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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:38:23+02:00

Mais le souvenir le plus insistant qu’aura laissé Lamia Chahine n’est pas celui d’une femme au foyer, rêveuse et un peu romantique. Bien au contraire, elle marqua les esprits par son allure rebelle, par les libertés qu’elle prit et que toléra son mari, voire qu’il encouragea. Il lui apprit assez vite à monter à cheval, et on la vit sur les juments des Khattar, chevauchant à côté de son mari ou passant derrière lui au galop dans la grande allée, puis entre les abricotiers et ensuite au milieu des blés, les cheveux relevés et noués, la gorge nue, lançant des cris et riant en essayant de rattraper Abdallah qui la défiait à la course. Elle l’accompagnait à la chasse en automne, nettoyait ses fusils et les armait, paraît-il. Il lui apprit même à tirer avec un fusil de vingt millimètres. Lorsque Chakib Khattar, le deuxième du nom, le père de Simone, qui s’avéra un grand amateur de séjours sur ses terres de la Bekaa, venait à Kfar Issa, et que, comme son père, il emmenait Abdallah dans ses chevauchées dans la plaine, Lamia les accompagnait. À leur retour, ils s’installaient tous les trois sur la terrasse de la maison, sous l’auvent du ciel brillamment éparpillé, face aux masses vaporeuses des monts de l’Anti-Liban. Elle préparait le repas puis les rejoignait et ils riaient et parlaient fort pendant une partie de la nuit. Tout cela évidemment fit jaser, d’autant que Chakib et Lamia étaient du même âge et paraissaient les enfants d’Abdallah. Les femmes du voisinage ne supportaient pas de surcroît que Lamia vécût aussi longtemps dans ce statut d’épouse nouvellement mariée, libre comme l’air et heureuse. On se demandait pourquoi elle ne faisait pas enfin un enfant et ne se rangeait pas, comme toutes les filles dans sa situation. Lamia haussait les épaules, riait et se moquait de ses congénères, mais finit enfin par tomber enceinte. Cela coïncida avec le séjour des Khattar à Kfar Issa à l’été de 1941. Chakib, marié depuis quatre ans, avait déjà deux filles et sa femme attendait de nouveau un enfant. Or la situation à Beyrouth était un peu tendue à cause du bombardement par les avions britanniques des troupes de Vichy, et des rumeurs de combats circulaient. Chakib avait donc estimé plus prudent d’éviter les chocs à Évelyne et de venir estiver sur ses terres de la Bekaa. Mais durant son séjour, les choses bien sûr ne furent plus ce qu’elles étaient entre lui et le couple des régisseurs. Le jeune homme était devenu le nouveau maître, Abdallah revint à sa réserve et Lamia, appelée pour tenir compagnie à Évelyne Khattar, joua complaisamment la femme de chambre. Trois mois après, et quelques jours avant le départ des Khattar, fin septembre, elle annonça qu’elle attendait elle aussi un enfant. Elle le porta aussi légèrement que tout ce qu’elle faisait et lorsque, plus tard, il lui arrivait de parler de cette période de sa vie, elle affirmait que c’est en voyant la grossesse si paisible d’Évelyne qu’elle avait eu envie de s’accomplir elle-même, alors que l’image des futures mères dans le village lui donnait des frissons. Mais apparemment les gens de Kfar Issa n’écoutèrent ces explications qu’avec un grincement de dents ironique, et les bruits coururent que si Lamia s’était enfin décidée, c’est parce qu’elle savait qu’elle ne pourrait plus courir aux côtés de Chakib Khattar, que c’était fini, que la récréation étant terminée, elle n’avait plus eu qu’à revenir à son mari et lui donner ce que le malheureux attendait depuis leur mariage. Abdallah et Lamia prirent d’abord le parti de hausser les épaules devant les ragots, mais ceux-ci allèrent trop loin et Abdallah résolut de se faire justice de manière exemplaire. Il alla d’abord chez Labib Melhem qui, lors d’une conversation animée quelques jours plus tôt, s’était tu en le voyant arriver. Abdallah, à cheval, s’arrêta devant la maison, appela Labib, mais celui-ci n’osa pas sortir et envoya sa femme. Abdallah la repoussa aimablement sans descendre de sa monture, entra au milieu de la pièce principale où se trouvait réunie la famille stupéfaite et muette, et somma Labib de lui redire ce qu’il racontait ce jour-là, sans quoi il ferait manger son cheval dans le plat où tout le monde se servait. Deux jours après il se rendit à Zahlé, au