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Louis était troublé. Pour la deuxième fois depuis ce matin, Fernand coupait court à cette question de retour au front. Était-ce la peur qui retenait ces mots? Il n'était pas trouillard pourtant, mais les mois passés à l'hôpital changeaient un homme, Louis le savait pour l'avoir lui-même éprouvé. Hors du champ de bataille, quand la peur revenait, elle ne vous quittait plus ; elle se changeait même en terreur à certaines heures de la nuit et peu à peu elle attaquait l'esprit.
Afficher en entierMourir tout seul. C'était le pire et la hantise de tous au front : de claboter comme ça, le nez dans la boue, les jambes brisées, dans l'incapacité de se lever pour rejoindre les autres. D'agoniser des heures durant sans personnes à côté. De crever seul au monde. Louis avait vu un sacré paquet d'hommes mourir de cette façon et, certaines nuits, il entendait encore leurs appels remplis de terreur.
P. 185
Afficher en entierLundi 24 décembre, veille de Noël.
- Eh bien, ils ne doutent de rien, les Sammies [soldats américains].
Assis sur son lit, Fernand tenait ouvert devant lui le dernier numéro de L'llustration.
- Mate un peu, dit-il en tournant le journal vers Louis.
Une photographie montrait un poilu au pied d'un arbre, tenant le tronc frêle entre ses deux mains, tandis qu'un homme courbé devant lui bêchait au niveau des racines. Le poilu, un genou à terre, levait les yeux vers le sommet du petit arbre avec une ferveur presque mystique, songea Louis. Fernand tourna le journal vers lui.
- Tiens-toi bien, dit-il en commençant sa lecture d'une voix appliquée : "Plantation de jeunes arbres fruitiers offerts par le Comité américain pour remplacer les arbres mutilés ou sciés par les Allemands dans les régions de la Somme, de l'Oise ou de l'Aisne qu'ils ont évacuées.
p. 133.
Afficher en entierLouis avait envie de lui demander de se taire. Maintenant, il avait sous les yeux le corps disloqué d'Émile, fauché par les balles à l'aube alors qu'il atteignait les barbelés, et qui était resté coincé des heures dans l'entrelacs des fils de fer, à perdre son sang et à agoniser en hurlant. Il entendait de nouveau ses supplications et il se souvenait de l'impossibilité pour l'un d'entre eux d'épauler son fusil afin d'abréger ses souffrances, et il se souvenait de la sueur glacée qui lui coulait le long des tempes, et de Théophile, le petit bleu, qui vomissait tripes et boyaux. Il se souvenait de ce qu'il se répétait intérieurement : "Vas-y, tire, fais-le pour lui, tire." Et son doigt sur la détente qui n'appuyait pas, son doigt qu'il n'arrivait pas à actionner. Finalement, vers midi, un coup de feu était parti sans prévenir. Il venait d'en face.
P. 91.
Afficher en entierLouis savait ce qu'il attendait [l'abbé Jourdin] : il espérait que la commission le déclarerait apte et l'enverrait, enfin, prêcher la bonne parole au front. Si elle ne l'agaçait pas (il avait lui-même connu ce genre d'enthousiasme au début de la guerre), cette exaltation puérile attristait profondément Louis, qui aurait aimé faire comprendre au naïf représentant de Dieu que son maître était absent des champs de bataille, parce que s'il avait été là, comment expliquer qu'il avait laissé faire ce qui s'était fait ?
La vérité, c'est que Dieu n'existait pas, voilà tout.
P. 81.
Afficher en entierIl n'imaginait pas qu'il puisse y retourner [au front]. Cela datait de peu mais il avait recommencé à éprouver un soupçon d'intérêt pour sa vie. Depuis quelque temps, il avait retrouvé un peu de cette sensibilité qu'il croyait avoir perdue dans les premières lignes où il ne leur restait que deux possibilités : devenir indifférent ou devenir fou, même si, à bien y penser, il lui semblait parfois que les deux revenaient au même.
P. 58
Afficher en entierD'après ce que disaient certaines lettres, des ouvriers étaient actuellement en grève du côté de Lyon. Ils réclamaient plus d'argent, eux qui se faisaient déjà entre douze et quinze francs par jour ! Parfois, Louis en venait à penser comme certains qu'il n'y avait dans les tranchées que les PCDF, les Pauvres Couillons Du Front, comme ils se désignaient eux-mêmes les jours de cafard.
P. 33 (édition biblio collège)
Afficher en entierPauvre émissaire mortel d'un Dieu inexistant ...
Afficher en entierHôpital militaire d'Amiens
Août 1917
La lettre arriva un matin, portée par les mains blanches et sèches de soeur Anne. Louis vit tourner la cornette dans l'encadrement du dortoir et la religieuse maigre s'avancer vers son lit d'un pas militaire, tenant devant elle, comme une nouvelle de la plus haute importance, une missive serrée entre le pouce et l'index droit. «Tenez, dit-elle de sa voix ferme, c'est pour vous.» Et elle ajouta, en coulant sur la lettre un regard empli de curiosité : «C'est officiel, on dirait.»
Louis prit l'enveloppe que la bonne soeur lui tendait. Elle lui sembla plus lourde que les lettres qu'il recevait habituellement, fines et toujours promptes à se froisser. Dans les lits voisins, quelques moqueries s'élevèrent.
- Une demande en mariage, Louis ? ricana Fernand.
- Oui, une marraine de soixante-quinze ans en mal de jeunesse ! ajouta Lucien.
Louis haussa les épaules, tournant et retournant l'enveloppe entre ses doigts sans se décider à l'ouvrir. L'en-tête indiquait que la lettre venait de la direction de l'Infanterie, et cela ne lui disait rien qui vaille. C'était à coup sûr des ennuis, et sans doute le plus terrible de tous, en tout cas celui qu'il redoutait le plus : un retour au front.
- Alors, tu l'ouvres ou t'attends la fin de la guerre ? lança Fernand.
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