. Ici les choses ont changé, et nous avons tous les deux intérêt à renouer. »

II marque une pause. S'attend-il à un commentaire constructif ? Dans ce cas, il se trompe lourdement. La bulle reste terne et immobile.

« En un mot, la situation est simple, poursuit-il. Le gouvernement, dont je fais à présent partie, [4] prépare pour cet hiver une grande offensive terrestre dans nos colonies américaines. Les combats vont sans doute entraîner beaucoup de pertes humaines. mais comme les colonies en question refusent de se plier à la volonté de Londres, on est bien obligés d'autoriser le bain de sang, malheureusement. Les rebelles sont bien organisés et ont avec eux des magiciens, dont quelques-uns sont assez puissants. Pour les vaincre, nous devrons envoyer sur place un grand nombre de magiciens-guerriers, avec leurs djinns et leurs démons mineurs. »

Voilà qui me fait réagir. Une bouche s'ouvre dans le flanc de la bulle.

« Vous n'avez aucune chance. Tu es déjà allé en Amérique ? Moi j'y ai résidé à plusieurs reprises sur une période de deux cents ans. C'est une immensité sauvage qui s'étend sur tout un continent. On a l'impression que ça ne s'arrêtera jamais. Les rebelles vont se replier pour vous entraîner dans une interminable guérilla en rase campagne. Vous finirez saignés à blanc.

- Nous en sortirons victorieux, mais tu as raison de dire que ce sera difficile. Nous perdrons beaucoup d'hommes et beaucoup de djinns.

- Beaucoup d'hommes, en tout cas.

- Les djinns tombent aussi facilement. Et il en a toujours été ainsi, n'est-ce pas ? Tu as connu suffisamment de batailles dans ta vie. Tu sais bien comment ça se passe. C'est en cela que je te rends service. Le conservateur en chef a consulté les archives et établi une liste de démons qui peuvent se rendre utiles dans la campagne d'Amérique. Et tu en fais partie. »

Une grande campagne ? Une liste de démons ? Je n'y crois guère. Mais je teste le terrain avec prudence, en essayant de lui tirer les vers du nez. La bulle tressaute, ce qui n'est pas sans évoquer l'équivalent d'un haussement d'épaules.

« Ça me va, déclare-t-elle. Ça m'avait plu, l'Amérique. En tout cas, c'est toujours mieux que Londres, cette porcherie qui te tient lieu de ville natale. Au moins, cette saleté d'urbanisation n'est pas arrivée jusque là-bas ; il n'y a que des grandes étendues de prairie et du ciel à perte de vue, avec des monts enneigés qui s'élèvent toujours plus haut... » Histoire de souligner mon enthousiasme, je fais apparaître une tête de bison hilare.

Le gamin m'adresse un petit sourire sans joie que je me rappelle trop bien et que je détestais déjà il y a deux ans.

« Je vois que ton dernier séjour en Amérique remonte déjà à quelque temps. »

Le bison lui jette un regard noir.

« Pourquoi ?

- Parce que là-bas aussi ils ont des villes, maintenant ; elles sont échelonnées le long de la côte est. Il y en a même deux ou trois qui rattrapent Londres par la taille. C'est bien là le problème, d'ailleurs. Au-delà de la ceinture cultivée s'étend la nature sauvage dont tu parles, mais ce n'est pas cela qui nous intéresse. Non, c'est dans les villes que tu te battras. »

Le bison s'absorbe dans la contemplation d'un de ses sabots en feignant l'indifférence.

« Ça ou autre chose...

- Ah oui ? Tu ne préférerais pas travailler pour moi, ici ? Je peux te faire rayer des listes, si tu veux. Le temps d'effectuer une mission de quelques semaines, pas plus. Un peu de surveillance. C'est quand même beaucoup moins dangereux que la guerre.

- De la surveillance, hein ? je lui jette d'un ton cinglant. Tu n'as qu'à demander à un gnome.

- Les Américains ont des afrits, tu sais. »

Bon, ça a assez duré.

« Tu oublies à qui tu parles. Je suis assez grand pour me défendre. J'ai survécu à la bataille d'Al-Arish et au siège de Prague sans que tu me tiennes la main, que je sache. Disons les choses comme elles sont. Tu dois être dans un sacré pétrin ; sinon, jamais tu ne m'aurais rappelé. Surtout sachant les informations dont je dispose - hein, Nat ? »

L'espace d'un instant on dirait qu'il va exploser de rage, mais il se contient juste à temps. Il pousse un soupir de lassitude en gonflant les joues.