café de Hanna Qa’i, un abadaye dont le fils était à l’origine du ragot. En le voyant entrer dans le café, le garçon dont le père était absent et qui servait lui-même les clients, eut juste le temps de se jeter sous le comptoir vers lequel Abdallah se dirigea en demandant de sa voix tonitruante où était le fils du patron. Le larbin qui servait la braise des narguilés marmonna des propos incompréhensibles et mit son nez dans ses charbons qu’il ne cessa plus de tisonner. Les habitués, interloqués et pour éviter un drame, cherchèrent à détourner Abdallah de sa colère et surtout du comptoir sur lequel il s’appuyait des coudes. Ils l’interrogeaient, parlaient fort entre eux et avec lui. Mais Abdallah revint à la charge, voulut savoir où était ce petit morveux, puis donna un coup violent de sa cravache sur la table et, devant les appels au calme des clients, sa colère feinte monta d’un cran. Il parla de couper la langue à ce voyou, de le promener monté à l’envers sur un âne. Lorsque Hanna Qa’i revint dans son échoppe, Abdallah redoubla de fureur. « Où est ton fils, ya Hanna, cria-t-il. N’essaye pas de le défendre, tu sais bien ce qu’il raconte partout. » Qa’i ne voulait pas en venir aux mains avec Abdallah qu’il respectait, il essaya de calmer son homologue et d’ailleurs il ignorait effectivement où se trouvait son fils qu’il avait quitté un instant plus tôt. Mais Abdallah ne se tenait plus et en rajoutait, « Si tu prétends que ton rejeton n’a rien à se reprocher, alors qu’il vienne me le dire en face », et cela dura encore quelques longues minutes durant lesquelles les autres clients parlaient tous en même temps pour camoufler les mimiques qu’adressait à son patron le préposé aux braises. Finalement Abdallah donna un dernier violent coup de cravache sur le comptoir et marcha vers la sortie en demandant d’une voix grondante aux habitués de rappeler à ce pauvre garçon que lorsque l’on sait qu’on a dit la vérité et qu’on est capable de se défendre, on ne se tient pas caché sous une table pendant des heures comme un chat échaudé.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:38:15+02:00

Pendant les années où il dirigea le domaine, Abdallah Chahine agit comme les gouverneurs de provinces lointaines qui envoient toujours régulièrement l’impôt à leur souverain, en échange de quoi ce dernier les laisse tranquilles. Il surveillait le travail des grossistes qui achetaient les récoltes, prélevait soigneusement la part des propriétaires et l’envoyait aux Khattar à Beyrouth. Il tenait des comptes scrupuleux de l’argent qu’on lui remettait pour refaire les clôtures, planter des cyprès, s’occuper de la villa et des chevaux. Pour le reste, il vécut paraît-il comme un seigneur, dans la petite maison des régisseurs, mais avec l’espace immense de la plaine pour royaume. Il recrutait à sa guise, surveillait le travail en usant de son verbe haut et de ses plaisanteries abruptes, payait les ouvriers comme il l’entendait, à la semaine, debout sur une table bancale comme dans le Far West, et les tribus qui campaient autour des plantations l’adulaient, le redoutaient ou le détestaient. Lors d’une querelle entre elles autour d’une épouse répudiée et renvoyée, il intervint pour faire l’arbitre, allant d’un campement à l’autre à cheval, un keffieh autour de la tête, suivi de ses neveux et de ses cousins comme un shérif et réussit à mettre tout le monde d’accord, ramenant la femme rejetée chez son mari avant l’arrivée tardive et inutile des policiers de Zahlé, organisant même chez lui, c’est-à-dire sur les terres des Khattar, une réconciliation entre les clans fâchés. Dans la foulée, on tua des moutons, on tira des coups de fusil en l’air et on veilla autour des feux jusqu’à l’aube. C’est avec ce keffieh et à cheval comme les chefs arabes qu’il partit aussi à la recherche de la sainte vaisselle dérobée à l’église non gardée de Deir Hannouche. Il alla jusqu’à Baalbek, fut reçu par l’évêque dans le salon de l’évêché, puis avec sa bénédiction il rencontra des chefs chiites avec qui il prétendait avoir fait des courses hippiques quand il était jeune. Il accompagna le cheikh Hassan Sleiman dans les hameaux alentour et on le vit trois jours après revenir avec le calice et les assiettes dorées enroulées dans de vieux chiffons et les remettre cérémonieusement au curé de Kfar Issa qui voulut célébrer une messe spéciale pour les purifier, ce qui lui valut d’être vertement tancé par Abdallah Chahine.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:38:02+02:00

