Extraits

Une fureur incontrôlée monte en moi et je l’assouvis en composant le numéro de portable d’Annie. Sa voix doucereuse m’invite à laisser un message.

Il est glacial : « Ici Charlotte Russo. Je sais que vous avez une liaison avec mon mari. Si vous n’y mettez pas un terme immédiatement, je préviens votre époux. »

Je raccroche.

Je ne me sens pas mieux. Le cabinet regorge peut-être d’autres preuves. Je n’ai fouillé ni les placards ni la bibliothèque. Encore moins la salle de bain, et la salle d’attente. Tant pis.

Je tâtonne sur le site d’Orange jusqu’à découvrir les relevés des douze mois précédents. Page après page les numéros défilent. Celui d’Annie apparaît depuis décembre, avec une croissance exponentielle ces deux derniers mois. Je les ai surpris en plein boum.

Une autre que moi aurait ressassé ces informations, téléphoné à une copine, ou tout simplement pris le temps d’échafauder une stratégie. Pas moi. Je saisis mon portable et j’appelle Marc, sachant pertinemment que je vais le déranger en pleine consultation dans la maison de convalescence où il travaille deux après-midis par semaine.

Mon client est un anglais pinailleur et irascible qui s’est mis à dos tous ses voisins et conteste chaque assemblée générale. Inutile de dire que je n’ai pas la tête à ses problèmes de co-propriété. Je traduis ses propos machinalement ainsi que les réponses de Maître Lecarré dont je sens le regard perplexe s’attarder sur moi. Je tente de me reprendre, de redonner de l’allant à ma prestation, de re-créer nos habituels apartés.

Mais le coeur n’y est pas.

C’est un bel homme mon mari, il le sait et il fait tout pour. Crèmes hydratantes, antirides et soins capillaires, il a la panoplie. Son capital beauté il l’entretient. D’où ses séances quotidiennes de natation, alors que me suffisent quelques promenades et surtout beaucoup de bonnes intentions.

Car Rémi n’est pas enchanté. Son amour pour Victoire est passionné, exclusif et étouffant. Il ne tolère aucun compromis. Interdiction formelle à la gastronomie et aux copines d’empiéter sur leur temps à deux. À peine accepte-t-il de la partager avec leurs enfants, à condition qu’ils modèrent leurs exigences. Toute activité chronophage est censurée.

Ouvrir un restaurant, tel est le fantasme de Victoire. Passer du statut de cuisinière amateur à celui de professionnelle reconnue. Elle rêve de cuisines avec îlots centraux, de hottes aspirantes, de pianos de cuisson personnalisés, de légumes anciens, d’épices rares, de saveurs troublantes.

Mon portable sonne. Je réponds en aboyant, pensant à Marc.

C’est Rémi, le mari de Vctoire, spécialiste en implants capillaires qui ont fait sa fortune et passionné de brocante. Dans les dîners dès qu’il embraye sur les guéridons Louis XVI ou la porcelaine de Messen, c’est sauve-qui-peut parmi les copains.

Elle avait raison.

En changeant la cartouche de mon imprimante et même en m’éclaboussant d’encre noire je reste calme. Idem lorsque j’imprime mon dossier et le range dans la pochette bleue cartonnée où sont imprimés mes nom et coordonnées « Charlotte Russo, traductrice assermentée au Tribunal de Grasse, 23 Avenue des Mûriers… » Ainsi qu’en troquant ma robe tachée d’encre contre un tailleur gris perle que je peine à boutonner.

Un énorme camion qui occupe toute la chaussée, hayon et monte-charge déployés, et bloque l’accès à ma maison, soixante-neuf mètres plus haut.

— Allez-y, dis-je au déménageur qui promet avoir remballé dans dix minutes. Je ne suis pas pressée.

Mon prochain rendez-vous est dans cent onze minutes. Je dois imprimer mon dossier. Trente-sept pages recto verso. Quatre minutes vingt secondes.

J’ai le temps. Je peux patienter dix minutes. Aucun problème.

Mon mari est psy.

Un très bon psy, d’après ceux qui le fréquentent.

Quentin, Mathilde, Simon, Elise, Bastien, Arielle. Il les a tous guéris.

Aucune réclamation dans un domaine où le patient est capricieux, en plus d’être roi.

Le SAV marche à fond. À toute heure il répond aux appels, écoute, panse les blessures de l’âme.

Il est si sympathique.

Et bel homme, en plus.