« Bon, d'accord. J'admets que je ne t'ai pas seulement fait venir pour te rendre service. »

Le bison lève les yeux au ciel.

« Sans blague.

- Je subis des pressions, et il me faut des résultats rapides. Sinon... » II serre très fort les dents. « II se peut qu'on... se débarrasse de moi. Tu sais, j'aurais nettement préféré invoquer un dém... un djinn mieux élevé que toi, mais je n'ai pas le temps de faire les recherches nécessaires.

- Ça au moins ça sonne vrai ! Ton histoire d'Amérique, c'est du pipeau, hein ? Tu voulais t'attirer mes bonnes grâces. Eh bien, c'est raté. Je ne me suis pas fait avoir. Je connais ton nom de naissance et j'ai la ferme intention de m'en servir. Alors congédie-moi tout de suite, si tu as un gramme de cervelle. Fin de la discussion. » Pour appuyer son propos, le bison pointe son museau vers le ciel et se détourne d'un air hautain dans sa bulle.

Le gamin est tellement agité qu'il trépigne.

« Allez, quoi, Bartiméus...

- Non ! Tu auras beau me supplier, mes oreilles de bison ne t'écouteront pas.

- Je ne m'abaisserai jamais à te supplier, tu m'entends ! » Sa colère se déchaîne. Je suis impressionné par ce déferlement de violence. « Écoute-moi bien, rugit-il. Sans aide, je suis mort. Ça ne te dit peut-être rien, à toi... »

Le bison le regarde par-dessus son épaule en ouvrant de grands yeux.

« Quelle lucidité ! Ma parole, tu lis dans mes pensées !

- ... mais voilà qui t'aidera à comprendre. La campagne d'Amérique est bien réelle. J'avoue qu'on n'a pas dressé de liste, mais si je péris parce que tu ne m'as pas aidé, je ferai en sorte qu'on te recommande auprès du corps expéditionnaire. Une fois là-bas, tu pourras toujours chanter mon nom sur tous les tons ; ça ne t'avancera strictement à rien. Je ne serai plus là pour en pâtir. Voilà, à toi de voir », conclut-il en croisant les bras, une fois de plus. «D'un côté une mission de surveillance toute simple ; de l'autre, le combat au front. Comme tu voudras.

- C'est ton dernier mot ? »

II respire fort et ses cheveux lui retombent dans la figure.

« Oui. Si tu me trahis, ce sera à tes risques et périls. »

Le bison se retourne et le contemple longuement, avec attention. Un peu de surveillance, c'est infiniment préférable à la guerre, en effet - les batailles ont la fâcheuse habitude de dégénérer. Par ailleurs, même si je suis en colère contre lui, je le trouve quand même plus sympathique que la plupart des maîtres. Encore que... pas moyen de dire s'il a changé sur ce plan. Ça ne fait pas si longtemps ; il n'est peut-être pas totalement irrécupérable. J'ouvre l'avant de la bulle comme on défait une fermeture à glissière et je passe la tête au-dehors, un sabot appuyé contre le menton.

« Bon, c'est encore toi qui gagnes, on dirait, je déclare doucement. Il semble que je n'ai pas le choix.

- Pas tellement, non, réplique-t-il en haussant les épaules.

- Dans ce cas, le moins que tu puisses faire c'est de m'expliquer un peu ce qui se passe. Je vois que tu es monté en grade. Quelles sont tes fonctions actuelles ?

- Je travaille aux Affaires internes.

- Ah ? C'était le ministère d'Underwood, ça, non ? »

[1] : Pour le visage, je m'inspire d'une vestale dont j'ai jadis fait la connaissance à Rome et qui faisait preuve d'une admirable indépendance d'esprit. Elle s'appelait Julia et avait coutume de déserter nuitamment la flamme sacrée pour aller parier aux courses de char qui se donnaient au Circus Maximus. Naturellement, elle ne portait pas de lunettes ; c'est moi qui les rajoute pour donner à son visage un peu plus de gravité. Une sorte de licence artistique, quoi.

[2] : C'est triste à dire, mais il a raison. J'ai eu droit aux deux. Le Retournement Dermique est particulièrement contrariant. Il rend les déplacements malaisés et la conversation quasi impossible. En plus, ça fait de sacrés dégâts sur les tissus d'ameublements.

[3] : Ma bulle qui reste à présent suspendue, parfaitement immobile, à un mètre du sol. Elle s'est opacifiée et, à l'intérieur, le montre a disparu dans un souffle.