Il n’est pas très difficile après cela de comprendre pour quelles raisons les habitants de Kfar Issa gardèrent toujours un excellent souvenir de Mkhayel Khattar. Celui-ci vint souvent sur ses terres et y fit ériger la maison plusieurs fois réaménagée ensuite par son propre fils Chakib, le deuxième du nom. Quant à la gestion du domaine, il la confia tout d’abord à Loutfi Mehanna, un vieil homme d’expérience, avant de la laisser à l’entière discrétion d’Abdallah Chahine, son flamboyant fondé de pouvoir, l’homme de confiance à qui pendant quatre décennies furent délégués tous les pouvoirs à Kfar Issa, qui se targua d’avoir contribué par sa conduite et sa fermeté à consolider la fortune des Khattar, et qui était le père de Hamid.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:37:35+02:00

La spéculation et la considérable richesse qu’elle engendra propulsèrent les Khattar, et Mkhayel en personne, à la tête des chefs politiques de Marsad, au temps où le Liban était fondé dans ses limites actuelles. Pourtant, cela ne se fit pas immédiatement. Au sortir de la Grande Guerre, une importante rivalité l’opposait encore au fameux Gebrane Nassar. Les deux hommes figurent côte à côte sur la photo célèbre des notables de Beyrouth entourant le roi Fayçal et le général Gouraud en 1918, et ils seront reçus ensemble à la résidence des Pins. Les maisons des deux familles étaient les plus belles de Marsad, à égalité avec celle des Matar qui se tenait comme tapie au milieu du quartier de Ras el-Nabeh. Celles des Nassar et des Khattar se regardaient à quelques centaines de mètres, l’une orientée vers le sud et l’autre vers l’est, et étaient comme deux bergers au milieu du troupeau des demeures plus basses, celles des artisans et des commerçants de Marsad, encore disséminées au milieu de jardins et de petits vergers qui donnaient au quartier à ce moment une allure de grand village. La rue principale, celle qui allait vers les marchés, était bordée de magasins et c’est là que circulaient les premières automobiles, pétaradant et tintinnabulant sur la terre battue et poussiéreuse. Les cardeurs, les artisans menuisiers, les barbiers sortaient alors sur le pas de leur porte pour voir ça, ils étaient parfois en vêtements européens et parfois en séroual, la moustache touffue et la tête nue parce que les tarbouches étaient suspendus à un clou dans les magasins ou jetés sur une table ou un établi, et ils se délectaient ainsi du spectacle de l’automobile de Gebrane Nassar revenant de la ville ou de celle de Mkhayel Khattar partant le matin vers le port où se trouvait d’abord, en face des docks, sa première entreprise de tranchage qu’il déménagera ensuite à Hay el-Bir, sur les lieux que l’on appellera toujours « l’usine ». La rivalité avec les Nassar perdurera jusqu’à ce que ces derniers, pour des raisons demeurées floues mais sans doute liées à des investissements risqués lors de la crise de 1929, se trouvent dans de graves difficultés financières. Pour la deuxième fois, l’opportunisme des Khattar fonctionna, les faisant bondir dans la hiérarchie sociale, et une deuxième fois par un mariage. Au milieu des années trente, l’une des filles Nassar épousa le fils de Mkhayel, Chakib, deuxième du nom. La légende des familles de Marsad rapporte que Mkhayel fit de cette alliance une condition de son aide aux Nassar, ce qui est possible mais nullement avéré. En revanche, ce qui est sûr, c’est que de ce moment date le début de la domination politique des Khattar sur leur communauté de Marsad, Msaytbeh et Ras el-Nabeh.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:37:24+02:00

