Extraits

Ce n’était pas de l’ambition vénale, Lenna devait le reconnaître. C’était simplement un projet brillant.

Les sœurs différaient de bien plus que par leurs intérêts. Comme leur mère, Evie arborait un carré brun court et des yeux bleus limpides, tandis que Lenna avait hérité des ondulations blondes de leur père et de ses yeux noisette. Par ailleurs, si Lenna était très féminine, Evie avait toujours eu un côté garçon manqué. Un style sobre à l’excès – en apparence du moins, mais certainement pas dans son attitude. Elle était la personne la plus vive et audacieuse que Lenna avait jamais rencontrée. Trop maligne pour son bien, à dire vrai. Presque fourbe.

Elle approcha d’une commode en bois de rose près de l’entrée où des pensées fanées ployaient sur les rebords d’un vase rempli d’eau croupie. À côté étaient empilées des cartes de visite ornées d’un liseré noir.

— Au bout d’un moment, l’aiguille a commencé à bouger et à pointer certaines lettres, et il a prétendu en interpréter les mouvements. Il a affirmé que l’esprit de mon mari était présent, et que bien qu’il soit en paix, il craignait beaucoup pour ma solitude.

Lenna n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Il était complètement absurde de penser qu’un instrument en métal, quel qu’il soit, puisse communiquer une telle chose. Et c’était une affirmation très pratique, du moins pour Mr Dankworth.

Dans le salon de ma mère, le feu crépita, soufflant ses étincelles et perturbant mes rêveries.

Qu’importe. Je pouvais redessiner dans mon esprit chaque centimètre du corps d’Evie. C’était ce que les souvenirs avaient de plus merveilleux. Les fossettes et le duvet de sa peau, je pouvais m’y replonger pendant des heures, comme si elle était là en cet instant, plantée à la lueur de l’âtre.

Après notre nuit d’amour – mon Dieu comme j’avais attendu ce moment ! –, Evie était restée très silencieuse. Elle ne m’avait rien demandé à voir. Ni livres ni rapports. Une gêne flottait dans l’air alors que nous nous rhabillions.

Ses mots étaient teintés d’une douce résignation. Si ces dernières semaines, Lenna s’était sentie poussée vers l’avant par Vaudeline – comme si sa nouvelle amie persistait face à son scepticisme – elle se rendit que compte que Vaudeline avait maintenant baissé les bras. Au pire moment, puisque Lenna venait tout juste de décider de se délester d’un peu de son obstination pour chercher l’illusion dans le quotidien.

Les deux femmes s’étaient adoucies sur leurs positions. Pourtant, alors que Lenna faisait un pas vers les croyances de Vaudeline, cette dernière semblait prête à renoncer à Lenna.

Le temps avait calmé l’humeur de Lenna, mais pas son scepticisme. Elle était contente d’avoir un bout de croissant à mâcher pour s’empêcher de poser plus de questions sur ces capacités de clairvoyance invisibles et impossibles à prouver. Afin de maintenir la paix entre elles, même après avoir fini de manger, elle resta silencieuse et regarda par la fenêtre le champ gelé, sinistre. Ce paysage, elle le comprenait : le principe du gel, dont on pouvait mesurer la température. Quelque part sous la surface tassée de terre, il y avait des couches de sédiments, comme du grès, et de la roche calcaire. Elle pouvait creuser pour les voir – même s’il fallait descendre très profondément – et en récupérer des échantillons, laisser les sédiments s’émietter sous ses doigts. Elle pouvait même y trouver un ou deux fossiles.

— Tu as trouvé une fiole d’huile phosphoreuse ? avait relevé Vaudeline en s’immobilisant sur le trottoir.

— Oui. C’est un problème ?

Vaudeline avait repris sa marche et s’était éclairci la gorge.

— Je ne porte aucune accusation sur les divertissements de ta sœur ou ses intentions en matière de spiritisme, mais je me dois de te dire que l’huile phosphoreuse est un des outils préférés des escrocs, une des plus évidentes formes de fumisterie en la matière.

Lenna avait eu un mouvement de recul.

— Comment ça ?

— L’huile phosphoreuse est lumineuse, elle brille dans le noir, et les médiums malhonnêtes y trempent souvent des objets pour leur donner une apparence mystique. Certains s’en servent pour peindre des silhouettes humaines sur un mur, ou même des draps. Il n’y a aucune raison pour qu’une véritable médium ait en sa possession ce genre d’accessoire, à moins que son intention ne soit de tromper.

Dans son imagination, au moins, elle pouvait faire disparaître le mur. Elle se sentait téméraire à présent, débarrassée des contraintes de la pudeur, tremblante jusqu’au bout des doigts. Une main sur le mur, l’autre entre ses jambes, elle imagina le lit de Vaudeline à côté du sien, sans barrière pour les séparer. Elle imagina Vaudeline en train de faire exactement la même chose, pensant à elle, ne voulant être ni sa mentore, ni son amie, mais son amante. Elle se souvint de la douceur des lèvres chaudes de Vaudeline sur sa joue, la caresse de son souffle quand elle lui avait souhaité bonne nuit…

Vaudeline s’assit à côté de Lenna, qui se concentra pour regarder droit devant elle, impassible. Quelque part dans l’arbre qui les surplombait, un hibou grand-duc plongea dans les branchages, en quête d’une proie invisible.

Un instant plus tard, Lenna sentit la caresse de doigts fins sur les siens. Ç’aurait pu être un accident. Ils n’avaient fait que l’effleurer. Ou peut-être n’en était-ce pas un. Dans un cas comme dans l’autre, ça n’avait pas d’importance ; Lenna éloigna son bras. Elle n’était pas d’humeur à la réconciliation.

Les deux femmes restèrent silencieuses un long moment, leurs corps séparés par quelques centimètres à peine. Aux yeux de Lenna, le gouffre n’aurait pas pu être plus grand.

Vaudeline s’éloigna de la fenêtre. Un courant d’air froid remplaça la présence chaude de son corps. Son visage affichait clairement la blessure des mots de Lenna.

— C’est toi qui es venue me chercher, et pas l’inverse, dit-elle d’une voix forte.

À présent, elle se taisait. Lenna se demanda si elle refoulait ses larmes, elle aussi. À nouveau.

— Je ne t’ai jamais demandé d’adhérer à tout cela, et ce n’est pas ma faute si ton étroitesse d’esprit t’empêche de croire à tout ce qui n’est pas fait de cailloux.

Étroitesse d’esprit. C’était le genre d’accusations que lui avait adressées Evie plus d’une fois. Lenna ne se souvenait que trop bien de la frustration engendrée par ses querelles insolubles sur l’illusion et les jeux de lumière. Evie et Vaudeline étaient terriblement similaires à ce sujet.

Rien qu’une flopée de souvenirs tendres et une page d’illustrations absurdes que les hommes avaient dessinés sur une feuille volante durant la séance – des symboles qu’ils affirmaient avoir été communiqués par Eloise depuis le monde des morts. Evie était persuadée que ces dessins prendraient un jour tout leur sens, qu’il suffisait de les interpréter. Mais Lenna ? Elle y voyait une farce complète. Si les fantômes existaient, celui d’Eloise aurait communiqué quelque chose de logique. Dieu savait qu’il y avait un nombre incalculable de souvenirs et de secrets qu’Eloise pouvait évoquer par un seul dessin.

— Non, répondit doucement Lenna.

— Malheureusement, ce sont des choses qui arrivent.