[4] : Ici, il se remet à lisser ses cheveux en arrière. Ce geste de complaisance prétentieuse me rappelle quelqu'un, je ne sais plus qui.

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Hop ! Hop ! Le squelette les rejoignit d'un bond.

« Ce fichu démon est un peu trop agile. J'ai changé d'avis. Je vais m'occuper d'abord de vous.

- Pourquoi moi ? s'étrangla Jakob. Je n'ai rien fait !

- Je le sais bien, mon cher enfant. Seulement, tu es plein de vie. Et après ce séjour dans l'eau, j'ai besoin d'un peu d'énergie. » II tendit la main - et, juste à ce moment-là, remarqua pour la première fois le nuage qui gagnait discrètement du terrain dans la cour en absorbant la lumière sur son passage. Il scruta la masse de ténèbres, perplexe, en se décrochant la mâchoire.

« Tiens tiens, fit-il tout bas. Qu'est-ce que c'est que ça ? »

Kitty et Jakob reculèrent vers le mur. Le squelette ne leur prêta pas attention. Il fit pivoter son bassin puis se redressa pour faire face au nuage en l'apostrophant dans une langue inconnue de Kitty. Jakob sursauta.

« C'est du tchèque ! lui murmura-t-il. Il lui lance un défi ! »

Le crâne opéra une rotation à 180 degrés et les regarda.

« Excusez-moi une minute, les enfants. J'ai une affaire à régler. Je reviens tout de suite. Attendez-moi là. »

II s'éloigna en cliquetant de plus belle et décrivit un arc de cercle pour aller se tenir au milieu de la cour, sans quitter des yeux - ou plutôt des orbites - le nuage qui s'enflait toujours. Kitty s'efforça de reprendre ses esprits et regarda autour d'elle. Les ténèbres avaient englouti la rue et le soleil n'était plus qu'un disque voilé qui miroitait faiblement dans le ciel. La menace inconnue bloquait l'issue de la cour ; sur les trois autres côtés, rien que des façades aveugles ou percées de fenêtres condamnées. Kitty jura. Avec une sphère, elle aurait pu se forcer un passage ; mais ils étaient entièrement désarmés. Faits comme des rats.

Un léger courant d'air à ses côtés - quelque chose descendait avec légèreté vers le sol. Le démon Bartiméus replia dans son dos ses ailes impalpables et salua poliment Kitty de la tête. La jeune fille eut un mouvement de recul.

« Ne t'en fais pas, lui dit le jeune garçon. Mes instructions étaient de vous empêcher de filer à bord de la limousine. Donc, si vous essayez de vous en approcher, je serai obligé de m'interposer. Mais en dehors de ça, vous pouvez faire ce qui vous chante. »

Kitty fronça les sourcils.

« Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que c'est que tout ce noir ? »

Le garçon répondit avec un soupir de regret :

« Tu te souviens du golem dont je t'ai parlé ? Eh bien, il vient de débarquer. Quelqu'un a décidé d'intervenir. On devine pourquoi. C'est encore à cause de ce maudit Sceptre. » II plongea son regard dans la brume obscure. « Au fait... Qu'est-ce qu'il... ? Non, ne me dites pas que... Si, ce petit imbécile a osé !

- Quoi ?

- Mon cher maître essaie d'activer le Sceptre. »

Plus ou moins en face d'eux, non loin de la limousine, le magicien John Mandrake avait battu en retraite au pied d'un mur et, sans se préoccuper du squelette (il sautait en tous sens devant l'inexorable nuage, qu'il accablait d'insultes), prenait appui sur le Sceptre, la tête baissée, les yeux clos, apparemment endormi. Kitty crut voir ses lèvres former des mots.

« Ça va mal finir, dit le démon. S'il tente une activation simple, sans ajouter de Renforcement ou de Sourdine, il va s'attirer des ennuis. Il est loin de se douter de la quantité d'énergie que contient ce bâton. L'équivalent de deux marids, au moins. Il a toujours été trop ambitieux, c'est ça son problème. » II secoua tristement la tête.

Kitty ne comprenait pas grand-chose à tout cela et s'en souciait encore moins.

« Je t'en prie... Bartiméus - c'est bien ton nom ? Comment sortir d'ici ? Tu peux nous aider ? Tu n'as qu'à passer à travers un mur. »

II la jaugea du regard.

« Et pourquoi ferais-je une chose pareille ?