Cette fortune, il allait la gérer à partir de Marsad, où, après s’être habitué à ses costumes européens et pour honorer sa femme, il se fit construire une maison sur le côté ouest de la rue principale, au milieu d’un grand jardin, une maison qu’il meubla à l’occidentale. Sa femme fit venir quelques tableaux, des tables avec des dorures et de grands miroirs mais aussi un lit à baldaquin qu’il fallut démonter pour le hisser dans la demeure, ce que des ouvriers firent au milieu de la rue où s’étalaient les grandes colonnes à torsades et les tentures comme des rideaux de scène. Tout ce déballage qui ressemblait à celui d’une fête foraine alimentera longtemps les rêves des habitants du quartier, vivant encore pour la plupart dans des fermes et dormant sur des matelas que l’on déroulait tous les soirs et que l’on repliait tous les matins. Vinrent aussi, dans des convois, des armoires normandes immenses, des machines à coudre et des caisses de vaisselle, tout un mobilier que les Sabbagh expédièrent chez leur fille pour rappeler aux Khattar qu’ils étaient désormais les alliés d’un clan prestigieux, ce à quoi Chakib répondit, paraît-il, de manière décisive en complétant son mobilier par une salle à manger faite sur mesure et si gigantesque, avec ses buffets et sa table pour vingt-quatre, qu’il était entendu que le jour où on voudrait la changer ou la déménager, elle ne servirait nulle part ailleurs. C’est à l’ombre de ces choses gigantesques que durent vivre les enfants de Chakib, et aussi dans la permanente querelle de prééminence entre Marsad et Achrafieh. Ces enfants, on les voyait souvent sortir pour aller en promenade, les deux filles habillées à la manière victorienne et le garçon, Mkhayel, d’abord en culotte courte puis en petit pantalon puis en costume, parce que très tôt son père, pour le soustraire à l’influence qu’il jugeait ramollissante des Sabbagh, l’emmenait avec lui pour lui apprendre à se comporter avec les commerçants à qui on louait des magasins, avec les fournisseurs et avec les menuisiers du souk des bois.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:37:05+02:00

Le quartier de Marsad se situe, comme chacun sait, au sud de la vieille ville de Beyrouth. La rue principale fut longtemps l’axe essentiel reliant la route de Saïda aux marchés de la cité. Traditionnellement habité par des chrétiens orthodoxes que la vieille ville au milieu du

XIXe siècle n’arrivait plus à contenir, et grossi par d’autres migrants chrétiens venus de la montagne ou de Damas, Marsad fut souvent en conflit avec les habitants musulmans de Basta, et ces conflits alimentèrent les récits dans les maisons et les familles de la région. C’est d’ailleurs cette hostilité et cet état de méfiance et de rivalité qui donnèrent leur importance aux divers et célèbres abadayes, ces fier-à-bras aux faits d’armes légendaires qui jouèrent le rôle de défenseurs de la veuve et de l’orphelin au sein de leur communauté, et de défenseurs de leur communauté face aux autres, se mettant aussi aisément au service des chefs politiques, au gré de leur humeur ou des aléas des événements sur le terrain. Or ces aléas furent nombreux dans l’histoire de Marsad, et toujours liés à des affaires de mœurs, de rivalités dans le négoce ou d’alliances plus ou moins réussies entre les familles.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:36:43+02:00

Or c’était évidemment une grosse erreur, car à partir de vingt ans Hamid devint membre du petit groupe d’amis constitué par les garçons et les filles du quartier des villas de Marsad. J’étais moi aussi de ce groupe, j’appartenais même à son noyau le plus ancien, avec Michel Khattar, le frère de Simone, et cette dernière. Hamid n’était pas du même niveau social que la plupart d’entre nous, mais il avait la même éducation et souvent plus de culture que la plupart des gandins que nous fréquentions, ces fils de notables, de négociants et d’hommes politiques. On ne faisait pas un pique-nique ni une sortie sans lui. Non qu’il fût spécialement boute-en-train, au contraire, il était plutôt distant et fier, mais il est des êtres qui ont sur les autres un étrange pouvoir. Hamid était de ceux-là, son regard était plein de panache, sa manière de rire des travers des autres toujours élégante, presque aristocratique. Il était plutôt maigre mais une tension formidable se dégageait de son être, et une intelligence qui nous faisait honte à tous. C’était tout cela qu’aima Simone, Simone dont je fus moi-même très tôt amoureux comme la plupart d’entre nous, à cause de ses yeux orageux, du reflet prune de ses cheveux, de ses mains fines et douces comme des fleurs de lotus. Mais si elle m’aimait comme un frère, sa préférence alla toujours à Hamid, je l’avais plus ou moins remarqué au temps où nous étions encore lycéens, et c’est un jour, au Club sportif de Marsad où tout ce monde jouait au tennis que, de l’avis de la plupart des témoins de leur idylle