Extraits

A l'époque où Ker Fresnel n'était encore qu'un petit trois-pièces salon-cuisine-salle de torture, le roi Embru IV vint y séjourner. Le meublé, exposé au sud, était adossé à un vieux massif pierreux, carcasse arrachée au temps qui avait donné son nom au royaume de Kung-Bohr. La vue était agréable et permettait au monarque d'oublier pour un moment les intrigues de la cour.

-Oui, Maître? De quel noble sujet souhaitez-vous m'entretenir?

Sans un mot, Jon lui avait montré le contenu de la valisette. Retzel en avait aussitôt extrait une paire qu'il avait présentée à la cantonade.

-Faites sur mesure, ces gants de pied à la fois distingués et très personnels se marient fort bien avec les tenues saugrenues qu'affectionne tout bon magicien. Avez-vous remarqué comme les motifs floraux s'accordent avec ceux du bagage?

-Tu plaisantes? s'était étranglé le mage. Et ma pèlerine, mon frac de rechange, mes aiguilles à chignon?

Réalisant d'un coup l'étendue de la catastrophe, il avait supplié, d'une voix presque éteinte:

-Tu n'as pas oublié ma veste prune, au moins?

Il adorait cette chasuble. Elle lui donnait un air docte et plein de bonhomie, tout à fait ce qui convenait à un questeur.

Mutisme accablant du démon.

-Vas tu répondre? avait hurlé Jon.

Du coin de l'oeil, il lui avait semblé que les skorjs avaient sursauté.

-Maître, je n'ai emporté que le strict nécessaire, ainsi que vous me l'aviez ordonné!

-Tu te fiches de moi? Cinquante paires de chaussettes! Cinquante!

-Désoler, c'est tout ce que j'ai pu trouver. Et sans vouloir chipoter, il y en a cinquante-deux.

-Tu ne vas pas me dire qu'il est vital de voyager avec cinquante-deux paires de chaussettes?

-Pour vous, non, mais pour tous ceux qui vous entourent, cela restera indispensable tant que vous garderez la détestable habitude de vous déchausser après une longue journée de marche.

Sur ce, le démon lui avait tourné le dos avec élégance et était retourné à ses cabrioles. Jon e était resté sans voix durant plusieurs secondes.

Finalement, il décida de se battre jusqu'au bout. Le blé n'assisterait pas, de ses milliard d'yeux, au spectacle de son suicide. Au contraire, il offrirait à son tourmenteur le rempart de sa dignité et de son courage. Il décida que ce serait le champ qui, las de l'impassibilité de son jouet, donnerait le coup de grâce et admettrait par ce geste sa défaite.

Il repris brusquement conscience. Il était en train de se noyer.

Il redressa la tête dans un ultime sursaut, toussa et cracha. Il était allongé au beau milieu d'une marre gluante de suc nourricier. Une fois encore, le champ repoussait l'heure de sa mort.

Il entendit d'autres piaillements. Un dizaine de rongeurs arrivaient de l'ouest en courant. Ils rejoignirent leur frère moribond et expirèrent à leur tour en se serrant contre lui.

Cette place ferait-elle office de cimetière pour mulot suicidaire ?

Le petit tas de fourrure gisait non loin du mage. D'autres bestioles survinrent. Elles bâtirent une seconde pyramides près de la première.

[...]

Il ramena son attention vers les monticules. Le manège avait cessé. Les deux colonnes de rongeurs se rejoignaient désormais à hauteur de sa poitrine, en une arche funèbre.

" Ta vie comportera toujours moins de jours qu'il 'y a de grains dans une poignée de sable " proverbe Mehnzotain.

-Nous aviserons à ce moment-là!

-Tu n'as pas encore appris à te méfier de ta curiosité, insista Maek. Elle t'as pourtant déjà assez coûté.

Il baissa le regard vers les deux doigts tranchés de son élève.

-On ne peut apprendre sans risque, répondit Ninfell d'un air dégagé. Vous-même ne seriez pas jamais arrivé jusqu'ici si vous n'aviez choisi d'affronter l'inconnu.

Maek pinça les lèvres. L'élève marquait un point.

L'école T'sank était une chimère? Qu'à cela ne tienne: il allait la fonder.

- Ecoutez-moi bien. Si vous ne tenez pas en laisse votre Abruti-Du-Premier-Cercle, je le fais griller à notre prochaine halte. Vu? Il remplacera les rations qu'il à boulottées.

Il s'interrompit brusquement et se dressa sur ses jambes.

-Où est Retzel?

-Je m'assois dessus, lança Tech.

Jon pensa d'abord que l'officier lui faisait par de son indifférence avec sa délicatesse habituelle, mais en s'approchant du feu, il constata avec horreur que ce dernier lui avait dit a stricte vérité. Un petit bras écailleux dépassait du fessier du sergent en s'agitant faiblement.

-Vous allez le tuer!

-pensez-vous, gronda Tech. Ça fait une demi-heure qu'il gigote et il n'a pas l'air de se fatiguer. Depuis que nous avons fait halte, ce sinistre cabot fait mine de me mettre son pied au derrière. Le voilà satisfait. Je me lèverai quand il arrêtera ses imbécillités.

Un murmure indistinct monta du sol. Tech avala une bouchée sans paraître s'en rendre compte.

-Ne vous inquiétez pas, ajouta-il devant a mine bouleversée du mage, il est bien au chaud. Nous allons enfin pouvoir passer une soirée tranquille.