- Euh... Eh bien... Parce que tu ne nous veux aucun mal. Tu n'as fait qu'exécuter les ordres, et... » Elle ne semblait pas très sûre d'elle.

L'autre se rembrunit.

« Je suis un cruel démon, tu l'as dit toi-même. Même si j'avais envie de vous aider, nous n'avons pas intérêt à attirer l'attention sur nous. Notre ami l'afrit nous a oubliés. Il se remémore le siège de Prague, pendant lequel des golems comme celui-ci ont fait de gros dégâts parmi les troupes de Gladstone.

- Le squelette..., chuchota Jakob. Il fait quelque chose !

- Oui. Planquez-vous. » L'espace de quelques instants, le nuage avait marqué une pause, comme pour observer les cabrioles du squelette déchaîné. Tout à coup, il parut se décider. Des filaments se déployèrent en direction de Mandrake et du Sceptre. Voyant cela, le squelette réagit en levant un bras : un aveuglant ruban de lumière livide alla frapper le nuage. On entendit un coup sourd, comme une explosion derrière une porte blindée, et des fragments de nuage s'éparpillèrent en se tortillant avant de fondre à la chaleur brusquement réapparue du soleil matinal.

Bartiméus sifflota d'admiration.

« Pas mal ! Mais ça ne l'avancera pas à grand-chose. »

Jakob et Kitty retinrent leur souffle. Ils découvraient, dressée au centre de la cour, une silhouette géante ; trapue, mal dégrossie, elle avait forme humaine, en beaucoup plus grand, avec à la place de la tête une espèce de rectangle. La créature semblait désarçonnée par la disparition de son nuage. Elle battait vainement des bras comme pour ramener les ténèbres autour d'elle. Comme cela restait sans effet, elle se mit lourdement en marche, sans prêter attention aux exclamations de joie du squelette.

« Hmm... Mandrake a intérêt à se dépêcher de prononcer sa formule, commenta Bartiméus. Aïe, revoilà Honorius !

- Arrière ! » La mise en garde du squelette se répercuta dans toute la cour. « Le Sceptre m'appartient ! Si j'ai veillé sur lui pendant cent cinquante ans, ce n'est pas pour me le faire dérober par un couard dans votre genre ! Je vous vois bien qui me regardez derrière l'œil de cette créature ! Je vais l'arracher et l'écraser dans mon poing ! » Sur ces mots, il expédia plusieurs décharges magiques au golem, qui les absorba sans paraître en souffrir.

La créature de pierre continuait d'avancer à grands pas. Kitty en distinguait mieux les traits du visage, à présent : deux yeux à peine esquissés, avec juste au-dessus, au milieu du front, un troisième globe oculaire qui roulait d'un côté et de l'autre en luisant comme une flamme blanche. La bouche n'était guère plus qu'un orifice dentelé, purement figuratif. Les paroles du démon lui revinrent en mémoire : c'était là que se trouvait le parchemin magique qui conférait tout son pouvoir au monstre.

On entendit un grand cri de défi. Honorius l'afrit, que l'échec de ses assauts magiques rendait apoplectique, s'était précipité au-devant du golem en marche, dont les proportions gigantesques le faisaient paraître ridiculement petit. Il plia les genoux et sauta. Des bouffées d'énergie magique surgirent de sa bouche et de ses mains. Il atterrit contre la poitrine du golem, les bras noués autour de son cou, les jambes encerclant son torse. Des flammes bleues jaillirent à chaque point de contact. Le golem s'immobilisa brusquement, leva son formidable poing en forme de massue et empoigna le squelette par une omoplate.

Les deux adversaires restèrent longtemps figés dans leur étreinte immobile et muette. Les flammes gagnaient de la hauteur. Une odeur de brûlé se répandit, ainsi qu'une vague d'air absolument glacial.

Puis il y eut un chuintement soudain, assorti d'une explosion de lumière bleue...

... et le squelette vola en éclats.

Une grêle d'esquilles s'abattit sur les pavés.

« Bizarre... » Assis par terre en tailleur, Bartiméus jouait les spectateurs fascinés. « Vraiment bizarre... Honorius n'était pas obligé de faire ça, vous savez. Il s'est montré d'une imprudence suicidaire... Très courageux, j'avoue. Tout cinglé qu'il était, il devait bien savoir qu'il courait à sa perte. Les golems neutralisent nos capacités magiques et pulvérisent notre Essence, même quand celle-ci est enchâssée dans un squelette, comme dans son cas. Très curieux. Peut-être était-il las de ce monde, après tout. Tu comprends ça, toi, Kitty Jones ?