fameuse, ils auraient franchi le pas décisif. Avant cela, Simone se mettait toujours près de lui quand à bord de deux ou trois voitures nous partions faire une visite ou un déjeuner sur l’herbe et elle riait alors plus volontiers, elle était plus volubile, le complimentait sur ses chemises ou son canotier. Et lui, qui de tout temps aima son regard moqueur et son rire, sentait son cœur s’effriter chaque fois qu’elle lui ouvrait la voie, lui posait une question qui réclamait une réponse ambiguë, chaque fois qu’elle voulait partager la même étroite banquette dans l’obscurité bruyante de la Cave des Rois où l’on jouait du jazz, ou l’accompagner quand il fallait redescendre vers les voitures lors d’un pique-nique parce que l’on y avait oublié un sac ou un canif dans une boîte à gants et que personne d’autre ne voulait y aller à cause de la chaleur. Finalement, un jour au Club sportif de Marsad, sous les eucalyptus, la chose fut scellée. Peut-être voulut-il lui apprendre à soigner son revers, ou à calculer la trajectoire d’un smash. Il lui fit une démonstration, puis se plaça derrière elle et prit sa main pour l’aider à dessiner le geste requis, elle fit mine de ne pas comprendre, de ne pas savoir, de vouloir encore mieux faire, ils rirent tous les deux, il lui dit un mot doux, elle répondit par une épigramme, il agréa, l’enveloppa, allongea son bras le long du sien, enserra dans la sienne sa main serrant la raquette et se mit à la diriger plus intimement et ce fut comme une petite danse, une valse à l’envers, jusqu’à ce que, irrésistiblement, elle pressât sa tête contre son épaule, mais furtivement, parce qu’il y avait du monde et des regards avides du côté de la buvette. Après cela, je ne sais pas quand, un soir peut-être où Fernand Tabet les ramenait d’un dîner à Ras Beyrouth et les laissait à minuit au bout de la rue qui menait devant le portail des Khattar, ou bien un jour au cours d’un pique-nique où ils prétextèrent d’aller voir si la pastèque dans le cours d’eau était assez froide et se cachèrent alors fugacement derrière un gros mûrier, ils se firent leurs premiers baisers, accompagnés de tâtonnements fiévreux, lui par-dessus sa jupe aux motifs colorés et à travers son chemisier, elle par-dessus son pull-over et son pantalon de toile, de tweed ou de velours côtelé.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:36:33+02:00

Ce à quoi ne pouvait sans doute s’empêcher de penser Chakib Khattar à ce moment, au milieu du magma de songes qui l’assaillait, au sein d’images indomptables et folles de sa fille cadette, sa préférée et de loin, c’était à Hamid Chahine, qui avait eu l’audace inouïe de le défier. De ce jeune homme qu’il connaissait très bien, trop bien peut-être, il revoyait parfaitement la figure, les attitudes, la tenue, il entendait sa voix, il entendait à nouveau résonner les paroles qu’il avait tenues quand il s’était trouvé là, assis devant lui, dans le même fauteuil que l’une de ces petites femmes de Marsad, venue en pleureuse aujourd’hui, vêtue de noir, en chignon. Et ces détails, ce grain de voix, ce regard doux, posé mais ferme et par moments dur et ironique, ce costume un peu trop grand pour lui, mais en définitive seyant et que Chakib avait jugé avoir été prêté à Hamid par un ami, tous ces détails auxquels il n’avait pas accordé la moindre importance sur le moment, Chakib Khattar les voyait soudain resurgir dans sa mémoire avec une netteté effrayante, comme s’il les avait involontairement tenus en réserve, intacts, dans un coin de sa mémoire, sachant devoir un jour les faire redéfiler devant lui, pour les regarder d’un autre œil. Au sein de tout ce qu’il savait sur ce garçon, au milieu de toutes les images qu’il avait de lui, mangeant à sa table, hébergé chez lui, là-haut, dans une des chambres de la demeure immense, travaillant en face de lui à l’usine où il l’avait embauché pour un poste important, une seule lui revenait qui abolissait toutes les autres, qui les rendait toutes fausses, comme si le jeune homme s’était soudain montré là sous son vrai jour, et que tout le reste n’avait été que tromperie : celle de l’entretien qu’ils avaient eu tous les deux, le jour où Hamid était venu lui parler de sa fille, comme on dit ici. Car il était en effet impensable que Chahine ait enlevé Simone, et que celle-ci ait accepté de partir ainsi, sans qu’au préalable