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" 10 JUIN 1984
LENDL BAT McENROE
3-6 2-6 6-4 7-5 7-5
- Pourquoi les gens ils applaudissent le méchant ?
A cette question, Hélène ne sait pas quoi répondre. La dernière cigarette empâte encore sa bouche. Son fils parle de John pour la première fois. L'appelle le méchant. Elle se retient de détailler l'ensemble des évidences qui s'imposent à ses yeux, ne répond rien, c'est plus simple ; elle laisse McEnroe se cambrer et frapper un service décroisé, ça devrait suffire. Quatre foulées, il est au filet. A cet instant précis, l'allégement des pieds juste avant la volée, à cet instant précis si les échanges n'étaient pas aussi rapides, elle pourrait demander à son fils s'il ne remarque pas la manière quasi sensuelle qu'a le futur vainqueur de caresser les balles, la vitesse vertigineuse à laquelle il les propulse hors de portée de son adversaire. Pas le temps, le temps pour rien, le temps pour rien de rationnel. 40-0. Point gagné, un de plus, seul l'arbitre s'exprime dans la pièce, énonce l'inéluctable avancée de l'Américain vers la victoire. Déjà il se prépare pour l'ultime service du jeu. Un gros plan : l'avant-bras d'Hélène tressaille, elle baisse les paupières pour ne plus apercevoir la silhouette qui avive ses regrets. Même à l'abri de cette obscurité temporaire, elle pourrait décrire à son fils la souplesse des muscles de John, leur dureté au toucher sous l'apparence lisse de la peau. Le bruit des balles, de l'arbitrage et des applaudissements lui cause comme un étourdissement. Elle libère ses pupilles : Julien, la télévision, la main de Lendl en gros plan, qui s'arrache les cils. Elle se reprend. Une mère célibataire de vingt-quatre ans ne révèle pas à son fils l'effet que produisent sur elle les muscles d'un tennisman, fût-il le meilleur joueur du monde.
- Moi, j'aime mieux l'autre. Ça n'a rien de bouleversant comme constat. C'était même prévisible. La phrase banale d'un gamin de cinq ans, dans le salon familial, auquel sa mère propose pour la première fois de suivre un match de tennis. Deux sets à zéro en faveur de McEnroe, c'est le temps qu'il a fallu à Hélène pour se décider à allumer la télévision. L'année dernière, Julien faisait la sieste, John ne s'était pas qualifié pour la finale : comme cinquante millions de Français, elle avait encouragé Yannick Noah, s'était sentie presque normale. Cette fois, un peu plus d'une heure à hésiter, à espérer que le match serait terminé quand elle appuierait sur le bouton. Elle aurait aperçu l'Américain bras levés avec la coupe, l'image aurait suffi ; en prime, la satisfaction d'avoir renoncé à la contemplation du corps du héros en mouvement pendant trois sets entiers ; à la jouissance ambiguë de ce spectacle.
Vers 16 h 30, elle n'a plus supporté de ne pas savoir ; aider son fils à coller des gommettes dans un cahier d'école ne suffisait plus à monopoliser son attention. On regarde du tennis, pour changer ? Elle n'a pas attendu la réponse. Le match n'était pas terminé, il restait trois ou quatre jeux, comme si John, à quelques centaines de kilomètres, avait aligné l'exécution du Tchécoslovaque sur ses tergiversations. Encore une fois, tout concordait.
- Tu ne trouves pas que McEnroe joue mieux ?
- McEnroe, c'est le méchant avec la rayure noire sur la chemise ? Je ne l'aime pas."
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