- Kitty... » Cette fois c'était Jakob qui la tirait impatiemment par la manche. « La voie est libre. On peut filer.

- Oui... » Elle jeta un dernier coup d'œil à Mandrake. Les yeux fermés, il récitait toujours on ne savait quelle formule.

« Allez, viens... »

Le golem n'avait plus bougé depuis la désintégration du squelette. Tout à coup, il se remit en mouvement. Son œil actif brilla, pivota, puis se fixa sur Mandrake et le Sceptre.

« Il va y passer », constata Bartiméus. à qui cela ne faisait apparemment ni chaud ni froid.

Kitty haussa les épaules et se mit à longer furtivement le mur à la suite de Jakob.

Juste à ce moment-là, Mandrake leva les yeux. Tout d'abord, il ne parut pas conscient du danger imminent. Puis il aperçut le golem. Un sourire illumina son visage. Il brandit le Sceptre et prononça un unique mot. Une aura nébuleuse composée de traînées rosés et violettes se mit à tournoyer autour du bâton en remontant vers sa partie supérieure. Kitty s'immobilisa. On entendait un faible écho, une vibration - comme si le sol retenait mille abeilles prisonnières ; l'air se mit à palpiter. Les pavés tremblèrent imperceptiblement.

« Ce n'est pas possible, fit Bartiméus. Je ne peux pas croire qu'il ait maîtrisé le Sceptre dès la première tentative. »

Le sourire du jeune magicien s'accentua encore. Il pointa le Sceptre vers le golem, qui hésita. En même temps qu'une joie ineffable, le visage du garçon reflétait les lumières colorées qui jouaient tout autour de la tête sculptée du bâton. D'une voix grave et empreinte d'autorité, Nathaniel articula une formule complexe. Autour du Sceptre, le flux lumineux s'intensifia d'un coup. Kitty plissa les yeux et se détourna. Le golem vacilla. Puis le flamboiement se mit à trembloter en crachotant et réintégra brusquement le bâton avant de se propager le long du bras du magicien. Celui-ci fut soulevé de terre et projeté contre le mur, qu'il heurta avec un bruit mélancolique.

Le garçon retomba sur les pavés, langue pendante, bras et jambes écartés. Le Sceptre lui tomba des mains et sonna sur les pavés.

« J'ai parié un peu vite, dit Bartiméus en hochant la tête avec sagacité. Il ne l'avait pas maîtrisé, finalement. Je me disais aussi...

- Kitty ! » Jakob avait déjà parcouru une bonne distance le long du mur. Il gesticulait frénétiquement. « Dépêche-toi, pendant qu'il est encore temps ! »

Le géant d'argile reprenait sa majestueuse progression vers le corps inerte du jeune magicien. Kitty fit mine de suivre Jakob, puis se retourna vers Bartiméus.

« Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

- Après la légère erreur que vient de commettre mon maître, tu veux dire ? Ma foi, c'est fort simple. Vous allez vous enfuir. Le golem va tuer Mandrake, s'emparer du Sceptre et le rapporter au magicien qui observe la scène derrière cet œil, là.

- Et toi ? Tu ne vas rien faire pour l'aider ?

- Je ne peux rien contre les golems. J'ai déjà essayé une fois. De plus, pendant que vous essayiez de décamper, mon maître a annulé ses précédentes instructions - y compris celle qui m'obligeait à le protéger. Si Mandrake meurt, c'est moi qui me retrouve libre. Alors je n'ai pas tellement intérêt à lui donner un coup de main, à ce crétin. »

Le golem arrivait à la hauteur de la limousine, tout près du corps du chauffeur. Kitty regarda une fois de plus Mandrake, qui gisait, inconscient, au pied du mur. Puis elle se détourna en se mordant la lèvre.

« Moi, la plupart du temps, je ne dispose pas de mon libre arbitre, tu comprends, reprit le démon d'une voix forte, juste dans son dos. Alors dans les rares cas où je peux décider par moi-même, je ne vois pas pourquoi j'agirais contre mon propre intérêt. C'est ce qui fait ma supériorité sur vous, les humains. qui avez l'esprit tellement embrouillé. On appelle ça avoir du bon sens. Et maintenant, va-t'en, ajouta-t-il. Il est très possible que ton immunité ne te protège pas contre le golem. Ça me ferait du bien que tu fasses exactement ce que je ferais à ta place : filer sans demander ton reste. »

Hésitante, Kitty fit quelques pas de plus. puis se retourna.