il y ait eu de la part des deux amants une tentative pour obtenir selon les règles ce que finalement ils allaient arracher par la force. Or la rencontre avait eu lieu et on peut facilement l’imaginer, tant il y en eut de semblables à Marsad et dans tout le Liban. Voici Hamid Chahine qui entre dans le salon où quelques semaines plus tard les Khattar et tous les clans alliés se tiendront après l’enlèvement. Ce n’est pas la première fois qu’il y met les pieds, loin s’en faut, mais il est sans doute si tendu, ce qu’il vient demander est tellement en rupture avec tout ce qui a toujours été convenu implicitement entre lui et les Khattar, que c’est comme s’il découvrait le mobilier moderne, les tapis de Kachan, l’argenterie sur les dressoirs et les porcelaines sur les tables. Au milieu de tout cela, Chakib Khattar est assis dans un grand canapé, et sa femme dans un fauteuil, elle très curieuse, lui volontairement renfrogné, et tous deux dans des vêtements de soirée, parce qu’ils ont un dîner et ont accepté de recevoir pour cinq minutes le garçon, à la demande de Simone. Cette trop brève concession est de mauvais augure, et sans doute Hamid ne se fait-il aucune illusion, mais il est venu malgré tout, sur l’insistance de Simone, vêtu de ce costume mal taillé mais qui lui donne quand même de l’allure, et sans doute Chakib est-il surpris par l’assurance du regard, par les mots que son employé prononce en entrant, par son regard sombre et sérieux. Néanmoins le notable ne bouge pas de son canapé, il agit comme si Hamid comparaissait pour la première fois devant lui, il fait juste un signe au garçon, comme il le fait habituellement aux membres de sa clientèle, à ses contremaîtres, à ses chauffeurs quand ils ont une doléance ou viennent lui faire un rapport, et cela ulcère profondément Simone qui se sent directement humiliée et en veut profondément à son père, car cette manière de s’adresser à Hamid comme s’il était un étranger est un message à elle envoyé. Entre-temps, Hamid a opéré une petite torsion du buste en avant pour saluer, comme s’il était face à des étrangers, et s’est assis dans un fauteuil que Chakib lui a désigné. Il y a ensuite un moment de silence gêné, puis Chakib, de sa voix grave, toujours cérémonieuse, dit à Hamid en le regardant fixement de ses yeux bleus et durs qu’il a accepté de le recevoir sur la demande insistante de Simone, il dit cela comme s’ils ne s’étaient pas vus tous les deux le matin même, à l’usine, comme si entre eux il n’avait pas été question des dernières commandes de marbre ou d’une livraison en retard au port. Puis il se tait, et Hamid se sent alors probablement devant une sorte de précipice vertigineux, de vide inouï dans lequel il doit se jeter, de silence dans lequel il va devoir parler, sans appui ni secours, et tenir des propos qui soudain peut-être lui paraissent osés et absurdes. Sans regarder Simone, pour ne pas lui dévoiler son désarroi et sa colère d’avoir été conduit dans ce piège, mais désireux surtout de ne pas démériter à ses yeux, il laisse passer un moment, puis se lance, et annonce ce qu’il a à annoncer, il fait la demande pour laquelle il est venu, non pas, certes, une demande en mariage, ce serait grotesque, mais une demande de fiançailles, déclarant par civilité, pour clore son petit discours en montrant qu’il n’est pas naïf, et pour ne pas laisser Chakib le surprendre et l’humilier, que sa demande peut paraître outrecuidante, qu’il n’a pas pour l’instant les moyens d’offrir à Simone le train de vie auquel elle est habituée, mais qu’il a étudié la question, qu’entre la jeune femme et lui, il y a des choses indéfinissables, bien au-delà des simples détails matériels, et que de toute façon jamais il ne laissera sa future femme déchoir, qu’il la rendra plus heureuse que n’importe quelle épouse. Puis il se tait et le silence pénible, lourd, culpabilisant se réinstalle, laissant ses propos suspendus, puis leur impact retomber lentement, mollement, et tout alors lui paraît ridicule, dépourvu de sens, et, d’après ce que j’appris plus tard sur cette scène, Hamid Chahine en garda toujours un souvenir cuisant, et le plus insupportable de sa vie. Chakib, qui a écouté en silence, la lèvre inférieure remontée sur la lèvre supérieure dans une moue dubitative, les sourcils froncés comme dans une attitude de préoccupation extrême, mais le