« Si c'était moi, là, par terre. Mandrake ne viendrait pas à mon secours, dit-elle.

- Certainement pas. Tu es futée, toi. Allez, file et laisse-le crever. »

Elle regarda le golem.

« II est trop grand, de toute façon. Comment veux-tu que j'en vienne à bout ?

- Surtout quand il aura dépassé la limousine.

- Oh, et puis tant pis, tiens ! » La jeune fille se mit à courir non pas vers Jakob, pétrifié de stupeur, mais vers le géant à la démarche pesante, oubliant son épaule douloureuse et les appels désespérés de Jakob. Par-dessus tout, elle refusait d'entendre la petite voix qui, dans sa tête, se moquait d'elle, l'avertissait du risque qu'elle prenait et de la futilité de sa démarche. Elle fonçait tête baissée. Elle n'était ni une démone, ni une magicienne, elle. Elle valait mieux que cela. Elle n'était pas exclusivement mue par la cupidité et l'intérêt personnel.

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J’aime bien Couizole. Elle est fraîche et juvénile (à peine mille cinq cents ans de votre monde à vous).

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"Je pensais bien que tôt ou tard je me ferais de nouveau invoquer par un crétin à chapeau pointu, mais le même imbécile que la dernière fois, ça, j'étais loin de m'en douter!"

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« Bartiméus, commença-t-il. Voici ce que nous savons déjà. Ton signal a été capté la nuit dernière devant le musée. Je suis arrivé sur place peu après, avec d'autres représentants de mon ministère. Des activités suspectes ayant été détectées dans le musée, nous avons hermétiquement clos toutes les issues.

- Oui, j'avais remarqué, figurez-vous, répliqua la panthère en dénudant ses griffes avant de se mettre à pianoter d'un air lourd de sous-entendus.

- À une heure quarante du matin, on a vu s'écrouler un des murs intérieurs de l'aile est. Peu après, une créature non identifiée a forcé le cordon de sécurité, tuant au passage les gnomes présent sur les lieux. Depuis, nous avons mené des fouilles, mais sans rien trouver d'autre que toi - et tu étais inconscient.

- Pas étonnant, vu que j'ai reçu tout en bâtiment sur la tête ! » La panthère haussa les épaules. « Vous croyiez peut-être que j'allais me mettre à danser la mazurka dans les décombres ? » Nathaniel toussa très fort et se redressa de toute sa hauteur.

« Quoi qu'il en soit, repris-t-il sévèrement, jusqu'à preuve du contraire, c'est toi qui parais responsable de ces détériorations ; à moins que tu ne possède des informations susceptibles de nous faire changer d'avis ?

- Comment ! » La panthère ouvrit de grands yeux offensés. « On m'accuse, moi ? Après tous ce que j'ai souffert ? Alors que j'ai des contusions sur toute l'Essence ? Y compris dans des endroits où elles n'ont rien à faire ?

- Dans ce cas, dis-nous qui est le coupable.

- Vous voulez dire, qui a provoquer l’effondrement du bâtiment ?

- Oui.

- Qui a ravagé le musée avant de vous filez sous le nez ?

- Eh bien, oui.

- Vous me demandez d'identifier la créature qui débarque de nulle part, s'en va comme elle est venue et, tant qu'elle est là, s'enveloppe de ténèbres afin d'échapper aux regards des esprits, des humains et des animaux - à ce Niveau-ci comme aux autres ? Sérieusement... C'est bien ce que vous me demander ? »

Nathaniel sentit le cœur lui manquer.

« ...Oui.

- Facile. UnSpoiler(cliquez pour révéler) golem. »

Léger hoquet étranglé du côté de Jessica Whitwell. Petits reniflements méprisants de la part de Tallow et de Duvall. Nathaniel broncha sous le choc.

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Londres : majestueuse et prospère capitale deux fois millénaire qui, entre les mains des magiciens, aspirait à être le centre du monde. Elle y parvenait au moins par la taille, pour avoir bien profité des copieux festins où se gorgent les empires, sans pour autant gagner en élégance...

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- Mon serment est caduc, nul et non avenu, fini, terminé - retour à l'envoyeur sous pli cacheté, là! Tu n'es pas le seul à pouvoir jouer à ce petit jeu, mon ami." Le visage de la jeune fille a entièrement disparu. À sa place, une tête de monstre tout en crocs et en pelage ébouriffé claque des mâchoires contre la paroi de la bulle comme pour chercher à s'en échapper.

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