regard ailleurs, Chakib finalement, sans bouger, revenant simplement de sa distraction vers le propos tenu dans son salon et qui en définitive lui semble oiseux, fixant de ses yeux d’aigle ou de loup le malheureux prétendant, lui demande froidement, presque avec mépris, s’il n’a pas de famille. La question est d’autant plus glaçante que Chakib connaît parfaitement Abdallah Chahine, le père de Hamid, il l’a chargé de gérer pendant des décennies et jusqu’à sa mort les terres agricoles des Khattar à Kfar Issa, sans compter que le notable sait aussi qui sont les oncles du jeune homme, sa mère, ses tantes. Hamid, qui a saisi le sens de la question, sans se démonter mais sous le regard atterré de Simone, répond oui, bien sûr, et Chakib, sans transition, lui demande : « Alors, que pense ta mère de tout cela ? » « Elle n’en pense rien, je ne l’ai pas mise au courant, ceci est mon affaire et celle de personne d’autre », répond Hamid qui s’interrogera toujours pour savoir s’il réussit à ce moment à faire cette réponse à cause de sa colère rentrée ou parce qu’il était habitué à Chakib, c’était son patron et il avait souvent avec lui des discussions, même si celle-ci semblait devoir être la dernière. À ce moment, il apparaît clairement à Simone que tout est définitivement compromis et elle lance à son amant des regards suppliants. Sans cesser de fixer Hamid, Chakib se lève alors en déclarant : « Je suis certain, et tu le sais parfaitement, que ta mère désapprouverait aussi bien que moi ton projet. » Puis, sans attendre la réponse, il déclare que l’entretien est terminé et qu’il ne veut plus entendre parler de tout cela.

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Extrait ajouté par ilovelire 2016-10-16T21:36:22+02:00

Le quartier en avait connu d’autres, bagarres entre chefs de clan, fusillades, intrusions des habitants de Basta ou meetings politiques houleux, mais rien ne marqua davantage les esprits que l’enlèvement de la fille cadette de Chakib Khattar, au matin de cette journée de mai 1964. Pourtant, la fille du notable n’avait pas fui avec un musulman de Basta, ni avec un pauvre hère sans famille, venu d’ailleurs et qui l’aurait enjôlée, elle avait simplement disparu en compagnie de Hamid, bras droit de Chakib à l’usine et fils d’Abdallah, le régisseur des biens des Khattar. Lorsque le bruit s’en répandit, les scénarios se multiplièrent, ainsi que les histoires sans queue ni tête, et pendant longtemps les versions sur les faits se contredirent et se nourrirent les unes les autres pour finir par constituer une véritable légende. Contrairement à ce que l’on raconta les jours suivants, Hamid Chahine n’entra pas ce matin-là, qui était un dimanche, dans la maison des Khattar où l’attendait Simone, il ne l’emmena pas après avoir sommé sa dame de compagnie, sa cuisinière et même le sofragui noir de l’accompagner, et Chakib Khattar ne revint pas de la messe pour trouver la demeure vide et son personnel disparu en même temps que sa fille. Simone ne se laissa pas non plus, comme on le prétendit, enlever de l’église où elle aurait fait en sorte d’être enfermée, après le service religieux, feignant de rejoindre pour un instant le curé dans la sacristie avant de se cacher dans les arcanes de Saint-Michel, dans les salons de réception, les chambres qui sentent l’encens, les garde-robes où sont rangées les chasubles et les robes mauves, dorées, ou noires, ressortant une fois tout le monde parti et la porte refermée dans un grand écho sec, attendant ensuite Hamid derrière l’iconostase. Cela ne se passa pas ainsi, même si les histoires de ce genre allaient encore longtemps courir et faire pétiller les conversations. Le plus vraisemblable est qu’au moment où ses parents et sa nourrice partirent, à pied – Saint-Michel n’étant qu’à une rue de chez les Khattar –, Simone, qui avait déposé la veille deux valises devant le portail du jardin, à charge pour Hamid ou un de ses amis de venir les récupérer, sortit dans une robe très sobre comme si elle allait à la communion. Mais au lieu de prendre comme tout le monde par la rue principale, elle tourna à gauche et remonta la traverse des villas à l’extrémité de laquelle, en ce dimanche tranquille, elle put sans être vue monter dans la petite automobile que Hamid avait empruntée au fils Smaïra.

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